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d'une somme d'argent, de sorte qu'on trouvait très fort cet argument L'argent ne fait pas de petit c'est à Aristote (1) que cet argument remonte ! Et ce n'est qu'après des siècles que quelqu'un eut l'idée qu'avec ce stérile argent on pouvait cependant acheter des instruments productifs, des terres, des maisons... et personne n'objecte contre l'encaissement des loyers! Mais nous ne devons pas nous arrêter sur ce curieux mouvement des esprits; nous sautons d'un bond jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, à une époque où le prêt à intérêt fut considéré comme légitime dans le monde laïque et bientôt aussi par l'Église, et il ne s'agissait plus que de trouver des théories scientifiques. Une première théorie existait dès le premier jour où l'intérêt fut légitimé, cette première théorie consistait précisément dans les arguments mis en avant en sa faveur et que nous allons résumer en ces mots : le capital produisant un bénéfice à son propriétaire, ce dernier, en le prêtant ou louant, a naturellement droit à un loyer. On avait donc renversé cette fameuse et vieille doctrine de la stérilité de l'argent, et l'on avait montré qu'en transformant l'argent (Aristote avait déjà reconnu que l'argent n'était qu'un intermédiaire. Voy. ante, p. 59) il pouvait devenir fécond. Ce point acquis, les premiers économistes avaient à le démontrer et à le développer.

Commençons par Turgot qui, parmi les physiocrates, est presque le seul, mais un puissant champion du prêt à intérêt.

(1) Aristote partageait les préjugés de la Grèce, pays très civilisé sous plusieurs rapports, mais qui sous d'autres n'avait atteint ni l'Égypte ni l'Assyrie, ni peut-être la Chine. Voici un passage (J. off. du 23 juin 1886) extrait des comptes rendus de l'Académie des inscriptions, qui montre que l'intérêt du capital était connu en Assyrie.

M. Jules Oppert communique la traduction d'un texte qui contient un jugement relatif à une créance garantie par des revenus du débiteur. En voici la traduction :

« Une mine et demie d'argent (1,406 fr.), créance de Nadin-Marduk, fils d'Igisa, de la tribu de Nur-Sin, sur Itti-Marduk-Balat et Nabu-Musetiq-Urri, les fils de Zixya, de la caste des prêtres de la Grande Déesse. Cette créance portera des intérêts en raison d'une drachme par mine et par mois, qui s'ajouteront à la dette; à partir du premier Tebes les intérêts courront à leurs dépens. Au mois de Tamouz (juillet), ils payeront l'argent et les intérêts. Tout le revenu, quel qu'il soit, en ville et à la campagne, sera le gage de Nadir-Marduk, et nul autre usufruitier n'aura de privilège sur lui jusqu'à ce qu'il ait touché son argent et les intérêts. Chacun d'eux est garant solidaire des autres. (Suivent les noms des deux magistrats et du greffier), Babylone, le 25... (cinq jours avant la date d'où commencent à courir les intérêts), l'année de la proclamation de Cambyse, roi de Babylone.

Dans ses Réflexions sur la form. et la distrib. des richesses, § 59 et suivants, il démontre l'utilité des capitaux, même sous la forme d'argent on n'a qu'à acheter une terre. Mais on peut aussi employer son capital autrement, par exemple (§ 60) en avances pour les entrepreneurs de fabrication ou d'industrie. Turgot montre (§ 61) que le capital (argent) permet d'acheter des matières premières, de payer les ouvriers, etc., de vendre les produits, dont le prix renferme le capital - que le fabricant remploie et un profit, dont il vit. Ce sont des idées que Turgot développe dans les §§ suivants. Ainsi, § 69: « On voit, par ce qui vient d'être dit, comment la culture des terres, les fabriques de tout genre, et toutes les branches de commerce roulent sur une masse de capitaux ou de richesses mobilières accumulées qui, ayant été d'abord avancées par les entrepreneurs dans chacune de ces différentes classes de travaux, doivent leur rentrer chaque année avec un profit constant (p. 45) (1).

