Page images
PDF
EPUB

TROISIÈME PARTIE.

LE SCEPTICISME DES ANCIENS.

$ XII. Les QUESTIONS ACADÉMIQUES de Cicéron. Son premier argument en faveur du scepticisme. L'exemple des plus célèbres philosophes.

Lnemen

e SCEPTICISME, ou le désespoir de toute vérité, est certainement la conséquence la plus affreuse et la plus funeste de l'ignorance ou de la négation du dogme de la création ; mais, en même temps, il en est la conséquence la plus logique. Pour s'en convaincre on n'a qu'à lire le second livre des Questions académiques de Cicéron, le traité le plus complet qui nous reste de la raison philosophique ancienne en faveur du scepticisme.

Ce n'est pas seulement par des passages isolés, par des mots échappés à sa plume dans un moment de mauvaise humeur, que le philosophe romain s'est révélé au monde philosophique comme le sceptique le plus achevé de toute l'antiquité : c'est avec une volonté réfléchie, arrêtée, c'est avec toute la force de son intelligence, de son âme et de sa parole, qu'il a, dans ce livre, démoli, l'une après l'autre, toutes les raisons, tous les indices, tous les critérium de la certitude, et établi que l'homme ne peut s'assurer de rien, et que le doute universel est sa condition inévitable, son état naturel.

Les principaux personnages de ce triste dialogue sont Lucullus et Cicéron lui-même, disputant en présence de Catulus et d'Hortensius sur la certitude; et le premier, Lucullus, soutenant le dogmatisme du Portique ou des stoïciens; le second, Cicéron, défendant l'Epochen de l'Académie, ou la suspension de tout consentement aux perceptions reçues.

Rien n'est donc plus propre à faire sentir toujours davantage l'importance du dogme de la création que cette discussion où la raison philosophique ancienne, pour avoir ignoré ou nié la véritable origine de l'homme et sa création par Dieu, a été amenée à établir, comme dernier mot de toute sa science, le scepticisme, ou l'impossibilité où est l'homme d'atteindre la vérité.

Nous ne donnerons ici qu'un petit résumé de cette fameuse dispute, en en traduisant, moins d'après la lettre que d'après l'esprit, les plus saillants morceaux; en les coordonnant ensemble, et en y ajoutant quelques remarques propres à constater cette sombre et lamentable vérité : Qu'en niant la création de l'homme, telle que nous l'apprennent les Livres saints, on ne peut s'empêcher de tomber dans le plus affreux scepticisme, et, après avoir tout nié, se nier soi-même.

Afin qu'il n'y eût pas de doute sur le point principal de la question, Lucullus avait dit : « Toute la doctrine des académiciens se résume dans cette conclusion: Des choses que nous croyons voir certainement, les unes sont vraies, les autres sont fausses. Or ce qui est faux ne peut pas être évidemment aperçu. Donc l'évidence de ce qui est faux est fausse elle-même, et cependant bien des fois elle nous paraît vraie. Au contraire, l'évidence des choses vraies est vraie elle-même; mais bien des fois elle nous paraît fausse, et il n'y a pas moyen de distinguer la fausse évidence des choses fausses de la vraie évidence des choses vraies. Dès lors on ne peut être certain ni de ce qui est vrai ni de ce qui est faux, et, par conséquent, on doit conclure qu'on ne perçoit rien d'une manière assurée, et qu'on ne peut être certain de rien; Composita ea conclusio sic est: Eorum quæ videntur, alia vera sunt, alia falsa : et, quod falsum est, id percipi non potest: quod autem verum visum est, id omne tale est, ut ejusdemmodi falsum etiam possit videri. Et, quæ visa sint ejusmodi, ut in iis nihil intersit, non posse accidere, ut eorum alia percipi possint, alia non possint. Nullum igitur est visum, quod percipi possit (Cap. XIII). »

« Eh bien ! reprend Cicéron, c'est cela même; toute la controverse est là. Je dois donc vous démontrer qu'effectivement l'homme est dans une telle condition qu'il ne peut rien percevoir d'une manière qui soit certainement conforme à la vérité; Nitamur igitur, nihil posse percipi; etenim de eo omnis est controversia (Cap. XXI). ›

[ocr errors]

La question ainsi posée, Cicéron commence à démontrer sa these par l'exemple des plus illustres philosophes, qui, selon lui, n'ont été que de véritables sceptiques, ou des hommes désespérant que l'homme puisse jamais saisir, d'une manière certaine, la vérité.

