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subsister. L'usage de plus en plus répandu du pain blanc, de la viande, du vin, de la bière, du café, du sucre, de vêtements comportant une certaine élégance, de meubles plus confortables, détruit le système qui vient d'être exposé. Ces progrès incontestables laissent l'espoir de progrès nouveaux, au fur et à mesure que la civilisation se développera. »

Les Anglais ne semblent pas avoir eu connaissance du mot << sonore » de Lassalle : aucun de leurs auteurs les plus connus n'y fait allusion. Quelques Allemands, comme Ad. Held, M. G. Cohn (1) et quelques autres, ont publié des articles pour le réfuter, mais la plupart des traités passent la question sous silence; dans Roscher on trouve une simple allusion § 174 de son tome I et § 124 du tome III. Il dit seulement que si les ouvriers profitent de leur prospérité pour se multiplier outre mesure, leur concurrence fera baisser les salaires. Les Italiens ne semblent pas avoir cru non plus devoir relever le mot de Lassalle, qui a cependant eu un si grand retentissement dans le monde socialiste.

Voici justement quelques passages tirés du Manuel d'économie sociale de M. Benoît Malon, p. 233 et suiv., un auteur qui est socialiste pur. « L'appellation de la loi d'airain est peutêtre excessive; il n'y a pas, en économie politique, des lois absolues dans le sens complet du mot. Ce que Lassalle appelle loi d'airain est plutôt une loi fortement tendantielle. Il est évident que certaines professions, bien organisées corporativement, dans lesquelles on ne peut entrer qu'après un difficile apprentissage, peuvent pendant un temps relativement long maintenir les prix au-dessus de l'équivalent du strict nécessaire. En revanche, la loi d'airain sévit de toute sa rigueur et plus que ne le dit Lassalle (?!) sur les masses des prolétaires qu'aucune organisation corporative, qu'aucune barrière professionnelle ne sauvegarde. Ici les salaires sont toujours audessous de l'équivalent du strict nécessaire, aussi rudimentaire qu'il puisse être... >>

Page 241, l'auteur répète que la loi d'airain n'est que tendantielle (elle n'est donc pas d'airain). Page 239 il avait déjà exprimé une vérité... que du reste il n'applique pas. Voici cette vérité: « Je sais bien que tout est relatif dans ce monde, que,

(1) Nous signalons notamment le passage qui se trouve § 193 (p. 262) de sa Grundlegung.

pour rester dans le vrai, il ne faut pas pousser les principes à leurs dernières conséquences. » Eh bien, ce sage, cet homme si prudent, commence ainsi l'alinéa précédent (même page). << Quoi qu'aient pu entasser de sophismes les économistes bourgeois et les plus mauvais des industriels, on produit pour consommer. Qu'est-ce à dire? Jamais économiste n'a pu contester cela; on ne présente aucune citation à l'appui, car le contraire est vrai. C'est parce qu'on produit pour consommer que les choses rares sont chères; c'est évident (Voy. l'importance de la vente, p. 296). Comment M. Malon peut-il nous accuser avec une pareille légereté ?

SECTION IV

CAUSES DES CONFLITS ENTRE PATRONS ET OUVRIERS. MOYENS DE DÉFENSE.

Si nous remontons à la source psychologique des conflits entre patrons et ouvriers, nous constatons que généralement les hommes n'aiment pas leurs supérieurs. «< L'ennemi, c'est le maître, » est un vieux dicton. Ce sentiment s'explique par la répugnance de l'homme à obéir, par la jalousie ou l'envie qu'on rencontre presque dans tous les cœurs humains, enfin, par les torts que le supérieur assez fréquemment envers son inférieur. Mais ce sentiment est souvent latent, il dort et, selon le caractère des hommes qui ont des rapports hiérarchiques, peut ne jamais s'éveiller; on rencontre encore assez souvent entre eux des relations d'amitié et même de sincères affections.

Ces deux ordres de sentiments, le bon et le mauvais, se retrouvent généralement aussi dans les rapports entre ouvriers et entrepreneurs, ou patrons. Nous distinguons ici ces deux mots, parce que le bon vouloir est moins rare dans la petite que dans la grande industrie. Dans cette dernière, on se connaît et s'apprécie moins, une certaine raideur peut même être nécessaire quand il s'agit de commander à un grand nombre d'hommes et de

faire concorder leurs efforts avec précision. On le voit bien dans l'armée. De tout temps, le bon et le mauvais sentiment ont coexisté entre le maître et le compagnon, mais dans les temps modernes le mauvais l'emporte, d'abord par l'extension qu'a prise la grande industrie; puis par la généralisation des droits politiques (suffrage universel); par la liberté du travail reconnu; par la propagation de l'instruction, qui inspire aux ouvriers (à un certain nombre d'entre eux) de la dignité et souvent de l'ambition; par l'ensemble des progrès de la civilisation et de la richesse qui donnent des aliments à la jalousie; enfin, et surtout, par les excitations d'abord désintéressées, et ensuite de plus en plus intéressées, des meneurs socialistes et des démagogues proprement dits. Parmi les ouvriers, comme dans les autres classes sociales, il y a beaucoup d'hommes conciliants, modestes, équitables, qui ne demandent pas mieux que de vivre en paix avec le patron et de supporter avec patience et résignation les maux qui se rattachent à leur profession, car chacune a les siens, et à la vie en général; mais il y a aussi des hommes qui ont un tempérament tout opposé. Ceux-ci sont facilement excités, la lutte est leur élément; les gens paisibles, s'il ne peuvent se tenir à l'écart, ne les suivent qu'à contre-cœur, par camaraderie, par un esprit de corps mal entendu, parfois par crainte. Avec des gens excités il devient moins facile de s'entendre à l'amiable, et pourtant le salaire est un contrat, il faut arriver à s'entendre et, en fait, on y parvient, tant bien que mal. Si l'on s'accorde finalement, disent les socialistes et même quelques économistes, c'est que le patron est le plus fort, l'ouvrier est obligé de céder. En parlant ainsi ils ont surtout en vue l'ouvrier isolé en face du patron. L'ouvrier est toujours supposé affamé, chargé de famille et dans l'impossibilité d'attendre, tandis qu'ils attribuent au patron une aisance que celui-ci n'a pas toujours. Et pourquoi l'ou

