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fessant de pareilles doctrines a bien pu pratiquer une pareille morale.

Il paraît que cet horrible excès était devenu une espèce d'amusement qu'on se donnait en public avec un dévergondage affreux, et qu'on s'y livrait avec la même indifférence et le même attrait qu'aujourd'hui on goûte le dessert et boit le café après le dîner; car on lit de Pausanias ce qui suit: Hic, puer, STUPRUM ab Attalo passus fuerat, qui eum ebrius postea tamquam vile scortum LIBIDINI CONVIVARUM SUBJECIT. (Quint. CURT., lib. I, c. Iv.)

On connaît ce couplet de M. de Saint-Évremond:

L'indulgente et sage nature

A formé l'âme de Ninon
De la volupté d'Épicure
Et de la vertu de Caton.

Mais on n'a pas fait attention que le poëte philosophe, en peignant dans ces vers, l'une des plus fameuses courtisanes du dix-septième siècle, a peint aussi an naturel la morale des anciens. Cette morale n'était au fond qu'un vernis de vertu, telle que la vertu de Caton, s'alliant trop bien avec tous les excès de la doctrine voluptueuse d'Epicure. Le vertueux et sévère Caton, à en croire Horace son panégyriste, indépendamment de ses autres amusements encore plus sales, ne puisait sa vertu que dans le vin; Narratur et magni Catonis sæpe mero caluisse virtus. C'est-à-dire que ce saint de la philosophie n'était tout bonnement qu'un ivrogne, dont les degrés de vertu se cotaient par le nombre des verres de falerne.

Le stoïcisme, dont on a fait tant d'éloges, n'était pas une discipline de vertus; c'était l'art d'affecter la vertu tout en se livrant aux vices les plus honteux ; c'était l'art de vivre dans la volupté sans trop compromettre la réputation et la vie, ou de faire bonne chère en même temps et par les plaisirs sensuels et par les jouissances de l'orgueil. C'était l'art d'étouffer, d'éteindre tout instinct humain, tout sentiment naturel, pour y substituer une nature tout artificielle, et trahissant le moins possible les douleurs ou les satisfactions de l'âme par les traits du corps. Cette prétendue vertu s'alliait donc très-bien avec le libertinage le plus cynique, avec la crapule la plus dévergondée,

avec la plus sale avarice, avec l'ambition la plus effrénée, avec la cruauté la plus atroce. Témoin les vomitoires et ces milliers d'esclaves des deux sexes servant au plaisir du maître et de ses enfants, et qui se trouvaient dans les riches hôtels même des philosophes. Témoin le stoïcien Sénèque, ne songeant qu'à amasser des trésors par l'usure et par le vol. Témoin le vertueux Plutarque, faisant battre ses esclaves sous ses yeux, pour se donner le spectacle amusant de leurs plaies, de leurs convulsions et de leurs douleurs. Témoin le grand Caton lui-même, ordonnant à un de ses esclaves de se tuer en sa présence, pour voir comment il devait s'y prendre pour se tuer lui-même, et comment il serait tombé en se tuant.

Les anciens Romains avaient de la vraie vertu, ceux-là. Mais c'est parce que les traditions primitives sur l'unité de Dieu, sur la loi naturelle, sur l'indissolubilité du mariage, s'étaient conservées presque intactes chez eux comme chez les Germains. Dans tous les cas, tous ces grands hommes, qui donnaient au peuple les exemples de toutes les vertus morales, ne furent jamais philosophes. Mais depuis que, par la conquête de la Grèce, les doctrines et les mœurs des Grecs ayant fait irruption dans Rome, y ruinèrent successivement les croyances et les mœurs anciennes, la vertu n'y devint qu'un nom vain, même pour les philosophes. Ce mot n'exprima tout au plus que des efforts pour se donner une force toute matérielle, toute factice, pour maîtriser les mouvements du corps, et non pas une force morale pour dompter les passions de l'âme.