« Je pourrais d'abord, dit-il, vous citer Démocrite. Est-il quelqu'un qu'on puisse comparer à ce philosophe par l'élévation de son esprit, aussi bien que par la grandeur de son cœur ? Et cependant il a osé commencer par ces mots sa dispute sur la certitude: « J'affirme, de toutes les choses, qu'elles sont << toutes incertaines. » Vous le voyez donc : Démocrite n'excepte rien de son arrêt sur l'incertitude de l'esprit humain ; car celui qui dit tout, n'excepte rien. Et remarquez bien que nous autres académiciens, en niant la certitude subjective, nous admettons l'objective; car nous admettons qu'il y a beaucoup de choses vraies, seulement nous disons que l'homme n'a pas le moyen de les distinguer de celles qui sont fausses. Tandis que Démocrite, moins réservé et plus tranchant que nous, déclare que la vérité n'existe nulle part, et que rien absolument n'est vrai. Quid loquar de Democrito? Quem cum eo conferre possumus non modo ingenii magnitudine, sed etiam animi? qui ita sit ausus ordiri: HÆC LOQUOR DE UNIVERSIS. Nihil excipit, de quo non profiteatur. Quid enim esse potest extra universa?... Atque is non modo hoc dicit quod nos, qui veri esse aliquid non negamus, percipi posse, negamus : ille verum plane esse negat (Cap. XXIII). »

« Métrodore de Chio, au commencement de son livre sur la Nature, dit : « Je nie que nous sachions si nous savons quelque chose ou si nous ne savons rien; que nous sachions même ce que c'est que savoir ou ne savoir pas ; enfin, que nous sachions s'il existe quelque chose ou s'il n'existe rien; Chius Metrodorus initio libri, qui est DE NATURA: « Nego, inquit, scire nos, sciamusne aliquid, an nihil sciamus, ne id ipsum quidem nescire, aut scire, nec omnino: sit ne aliquid, aut nihil sit. (Ibid.) »

>> Vous disiez tout à l'heure qu'Empédocle vous paraît un fou; mais je trouve qu'il parle d'une manière admirable, et tout à fait digne du sujet qu'il traite. Et est-il juste, de votre part, de l'accuser de nous rendre aveugles, de nous priver tout à fait de nos sens, parce qu'il a seulement dit que la force des sens n'est pas trop grande pour juger les objets qui leur sont soumis? Furere tibi Empedocles videtur; at mihi dignissimus iis, de quibus loquitur, sonum fundere. Num ergo is excæcat nos, aut orbat sensibus, si parum magnam vim cen

set his esse ad ea quæ sub eos subjecta sunt judicanda? « Parménides et Xénocrate se mettent en colère, et taxent d'arrogance tous ceux qui, en sachant trop bien qu'on ne peut rien savoir avec certitude, osent soutenir qu'ils savent la moindre chose; Parmenides, Xenocrates, quasi irati, increpant arrogantiam eorum qui, cum sciri nihil possit, audeant se scire dicere.

a

« Vous prétendez qu'on doit excepter Socrate et Platon du catalogue des philosophes sceptiques. Et pourquoi? Ab his aiebas removendum Socratem et Platonem, Cur? Vous voulez donc m'apprendre à moi ce qu'ont vraiment pensé Socrate et Platon, à moi qui ai, en quelque sorte, passé avec eux toute ma vie, et dont par conséquent j'ai, plus que tout autre, le droit de parler? An de ullis certius possum dicere? Vixisse cum his equidem videor.