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Les §§ 71 à 73 traitent du prêt à intérêt et montrent que l'emprunteur paye volontiers ce loyer, puisqu'il a tiré profit du capital. Le § 74 expose le « vrai fondement de l'intérêt de l'argent » et commence ainsi (p. 47): « On peut donc louer son argent aussi légitimement qu'on peut le vendre; et le possesseur de l'argent peut faire l'un et l'autre, non seulement parce que l'argent est l'équivalent d'un revenu et un moyen de se procurer un revenu, non seulement parce que le prêteur perd pendant le temps du prêt le revenu qu'il aurait pu se procurer, non seulement parce qu'il risque son capital, non seulement parce que l'emprunteur peut l'employer à des acquisitions avantageuses ou dans des entreprises dont il tirera

gros profits le propriétaire peut légitimement en tirer l'intérêt par un motif plus général et plus décisif. Quand tout cela n'aurait pas lieu, il n'en serait pas moins en droit d'exiger l'intérêt du prêt par la seule raison que son argent est à lui. Puisqu'il est à lui, il est libre de le garder; rien ne lui fait un devoir de le prêter si donc il le prête, il peut mettre à son prêt telle condition qu'il veut... »

Cette dernière phrase est un peu trop générale dans son expression, on pourrait en abuser. En somme, on trouverait au

(1) Édit. Guillaumin.

besoin dans les lignes ci-dessus presque tous les arguments qu'on a fait valoir plus tard, notamment l'abstinence de Senior (la privation de Bastiat) et autres. Mais on trouve, avec quelques répétitions, encore d'autres arguments dans le « Mémoire sur le prêt d'argent » (p. 103 et s.). Nous ne citerons que les paragraphes 26 et 27 de ce mémoire (p. 123), parce que nous ne partageons pas, sur son interprétation, la manière de voir de M. de Böhm-Bawerk.

Dans ces paragraphes, Turgot ouvre une polémique contre Pothier (Traité des contrats de bienfaisance) qui dit : « L'équité veut que dans un contrat qui n'est pas gratuit, les valeurs données de part et d'autre soient égales, et que chacune des parties ne donne pas plus qu'elle n'a reçu et ne reçoive pas plus qu'elle n'a donné. Or, tout ce que le prêteur exige dans le prêt au delà du sort principal, est une chose qu'il reçoit au delà (?) de ce qu'il a donné, puisque, en recevant le sort principal seulement, il reçoit l'équivalent exact de ce qu'il a donné. << (Et le payement? puisque le prêt n'est pas gratuit ». Voilà encore un raisonnement où parle le sentiment et non la raison). Pothier n'admet de loyer que pour les choses qu'on ne détruit pas par l'usage.. « Mais il n'en est pas de même, continue Pothier, des choses qui se consomment par l'usage, et que les jurisconsultes appellent choses fongibles (remplaçables). Comme l'usage qu'on en fait les détruit, on n'y peut pas concevoir un usage de la chose outre la chose même, et qui ait un prix outre celui de la chose; d'où il suit qu'on ne peut céder à quelqu'un l'usage d'une chose sans lui céder entièrement la chose et lui en transférer la propriété... « (Ainsi, selon Pothier, pour une maison qui a coûté 20,000 francs nous pouvons donner légitimement 1,000 francs de loyer par an, mais pour la même somme de 20,000 francs espèces, rien n'est dû !)

Nous ne reproduisons pas la polémique en entier, mais seulement les passages saillants de la réfutation que Turgot oppose à la proposition qu'on vient de lire... (p. 27). « Ce que le prêteur exige, dit-on, de plus que le sort principal, est une chose qu'il reçoit au delà de ce qu'il a donné... Mais où nos raisonneurs ont-ils vu qu'il ne fallût considérer dans le prêt que le poids du métal prêté et rendu, et non la valeur, ou plutôt l'utilité dont il est pour celui qui prête et pour celui qui emprunte? Où ont-ils vu que pour fixer cette valeur il fallût

n'avoir égard qu'au poids du métal livré dans les deux époques différentes, sans comparer la différence d'utilité qui se trouve à l'époque du prêt entre une somme possédée actuellement et une somme égale qu'on recevra dans une époque éloignée ?... Or, si une somme actuellement possédée vaut mieux, si elle est plus utile, si elle est préférable à l'assurance de recevoir une pareille somme dans une ou plusieurs années, il n'est pas vrai que le prêteur recoive autant qu'il donne lorsqu'il ne stipule point l'intérêt, car il donne de l'argent et ne reçoit qu'une promesse. Or, s'il reçoit moins, pourquoi cette différence ne serait-elle pas compensée par l'assurance d'une augmentation sur la somme, proportionnée au retard? Cette compensation, c'est précisément l'intérêt de l'argent. » Turgot montre ici très bien l'effet du temps; avec un peu plus de précision et de développement, il nous offrait la théorie de M. de Böhm-Bawerk.

