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« Il faut toujours se nourrir, toujours se couvrir, toujours s'abriter, toujours communiquer, toujours échanger. Si on n'a que des vivres, si on n'a que des vêtements, si on n'a que des habitations, si on n'a que des véhicules, si on n'a que de l'or, on périt. Il faut donc prendre plusieurs biens dans l'inventaire général et les posséder simultanément. Non seulement ils sont utiles, c'est-à-dire nécessaires ou agréables, mais l'utilité de chacun serait nulle si elle n'était pas combinée avec l'utilité des autres. Ce besoin absolu de combiner en une seule plusieurs utilités ne fait cependant pas que l'utilité de chacun des biens simultanément possédé soit d'égale importance.

« Il y a au sein de cette utilité combinée des différences d'utilité, comme il y a au sein de la lumière des rayons différemment colorés. Les différences produisent des comparaisons, les comparaisons s'expriment par des nombres. Le nombre qui exprime la comparaison entre l'utilité d'un bien et l'utilité des autres biens, c'est la valeur. Comment chiffrer la valeur? Que valent les biens existants, que vaut l'inventaire général?

<«< Tant qu'on ne dit pas combien une longueur est multiple ou sous-multiple d'une autre longueur, il est impossible d'énoncer une longueur quelconque. De même, tant qu'on ne dit pas combien une valeur est multiple ou sous-multiple d'une autre valeur, il est impossible d'énoncer une valeur quelconque. Pour mesurer la plus grande longueur que l'homme puisse parcourir, la circonférence de la terre, on prend un tantième de cette circonférence (1), puis on énonce qu'elle équivaut à tant de fois la longueur de ce tantième. De même, pour mesurer la valeur de tous les biens existants, la valeur totale de l'inventaire général (1), il faut en prendre un tantième, puis énoncer qu'elle est égale à tant de fois la valeur de ce tantième..... (p. 13). La valeur de l'inventaire général est une grande unité dont toutes les unités particulières sont les portions. Toutes ces portions sont donc multiples ou sous-multiples en valeur les unes des autres et peuvent s'évaluer réciproquement. L'unité fer, l'unité sol cultivé, l'unité or, l'unité d'un bien quelconque peut évaluer toutes les autres unités et se faire évaluer par chacune d'elles.

« La valeur de chaque unité particulière est formée par deux

(1) C'est nous qui soulignons.

éléments d'abord le tantième, c'est-à-dire la quantité d'utilité qu'on reconnaît au bien dont l'unité fait partie, comparativement à la quantité d'utilité qu'on reconnaît aux autres biens; ensuite la masse, c'est-à-dire la quantité qui existe de ce même bien. La valeur des biens est, par conséquent, en raison directe des tantièmes et en raison inverse des masses. Chaque masse vaut un tantième de l'inventaire général, et chaque unité particulière vaut un sous-tantième de la masse à laquelle elle appartient. >>

L'auteur montre ensuite que les valeurs ne sont pas fixes, parce que les tantièmes varient. La théorie que M. Cernuschi expose dans ce passage, est très remarquable et nous croyons qu'en la creusant et développant ou complétant on pourrait en tirer un résultat définitif. M. Knies a connu cette théorie, mais il ne nous semble pas qu'il l'ait fait avancer.

Citons encore un passage qui est curieux parce que M. Cernuschi est à la tête des bimétallistes (p. 148): « Il y a aussi des pays où les deux métaux sont employés simultanément comme monnaies. Dans ces pays, pour établir deux monnaies, il a fallu fixer un rapport de valeur entre l'or et l'argent. Il a fallu établir qu'une unité de poids d'or vaut invariablement un certain nombre d'unités de poids d'argent. Tant que l'or et l'argent se maintiennent réellement dans le rapport de valeur qu'on a fixé, les deux monnaies circulent simultanément; mais s'il arrive que le rapport de valeur varie par une plus grande importation ou exportation de l'un ou de l'autre métal; alors, dans ce pays à double monnaie, on ne voit plus circuler que le métal déprécié, l'autre disparaît: on le démonétise, on le fond, on l'envoie au dehors, ou quelquefois par exception, le conserve dans l'attente d'une plus-value encore plus grande. Quand on en est là, personne ne fait plus frapper de monnaies avec le métal renchéri, à moins que la loi n'intervienne pour fixer un rapport différent entre la valeur de l'or et celle de l'argent. »

Ne croirait-on pas lire une réfutation du bimétaliisme?

Quelques mots en passant sur le bimétallisme. M. Knies, dans la deuxième édition de son ouvrage sur les monnaies (Geld, etc.), touche à cette question. Il examine d'abord les opinions émises par Wolowski qui était d'avis que le double étalon réduit les écarts dans les oscillations de la valeur entre

les deux métaux précieux. Wolowski ne pensait pas, comme les bimétallistes, M. Cernuschi en tête, que le gouvernement peut- et a le droit de fixer envers et contre tout (1) le rapport de valeur entre les deux métaux, mais seulement que la qualité libératoire possédée par les deux métaux permettrait de ramener à la moyenne la valeur du métal qui s'élève trop, en se servant exclusivement de l'autre, dont la valeur a baissé, cet emploi plus fréquent en ferait remonter la valeur. C'est, encore une fois, un moyen de réduire les écarts.