§ X. Éloges qu'on a faits de cette morale de la philosophie païenne. Passage de Plutarque qui la confirme.

Or, d'après de pareils aveux que les philosophes eux-mêmes nous ont faits de leur morale, ne faut-il pas avoir abjuré tout sentiment chrétien et même tout reste de pudeur, pour venir nous vanter la morale de Socrate et de Cicéron comme une morale saine, pure, pouvant former l'homme et le citoyen, et servir de fondement à la morale de l'Evangile? Cependant c'est cela qu'on a fait naguère sans craindre la reprobation publique, et même aux applaudissements d'un certain monde tout à fait philosophique.

Voici ce qu'on lit dans une feuille périodique qui, d'ailleurs, ne manque pas d'esprit, ni de cette dignité et de ce respect que des écrivains sérieux se doivent à eux-mêmes :

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Quelle est donc l'illusion de ces réformateurs, et quelle idée « se font-ils des livres qu'ils proscrivent et de ceux qu'ils re<< commandent? Veut-on dire que les grands écrivains de Rome « et de la Grèce aient enseigné des doctrines immorales, con« traires à la doctrine évangélique ? Chacun pourrait répondre « que Socrate et Zénon, Cicéron et Sénèque ont professé les principes de la plus saine et de la plus pure morale. Entre • cette morale, à laquelle on donne le nom de païenne, et la « morale chrétienne, entre la morale de Socrate et la morale « de l'Évangile, quelle est donc la différence essentielle et caractéristique ?

« La morale de Socrate est la morale humaine par excel«<lence, la morale de ce monde et de cette vie; la morale de « l'Évangile est la morale surhumaine, la morale de l'autre « monde et de l'autre vie. L'une a pour but la vertu laïque, << l'autre la perfection mystique ; l'une fait des hommes, l'autre a fait des saints. Or, est-il écrit que tous les hommes sont << vases de l'élection? Sommes-nous tous prédestinés à vivre en « odeur de sainteté? Non, c'est l'Évangile qui le dit : «< Beau<< coup d'appelés, peu d'élus. » La conséquence à tirer de là, «< c'est que l'éducation commune a pour base nécessaire la « morale commune et naturelle. Aux laïques, les devoirs et les << vertus laïques; aux mystiques, les devoirs et les vertus mystiques.

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Voulons-nous dire pour cela que l'étude et la méditation « des Pères et des docteurs de la foi ne doivent pas faire partie « de l'éducation publique? Telle n'est pas notre pensée. Loin « de là, nous croyons que la morale épurée de l'Évangile est le « couronnement et la sanction de la morale naturelle. Les ver« tus transcendantes qu'elle enseigne et qu'elle respire, la cha« rité, la patience, la résignation, l'humilité, sont, en quelque « sorte, l'idéal et la fleur d'une vie chrétienne. Malheureuse«ment cet idéal et cette fleur ne sont pas à la portée de tous. « Il faut avoir le nécessaire avant d'avoir le superflu, tout « précieux et désirable qu'il soit. Les vertus qui font l'homme, ⚫ les vertus qui sont le pain quotidien de cette vie, sont la con

adition première et le fondement des vertus plus difficiles et « plus escarpées, qui sont l'apanage du vrai chrétien et le fro⚫ment des élus : Aux forts le pain des forts (Journal des « DÉBATS, 30 avril 1852).

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En vérité, en lisant ce passage, on se sentirait monter le rouge au front, si un sentiment de pitié ne prévalait pour la légèreté de celui qui a laissé tomber des assertions pareilles dans un journal où l'on aurait eu le droit de ne pas les trouver. Ce qui est certain, c'est que cet écrivain paraît ignorer également et la morale des philosophes et celle de l'Évangile.

