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CHAPITRE XXVII

LA RENTE

La rente, « la rente économique (1), est le nom qu'on donne au revenu obtenu en dehors ou en sus de ce que peuvent produire le travail et le capital réunis; en d'autres termes, c'est le produit plus ou moins spontané de la nature. Il est des productions qui sont impossibles sans le concours de la nature, ou des forces naturelles, on ne peut produire aucune plante sans solliciter le travail mystérieux qui met en mouvement le germe contenu dans la semence, germe qui deviendra l'épi ou l'arbre. Mais en dehors de cette action vitale, bien d'autres forces naturelles sont utilisées par l'homme: il fait marcher ses navires sur l'eau et les dirige à l'aide de la rame (levier), du vent, de la vapeur; il force les chutes d'eau à mettre en mouvement ses machines; il fait de l'électricité un serviteur vraiment merveilleux, et nous pourrions prolonger grandement l'énumération.

Certaines forces de la nature répandent partout leurs bienfaits sans aucune intervention de l'homme : les rayons du soleil vont porter la vie dans les champs, ils vont dorer les moissons et mûrir les vendanges. Pour diriger le navire qui fend les flots, le vent à lui seul ne suffit il faut pas, encore que le navigateur sache disposer les voiles pour

(1) On a peut-être eu tort de franciser le mot anglais rent; dans cette acception abstraite on aurait dû lui laisser la forme anglaise. Du reste, dans le langage ordinaire il signifie loyer, fermage, en Angleterre.

recevoir cette force inconsciente et la contraindre à pousser le navire vers le port. Dans d'autres cas, pour pouvoir utiliser les forces naturelles qui ne sont par elles-mêmes ni intelligentes ni bienveillantes, l'homme sera obligé de s'en emparer, de les assujettir et de se les approprier; c'est à ce moment seulement que ces forces naturelles entrent dans le domaine économique et qu'on en fait des instruments ordinaires de production pour les hommes. Tant qu'elles sont libres comme les rayons du soleil ou le vent, elles constituent des objets d'étude pour d'autres sciences que l'économie politique, il en est même qui ne seront jamais assujetties et appropriées, nous devons donc renoncer à les compter un jour parmi les biens économiques.

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Pour assujettir et s'approprier une force naturelle, l'homme est souvent obligé d'employer du travail et même du capital. Une fois appropriée, cette force captée sera un instrument de production, et en cette qualité elle compte parmi les capitaux. Par cette raison, de bons esprits ont pensé qu'il n'y avait pas lieu de faire de la terre c'est, au point de vue économique, la force naturelle par excellence un agent de production d'une classe spéciale, mais qu'on devait la considérer simplement comme un capital. Dans ce cas, il n'y aurait pas de rente, mais seulement un intérêt du capital immobilier, intérêt qu'on appelle loyer ou fermage, pour marquer qu'il a une différence entre ce capital et le capital mobilier. La différence la plus saillante qui distingue ces deux sortes de capitaux consiste en cecile capital mobilier ne se rend pas en nature, mais par équivalence (1), par exemple, par un capital de 100,000, on rend une somme pareille composée d'autres pièces; tandis que le capital immobilier est toujours rendu identiquement en nature (sauf accident), le prêteur en

(1) Pour les objets mobiliers qu'on rend en nature (par ex. un cheval) on paye un loyer et non des intérêts.

reste propriétaire, ce qui n'est pas le cas pour les billets de banque qu'on prête: on ne reste pas propriétaire du billet, mais d'une valeur égale.

Nous aurions encore une raison particulière pour ne voir que des capitaux immobiliers là où bien d'autres économistes verraient des terres fonctionnant comme agents naturels; c'est que la rente du sol ne peut exister que dans un pays neuf, car le premier occupant profite seul des dons gratuit de la nature; dans les contrées peuplées depuis longtemps, les propriétaires actuels ont acheté le domaine et ont payé la valeur des forces naturelles comme celle des améliorations exécutées par leurs prédécesseurs. Les forces naturelles ne sont donc pas gratuites pour les détenteurs actuels de la terre; pour eux la ferme est un capital de x francs, qui doit produire un revenu de y francs. On a voulu distinguer entre les améliorations opérées sur le sol, qui seules seraient vendues, et les forces naturelles, qui resteraient gratuites, mais c'est là une doctrine en l'air, à tendances. Beaucoup de ces améliorations ayant été indispensables pour rendre le sol cultivable, elles sont identifiées avec la terre, il n'y a aucun intérêt pratique à les en séparer. Malgré nos objections contre la rente, nous maintiendrons, avec ces réserves, la rente comme une classe spéciale de revenus: 1° parce qu'il y a toujours ou il y aura encore longtemps des terres nouvellement appropriées; 2° parce que la rente, « le revenu obtenu en sus du produit ordinaire du travail et du capital », dù surtout à un don naturel, physique ou intellectuel, se retrouve en dehors de la culture du sol, dans la bonne situation d'une maison, d'une usine, d'un magasin, ainsi que dans beaucoup de professions, où des avantages particuliers et même de simples dons naturels peuvent constituer une rente, de sorte qu'il est scientifiquement utile de la dégager et de l'isoler (1). (1) Le gosier d'une grande cantatrice produit une rente, car aucun travail