vrier manque-t-il d'économies qui lui permettraient d'attendre un peu ? Le célibataire peut toujours (1) en avoir, et s'il n'en a pas, c'est, à de rares exceptions près, sa faute, et tout homme est responsable de ses fautes. Que le patron puisse être mis par ses ouvriers dans les plus graves embarras, on ne le conteste pas (preuve, les grèves, par exemple celle des gaziers de Londres, en 1889), mais l'on agit comme si c'était chose simple et naturelle que le consommateur pâtisse en pareille occurrence.

On parle de liberté sociale ou économique pour nier que l'ouvrier en ait sa part. Mais existe-t-il vraiment dans la société une position dans laquelle l'homme soit complètement libre? On dépend de ses supérieurs, on dépend de ses égaux, on dépend de ses inférieurs: tantôt vous devez de l'obéissance, tantôt vous devez des égards, tantôt vous devez en appeler à la bonne volonté des gens que vous payez... chacun en trouvera des exemples autour de soi. Vous voulez donc que l'ouvrier soit seul complètement libre, pourquoi serait-il seul privilégié?

Nous savons par expérience que, dans les discussions entre patrons et ouvriers, ce sont tantôt les uns, tantôt les autres qui sont obligés de céder. Cela prouve qu'il y a un certain équilibre entre les deux forces, et c'est ce qui paraît le plus désirable. Il se trouvera sans doute de nos jours des gens à demander que l'ouvrier l'emporte toujours; c'est là un sentiment irréfléchi, car l'ouvrier est aussi envahissant qu'un autre homme, et s'il tire trop à soi il rompt

(1) Les socialistes disent: Comment voulez-vous que l'ouvrier fasse des économies? il est réduit au « strict nécessaire ». — Réponse: 1. D'abord ce minimum est souvent dépasse; 2. Puis ce minimum est calculé pour l'ouvrier marié, on parle toujours de sa famille. Par conséquent, le célibataire peut mettre de côté la part de la femme et des enfants. Ajoutons que la théorie du strict nécessaire ne s'applique qu'aux manouvriers. Ad. Smith cite, I, ch. VIII, Cantillon, selon lequel le manoeuvre doit gagner au moins le double de sa subsistance pour qu'il soit en état d'élever au moins deux enfants. Le Standard of life fournit d'autres arguments encore.

l'équilibre, l'entreprise périclitera. Le patron n'est pas libre de donner plus de salaire que l'affaire ne comporte, il ne peut réduire à volonté les frais matériels (par exemple supprimer le chauffage), ni élever le prix de la marchandise au delà de ce que l'acheteur consent à payer et au delà des prix du concurrent. Noublions pas, d'ailleurs, que dans toute affaire, l'entrepreneur, même le plus ordinaire, représente l'intelligence (s'il n'en a pas assez, l'entreprise tombera) et les ouvriers manuels la force matérielle. L'ouvrier le plus intelligent n'est qu'un des éléments de cette force. Or la force doit être dirigée par l'intelligence. Celle-ci est nécessaire pour la production, elle est presque indispensable pour la vente. Sans vente, il n'y a ni salaires, ni intérêts, ni bénéfices. Aussi souvent l'ouvrier intelligent, grâce à sa capacité, réussit à se faire entrepreneur (les plus célèbres ont commencé par être ouvriers), l'entrepreneur incapable est forcé de rentrer dans les rangs. Ainsi l'entrepreneur dirige et l'ouvrier, même intelligent, est dirigé, et c'est pour cette raison que les socialistes représentent le premier comme un << exploiteur » et les travailleurs manuels comme des « exploités ». On veut dire par là que l'entrepreneur impose aux ouvriers plus d'ouvrage qu'il ne leur en paye, c'est-à-dire qu'il s'empare d'un produit auquel il n'a pas droit, que l'ouvrier ne reçoit pas tout ce qui lui est dû. C'est une accusation en l'air, on se contente d'affirmer et l'on s'imagine que c'est assez. Ainsi, M. B. Malon, dans son Manuel, p. 180, se borne à dire : « C'est qu'en effet dans la société actuelle le capital, pour les neuf dixièmes de son effectif, n'est que du travail non payé. » C'est une assertion souvent démentie par les faits (Voy. l'Appendice), qui aurait besoin d'une double preuve. Sentant que cette assertion n'avait pas beaucoup de poids, M. Malon a cru devoir s'appuyer sur son maître, K. Marx. Il le fait en ces termes :

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