M. Knies ne croit pas que l'influence des gouvernements sur le rapport de valeur entre les deux métaux puisse être décisive, même s'ils étaient tous d'accord. La fixation légale ne lierait pratiquement que les créanciers et les débiteurs, bien qu'on ne sache pas ce qui autoriserait les États à favoriser un groupe de citoyens aux dépens de l'autre. Du reste, en ces matières, les gouvernements ne peuvent pas faire ce qu'ils veulent. Ils ne peuvent pas faire que la production de l'or et de l'argent conserve la proportion prévue ou plutôt prédestinée par les traités bimétallistiques, et ils ne peuvent empêcher le commerce de tenir plutôt compte de la nature des choses, que d'une loi irrationnelle. Viennent ensuite les perturbations, qui se produiraient dans les divers États et qui étendraient leurs liens, tels que le papier-monnaie, la pression des intérêts particuliers de certains États, les influences populaires, etc. En somme, s'il y avait des empêchements majeurs à l'adoption de l'étalon unique d'or, ce n'est pas, selon M. Knies, dans le double étalon, mais dans l'étalon unique d'argent que serait le remède (l'étalon, en effet, doit être unique) (2).

(1) Il se bornait à soutenir l'utilité du double étalon, sans songer à faire violence, il voulait persuader et non contraindre.

(2) L'Italie s'est occupée de bonne heure des monnaies, bien avant Adam Smith, ses publicistes avaient traité la question avec un certain succès. Plus récemment M. Messadaglia a fait paraitre une excellente monographie sous le nom de Moneta et M. Maffia Pantaleoni a exposé la question dans ses Principij di economia pura (Florence, Barbera, 1888), p. 269 et suiv. Ces deux savants se rangent parmi les plus distingués d'Italie.

CHAPITRE XXIII

LES BANQUES ET INSTITUTIONS DE CRÉDIT (1)

Les Institutions de crédit font le commerce du crédit, elles en achètent et en vendent. Il en est qui font tous les genres d'opérations qui se rattachent à ce commerce, mais la plupart se spécialisent et se consacrent de préférence à l'une ou l'autre des catégories d'affaires dans lesquelles le temps intervient comme élément caractéristique (v. la définition du crédit, p. 381). On a l'habitude de diviser le crédit en réel (foncier, sur gage, etc.) et personnel, division qui laisse à désirer parce qu'elle néglige les nuances; or c'est avec le crédit personnel qu'on classe les affaires de banque.

Avant la banque, il y eut le banquier, avant le banquier, le capitaliste. Ces deux derniers diffèrent entre eux sur un point important: le capitaliste ne travaille (ou à peu pres) qu'avec ses propres fonds, le banquier emploie surtout les fonds d'autrui. Il s'ensuit que le capitaliste est toujours créancier, le banquier à la fois créancier et débiteur, car il emprunte pour prêter. L'industrie des uns et des autres remonte à l'antiquité grecque et romaine, il y

(1) Nous avons classé le chapitre Crédit après le chapitre Capital, parce que le crédit fait le plus souvent passer le capital entre les mains qui sauront l'utiliser. De même nous rangeons le chapitre Banques après le chapitre Monnaies, parce que le billet de banque, les virements, chèques se substituent Souvent aux espèces et rendent le service de la monnaie, ils en sont pour ainsi dire le complément.

avait à Milet, Éphèse, Corinthe, Athènes des trapézites Тpaneita:, à Rome et ailleurs des argentarii et mensarii, les mots Тpane et mensa signifient table; le banc, dont on fait dériver banque, était primitivement une simple planche posée sur des supports et figurant un comptoir, une table. On a contesté cette étymologie, comme on le verra plus loin, mais peu importe; nous avons seulement voulu rappeler que l'industrie remonte très haut, qu'elle florissait déjà au temps de Thémistocle et qu'elle est arrivée jusqu'à nous, à travers les siècles, sans solution de continuité.

La grande variété des monnaies due à la multiplicité des petits États qui florissaient au cinquième siècle avant notre ère en Asie Mineure, en Grèce et les contrées adjacentes, a fait naître l'industrie des changeurs. Les premiers se sont assis derrière une petite table sur le marché avec quelques sébiles contenant des monnaies, ce sont les humbles ancêtres des fières banques d'Angleterre, de France et autres pays. Quand les petits changeurs furent devenus grands, ils eurent de solides voûtes bien cadenassées pour conserver leur trésor. Avec la fortune vint la confiance, et souvent on leur donna à garder des sommes d'argent. On rétribua d'abord ce service, puis les gardiens, loin de se faire rémunérer, payèrent eux-mêmes des intérêts aux propriétaires pour être autorisés à utiliser les dépôts, ils se déclaraient néanmoins prêts à le rembourser sur demande. On ne tarda pas à émettre des mandats de payement sousla forme de chèques ou de lettres de change (pour nous servir des termes modernes) et le procédé des virements de compte, ainsi que d'autres opérations qui nous semblent nées d'hier, était également familier aux banquiers de l'antique Grèce. Il y eut peut-être des essais d'associations de capitaux pour entreprendre des affaires de banque, mais ce n'est qu'à partir du moyen âge que nous voyons se

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