Ce

Nous devons ici prévoir une objection. Certains auteurs, Bastiat et Carey sont du nombre, soutiennent que la nature travaille gratuitement, qu'il n'y a donc pas de rente. que les hommes payent, dans le produit, c'est le travail et le capital employés, mais non l'action de la force naturelle. Cela n'est vrai que pour les forces naturelles libres (1), mais dès qu'elle est appropriée, elle cesse de travailler gratuitement, elle est devenue un capital... qui rapporte un revenu. Pour prouver que la force naturelle rapporte un revenu, il n'est pas besoin d'une longue démonstration; il suffit de comparer le rendement de deux champs d'inégale fertilité, on consacre à chacun d'eux un même travail et un égal capital, et pourtant le champ I produira 100 mesures et le champ II 80 seulement. Au marché, la mesure vaut uniformément 2 francs (on ne s'y informe pas des frais de production, mais de la qualité ou de l'utilité de la denrée, il en résulte que le champ II produit 80 × 2160 fr. et le champ I 100 × 2=200 francs, soit 40 francs de plus. Si l'on suppose qu'on a dépensé dans l'un comme dans l'autre 120 francs en frais de culture, dans l'un des champs. la force naturelle aura rapporté 40 francs et dans l'autre 80 francs, ou de moins la différence entre 40 et 80, soit 40 francs. Aucune explication ou interprétation ne peut toucher à ces 40 francs, ils appartiennent exclusivement à la force naturelle ou à son heureux possesseur : la seule chose qu'on puisse dire, c'est que dans le champ fertile la récolte a causé une dépense plus grande, mettons 5 francs de plus; mais dans l'autre champ le labourage de l'élève, ni aucun enseignement du professeur ne peuvent faire naître une voix hors ligne. Au lieu de rente, on peut dire aussi que la diva a un monopole, mais évitons ce mot mal vu, non sans raison. Ajoutons, par rapport à ce qui va suivre dans le texte que ce gosier n'est pas une force naturelle qui travaille

gratuitement.

(1) Et encore pas toujours. De deux vignes voisines, l'une peut être orientée de manière à recevoir beaucoup plus de rayons du soleil que l'autre; le vin de la vigne favorisée se vendra beaucoup plus cher que le vin de l'autre et c'est le propriétaire qui en profitera..... sans causer la moindre injustice.

était peut-être plus difficile, il fallait mettre un cheval de plus devant la charrue, il y aurait donc compensation. Du reste, est-on bien sûr que le possesseur du meilleur terrain n'a pas simplement eu du coup d'œil.

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Quelqu'un nous arrêtera peut-être ici pour dire: Il n'est pas juste de se faire payer ce qu'on n'a pas gagné, quelque faible que soit la somme. Cette phrase à la mode ne saurait nous surprendre, car elle est fondée sur la nature humaine. C'est une des formules qui servent à blâmer chez autrui des choses qu'on se permet couramment à soi-même. Personne ne se refuse de jouir des dons gratuits de la nature «< qu'on n'a pas gagnés », », ni des talents mis par une bonne fée dans votre berceau, ni de la naissance privilé giée due au hasard, ni des avantages naturels quelconques, de la beauté, de la force, de la mémoire, de l'adresse. On les accepte même d'une manière inconsciente, ce qui prouve qu'on ne peut guère les refuser. On respire aussi d'une manière inconsciente c'est consommer de l'air qui appartient à tout le monde» mais supposez que deux hommes se trouvent enfermés dans un local et que l'un d'eux s'aperçoive tout d'un coup qu'il ne s'y trouve plus que de l'air pour un, que fera-t-il? - Autre question. Un groupe d'hommes tourmentés par la soif abordent à une petite île, où, après bien des recherches, on découvre un rocher dont suintent quelques gouttes d'eau, de quoi étancher la soif d'un ou de deux d'entre eux. La phrase à la mode peut faire penser que les premiers arrivés, loin de boire l'eau «< qu'ils n'ont pas gagnée », la laisseront luire au soleil pour l'édification des autres, et que personne n'y touchera, car personne ne l'a gagnée. En réalité, on se battrait et l'eau serait au plus fort, tant pis s'il y a des tués; ce seront peut-être les premiers maugés si la nourriture manque (on en connait des cas récents). La science voit la réalité telle qu'elle est, et ne se laisse pas

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