Autre passage de Turgot (p. 129): « Mais, disent nos raisonneurs (car il faut les suivre dans leur dernier retranchement), l'on ne peut pas me faire payer cet usage de l'argent, parce que cet argent était à moi; j'en étais propriétaire, parce qu'il est de la nature du prêt des choses fongibles que la propriété en soit transportée par le prêt, sans quoi elles seraient inutiles à l'emprunteur. Misérable équivoque encore! Il est vrai que l'emprunteur devient propriétaire de l'argent considéré physiquement comme une certaine quantité de métal. Mais est-il vraiment propriétaire de la valeur de cet argent? Non, sans doute, puisque cette valeur ne lui est confiée que pour un temps, et pour la rendre à l'échéance... » M. de B.-B. ne veut pas entendre parler de cette distinction entre la valeur et le métal; je le regrette: elle me paraît d'autant plus naturelle, que je n'ai pas besoin de métal pour prêter une valeur, j'ai le billet, le chèque, même une simple recommandation avec garantie (ouverture d'un crédit, etc.). Et la privation subie par le prêteur, ne compte-t-elle donc pas?

Adam Smith n'examine pas la question à fond. Il constate ce fait connu, que celui qui dispose d'un capital et l'emploie dans l'industrie veut en tirer profit. Voyez par exemple I, ch. vi, (p. 149): « Il n'aurait pas d'intérêt à employer ces ouvriers, s'il n'attendait pas de la vente de leur ouvrage quelque chose de plus que le remplacement de son capital, et il n'aurait pas d'intérêt à employer un grand capital plutôt qu'un petit, si ses

profits n'étaient pas en rapport avec l'étendue du capital employé » (on sait que le profit renferme les intérêts et le béné fice).

M. de Böhm-Bawerk caractérise les théories qui ont été émises par les successeurs d'Adam Smith et les classe ainsi : 1° Théories indéterminées (farblos, sans couleur), ce sont ceux qui s'arrêtent aux opinions de Turgot et Smith;

2o Théorie de la productivité du capital;

3o Théorie du prêt de l'usage (Nutzung) du capital;

4o Théorie de l'abstinence;

5 Théorie du travail;

6o Théorie de l'exploitation de l'ouvrier par le capitaliste (socialisme);

7° Les éclectiques.

L'auteur passe en revue ces théories et les discute longuement, avec beaucoup de science, beaucoup de pénétration et souvent beaucoup de raison, mais aussi avec quelques idées préconçues. Ayant déjà une théorie à lui, celle de l'échange (nous l'exposons plus loin), il ne pouvait pas trouver bonnes les autres c'est dans la nature humaine et les juge un peu trop sévèrement. Néanmoins ses opinions méritent d'être étudiées à fond; malheureusement il pouvait disposer de tout un volume, et moi je n'ai que quelques pages, dont je dois réserver la plupart à la polémique.

1° Théories indéterminées. Nous avons déjà dit qu'il s'agit des premiers successeurs de Turgot et Smith. Il parle ici de Sartorius, Lüder, Kraus, Hufeland, Murhard, Schmalz, Soden, Lotz et autres Allemands; de Ricardo, Torrens, Malthus, Mac Culloch, Whaieley, Chalmers, Macleod, parmi les Anglais; Germain Garnier, Canard, Droz parmi les Français. Il reproche à ces auteurs de n'avoir rien ajouté au stock de nos connaissances et parfois de s'être trompés. Je consacrerai seulement quelques lignes à Lotz, nullement parce qu'il a combattu (en 1821) les idées de J.-B. Say, mais à cause des opinions singulières qu'il a émises et qu'on a encore exprimées récemment. Voici ce que dit Lotz (cité p. 96): « Le capitaliste ne peut exiger, sur le produit des travailleurs, que la valeur des matières livrées, le montant des frais d'entretien des ouvriers, la valeur des instruments... Ce serait là exactement la rente du capital (!) que le capitaliste peut demander de l'ou

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