«Or, je connais une multitude de discours de Socrate desquels il résulte, d'une manière à exclure toute espèce de doute, que son opinion, à lui, était qu'on ne peut rien savoir avec certitude. Il n'excepte de cet axiome qu'une seule chose, c'est qu'il savait certainement qu'il ne savait rien, et voilà tout; Ita multi sermones perscripti sunt,e quibus dubitari non possit quin Socrati nihil sit visum sciri posse. Excepit unum tantum: scire se nihil scire; nihil amplius.

« Que dire de Platon ? N'a-t-il pas suivi cette même doctrine de l'ignorance socratique, ainsi qu'on peut s'en convaincre par la multitude des livres où il l'a établie et développée? Auraitil tant écrit en faveur de cette doctrine, s'il ne l'eût approuvée? A moins qu'on ne veuille penser que Platon ait toujours voulu se moquer de Socrate, et parler ironiquement ce qu'aucune raison ne peut faire supposer. Quid dicam de Platone? Qui certe tam multis libris hæc persecutus non esset, nisi probavisset. Ironiam enim alterius, perpetuam præsertim, nulla fuit ratio persequendi.

« Quant aux Cyrénaïques, ces philosophes qui ne sont pas du tout à mépriser, pouvez-vous nier qu'ils ont professé le même système? Car, vous le savez bien; ils affirment que nous n'avons aucun moyen de nous assurer de ce qui est en dehors de nous; que nous ne sommes certains que de ce que le sens intime nous atteste touchant les faits intérieurs qui se passent en nous

mêmes, des impressions agréables ou douloureuses que nous éprouvons; mais que la cause qui les produit nous est entièrement inconnue. En sorte que nous ne pouvons pas dire: Cet objet a cette couleur, cet autre a ce son. Ce que nous pouvons dire est que nos yeux sont affectés d'une telle couleur, nos oreilles d'un tel son; Quid Cyrenaici videntur, minime contempti philosophi? Qui negant esse quidquam quod percipi possit extrinsecus; ea se sola percipere quæ tactu intimo sentiant, ut dolorem et voluptatem: neque se quo quid colore aut quo sono sit scire, sed tantum sentire et affici se quodam modo.

[ocr errors]

Or, une fois terminé ce triste catalogue de sceptiques où ne manque aucun des princes de la philosophie ancienne, Cicéron s'écrie: « Est-il possible qu'un si grand nombre d'illustres philosophes, d'esprits élevés, et désirant sincèrement atteindre la vérité, aient osé soutenir une pareille doctrine, si leur propre expérience ne leur eût appris que l'homme, livré à lui-même, ne peut être certain de rien? Et si ces grands hommes, par leurs études, par leurs recherches et pendant tant de siècles, n'ont appris que cela, il est absurde, il est téméraire de penser, ainsi que je t'en convaincrai tout à l'heure, que dans l'avenir on pourra jamais trouver rien de mieux ni de plus assuré; Satis multa de auctoritatibus... Num putarem post illos veteres, tot seculis, potuisse, tot ingeniis, tantisque studiis quærentibus inveniri? Quid inventus sit paulo post videro, te ipso quidem judice.

[ocr errors]

§ XIII. Deuxième argument de la raison philosophique ancienne, en faveur du scepticisme : L'impossibilité où est l'homme de s'assurer de la fidélité du témoignage des sens.

Mais, après avoir ainsi établi le scepticisme par l'autorité, voici comment Cicéron continue à l'affermir par le raisonnement :

Les stoïciens anciens établissaient le dogmatisme sur ce principe: Que la perception claire et distincte est celle qui résulte si exactement de la chose perçue, qu'elle ne peut être produite par une autre chose, et que, par cela même, elle est un signe certain de la vérité; Visum est impressum, effectumque ex eo unde esset, quale esse non posset ex eo unde non esset. Cette définition de Zénon, disaient encore les stoïciens, est de

« PreviousContinue »