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gré. Cependant ce fut alors, à ce qu'on peut conjecturer, que prirent naiffance. les Poëtes qui écrivirent en Roman c'eft-à-dire en Langue Romaine corrompue, qui étoit devenue la feule langue vulgaire. Ils fe firent davantage connoître dans le douzième fiècle fous les noms de Trouverres ou Troubadours, Conteours, Chanterres & Jongleours. Les Trouverres ou Conteours étoient les vrais Poëtes; ils inventoient les fujets, & les mettoient en rimes. Les Chanterres & Jongleours ne faifoient que chan ter les Poëfies fur leurs inftrumens. On, les appelloit auffi Méneftrels.

Les origines de toutes chofes nous font prefque toujours cachées, & c'eft un affez agréable fpectacle perdu pour notre curiofité: mais heureufement nous retrouvons ici une origine de la Poëfie à peu-près telle qu'elle a dû être chez les plus anciens Grecs. La Nature feule faifoit ces Poëtes dont nous parlons, & l'art ni l'étude ne lui en pouvoient difputer l'honneur. A l'égard des Trouverres, les Grecs ni les Latins n'avoient jamais été; perfonne, fans exception, n'entendoit le Grec; il n'y avoit que quelques Eccléfiaftiques qui entendiffent le Latin; & les Gens ha

biles favoient par tradition qu'il y avoit eu des Anciens. Auffi leurs Ouvrages étoient-ils fans règles, fans élévation, fans jufteffe; en récompenfe, on y trouvoit une fimplicité qui fe rend fon Lecteur favorable, une naïveté qui fait rire fans paroître trop ridicule, & quelquefois des traits de génie imprévus & affez agréables.

Le chant a fait naître la Poëfie, ou l'a du moins accompagnée dans fa naissance: tous les Vers de Trouverres ont été faits pour être chantés. Quelquefois, durant le repas d'un Prince, on voyoit arriver un Trouverre inconnu avec fes Méneftrels ou Jongleours, & il leur faifoit chanter fur leurs harpes ou vielles les Vers qu'il avoit compofés. Ceux qui faifoient les fons auffi bien que les mots, étoient les plus eftimés. On dit qu'encore aujourd'hui en Perfe les Poëtes n'ont point d'autre fonction que d'aller par les cabarets, comme nos Vielleurs, divertir ceux qui veulent bien qu'il leur en coûte quelque chofe.

Parmi les anciens Trouverres, fi femblables à des Vielleurs, il s'en trouve un grand nombre qui portent de fi beaux noms, qu'il n'y a point aujourd'hui de grand Seigneur qui ne fût bien heureux

d'en defcendre. Tel qui par les partages de fa famille n'avoit que la moitié ou le quart d'un vieux Château, bien feigneurial, alloit quelque temps courir le monde en rimant, & revenoit acquérir le refte du Château.

On les payoit en armes, draps & chevaux; &, pour ne rien déguifer, on leur donnoit auffi de l'argent : mais pour rendre les récompenfes des Gens de qualité plus honnêtes & plus dignes d'eux, les Princeffes & les plus grandes Dames y joignoient fouvent leurs faveurs. Elles étoient fort foibles contre les beaux

Efprits. Si l'on eft étonné que dans une Nation telle que la Françoife, qui avoit toujours méprifé les Lettres, & qui n'eft pas même encore bien revenue de cette espèce de barbarie, des Gentilshommes & de grands Seigneurs s'amufaffent à faire des Vers; je ne puis répondre autre chofe, finon que ces Vers - là se faifoient fans étude & fans science, & que par conféquent ils ne déshonoroient pas la Nobleffe. Je ne ferois pas fi bien connoître ces Poëtes par tout ce que je pourrois dire d'eux, que par quelques morceaux de leurs Ouvrages, que j'ai cru que l'on me permettroit de rapporter ici. Peut-être que je fortirai un peu

des bornes de l'Hiftoire du Théâtre ; mais j'espère qu'une matière affez agréable par elle-même, & affez peu traitée, me feroit obtenir ma grace des plus févères Lecteurs.

Voici deux petits fragmens affez bons de Chriftien de Troies.

Puifque vos plaift, or m'efcoutés,
Cuer & oreilles me preftés,
Car parolle ouïe eft perdue,
S'elle n'eft de cuer entendue.
Qu'as oreilles vient la parole,
Ainfi comme le vent qui vole,
Més ni arrefte ne demore;

Ains s'en part en molt petit d'ore,
Se li cuer n'eft fi éveillé
Qu'al prendre foit appareillé.
Et qu'il la puiffe en fon venir
Prendre & enclorre & retenir.

Et celui-ci :

Car tiex à pauvre cuer & lafche,
Quand voit un preudhom qui entache
De fort foi tote une befogne,

Li cort fus, & fi jette fors

Le pauvre cuer qu'il a el cors,
Et fi li donne plainement

Cuer de preudhomme & hardement.

Hebert, dans le Roman des Sept Sages,

A

a dit une chofe digne du plus habile
d'entr'eux,

Rien tant ne greve à Menteor,
A Larron, ne à Robeor,
N'a mauvais hom quiex qui foit,
Comme verités quand l'apperçoit,
Et verités eft la maçue

Qui tot le monde occit & tue.
Ceci de Thibault, Roi de Navarre,
n'est-il pas joli?

De bien aimer ne puet nus enfeigner,
Fors que li cuers qui done le talent,
Qui bien ame de fin cuer loyaument,
Cil en fçait plus, & moins s'en peut aidier.

Monseigneur Gaces Brulés, Chevalier, fort aimé de ce Roi de Navarre, peut paroître digne de fa faveur par cet échantillon de fa Poëfie.

voy

2

D'amors me plain & dis pourquoi
Car ceux qui la trahiffent
Souvent à leur joye venir?
Et gi fail par bonne foy:
Qu'Amours pot efaucier fa loy
Veut fes ennemis retenir,

De fens li vient fi com je croy,
Qu'a fiens ne puet elle faillir.

Ne plairoit-on pas encore aujour

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