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D'accord avec cette remarque, on n'entendra pas sans intérêt le cri d'une noble indignation échappé à une âme profondément honnête parce qu'elle est profondément chrétienne, à la lecture des modernes apologistes de la morale des anciens philosophes : « Il ne faut pas nous y tromper, dit M. de < Champagny, les apologies bientôt ne manqueront pas plus « pour la politique de l'antiquité et pour ses mœurs que les panégyriques ne manquent pour sa théologie ou son estétique. « Un des plus tristes et des plus dépravés écrivains de notre ⚫ temps, parmi ceux qui ont écrit autre chose que des romans, « a bien laissé tomber des paroles de louanges sur un Antinous! Des vices que non-seulement la religion et la morale, « mais un reste d'honnêteté populaire, profondément enracinée dans la population, du reste, corrompue de nos grandes villes, repousse encore avec énergie et avec dégoût; ces vices « commencent à trouver des apologistes chez les écrivains. En effet, je n'ai pas besoin de le dire, mais il faut rappeler combien ce désordre tenait immédiatement à ce système d'estétique et de théologie charnelle qu'on nous vante. Socrate pas ⚫ plus que Platon, Virgile pas plus que Cicéron, pas un philosophe, pas un sage, pas un grand homme n'y a échappé. Ils « s'en glorifient : Platon dans son Banquet en donne la théorie; Sparte, Thèbes, presque tous les États les font entrer dans leur politique; et le naïf Plutarque, le bon Plutarque, l'honnête Plutarque, comme il est convenu de l'appeler, écrivant « sur l'éducation des enfants, ajoute ces paroles qui font frémir, et qui me semblent au-dessus de tout le reste : « Sur ce « qui me reste à dire, je suis fort embarrassé; je suis comme ⚫ dans une balance qu'un léger poids fait pencher vers la

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<< droite ou vers la gauche. Quand je vois, en effet, des pères << de famille aussi durs, ne croyant qu'à eux-mêmes, qui << tiennent à injure de telles relations et prétendent en préser« ver leurs enfants, alors je n'ose, en vérité, conseiller ce qu'ils « désapprouvent si fort; mais quand je vois, d'un autre côté, « SOCRATE, PLATON, XENOPHON, ESCHINE, CÉBÈS, et tout le «< chœur de ces sages qui ont approuvé ces mœurs et n'en ont « pas moins conduit les jeunes gens à la sagesse, à la vie politi« que, à la vertu, je deviens tout autre ; je cède au désir d'i<< miter tant de grands hommes. » « Je demande pardon, ajoute « M. de Champagny, au lecteur de cette citation: il faut pour« tant montrer quelquefois, dans sa nudité, ce honteux enivre« ment de la nature humaine, qu'on prétend nous donner pour « le comble du génie et de la raison (CORRESPONDANT, 10 no«vembre 1850, p. 133, 134). »

§ XI. Remarques sur ce passage de Plutarque. Tableau que saint Paul a fait de la vie des anciens philosophes. Stupidilé sacrilége de les louer sous le rapport de la morale.

Le passage de Plutarque qu'on vient de lire donne lieu à deux remarques : la première est que, de l'aveu même de Plutarque, le désordre en question, que Socrate, Platon, Xénophon et Plutarque lui-même justifiaient par leurs doctrines et autorisaient par leur conduite comme une chose tout à fait permise ou indifférente, était fort désapprouvé, était regardé avec horreur et dégoût par les pères de famille, qui voulaient à tout prix en préserver leurs enfants, comme d'une injure, d'une tache, d'une honte qu'il aurait laissée dans leur vie. Voici donc une nouvelle preuve que le peuple, jusqu'au temps même de Plutarque, avait, mieux que les philosophes, conservé les instincts de la pudeur et les idées et les sentiments de la loi naturelle; et que la destruction entière de ces instincts, de ces sentiments et de ces idées n'a été que l'œuvre infernale du libertinage philosophique tout comme il est prouvé aussi que le peuple avait, mieux que les philosophes, conservé les notions des plus importantes vérités, des vérités primitives, propagées et perpétuées par la tradition, et que c'est le philosophisme qui a travaillé à démolir ces mêmes vérités dans l'esprit des masses, en leur prêchant

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