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LIVRE III

CIRCULATION DES PRODUITS

CHAPITRE XXI

LE COMMERCE

Nous avons étudié jusqu'à présent la production, mais la production n'est pas un but définitif, ce n'est qu'un moyen ; le but définitif c'est la satisfaction de nos besoins, ou, pour parler en économiste, c'est la consommation. Très souvent, la production est immédiatement suivie de la consommation, mais dans des cas bien plus nombreux, surtout dans nos sociétés compliquées, il y a assez loin de la première opération à la dernière. D'abord, parce que nombre de produits passent par plusieurs phases et plusieurs mains, avant d'être achevés le cultivateur produit le blé, le meunier la farine, le boulanger le pain, c'est le pain qui satisfera le consommateur. Puis, il y a des denrées ou des matières qui sont, à plusieurs égards, hors de la portée du consommateur; il faut les lui rendre accessibles par le déplacement, par la conservation, par la division, c'est la mission du commerce le commerce est l'intermédiaire habituel entre le producteur et le consommateur.

:

On a souvent dit que l'agriculture a été la première étape de la civilisation ; à coup sûr le commerce en a été la

seconde. La division du travail s'est développée avec le commerce; l'a-t-elle précédé d'un pas? c'est possible; qui a constaté le commencement des choses? mais elle serait restée rudimentaire sans l'introduction des échanges. Et ces échanges sont-ils bien le résultat d'un instinct aveugle et inconscient, comme Ad. Smith semble le croire dans le passage que voici (Rich. des Nations, liv. I, chap. II) :

« Cette division du travail, de laquelle découlent tant d'avantages, ne doit pas être regardée dans son origine comme l'effet d'une sagesse humaine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulence générale qui en est le résultat; elle est la conséquence nécessaire, quoique lente et graduelle, d'un certain penchant naturel à tous les hommes, qui ne se proposent pas des vues d'utilité aussi étendue ; c'est le penchant qui les porte à trafiquer, à faire des trocs. et des échanges d'une chose pour une autre.

« Il n'est pas de notre sujet d'examiner si ce penchant est un de ces premiers principes de la nature humaine dont on ne peut pas rendre compte, ou bien, comme cela paraît plus probable, s'il est une conséquence nécessaire de l'usage, de la raison et de la parole. Il est commun à tous les hommes, on ne l'aperçoit dans aucune autre espèce d'animaux, pour lesquels ce genre de contrat est aussi inconnu que tous les autres... »

La seconde pensée d'Ad. Smith contredit ici la première, mais nous nous en tenons avec lui à la seconde, qu'il trouve plus probable. S'il s'agissait d'un simple penchant, on échangerait des choses identiques, une feuille de papier pour une feuille de papier, une épingle pour une épingle, une pomme pour une pomme. Personne n'y songe. L'échange n'a lieu qu'entre choses dissemblables; on donne son superflu, ou une partie de son superflu, ou une chose à laquelle on ne tient pas, pour une chose dont on est privé ou qu'on convoite. Votre superflu a peu ou point de

valeur pour vous, tandis que ce qui vous manque, en a souvent une grande. S'il en est ainsi, on a tort de soutenir qu'on ne troque que des choses d'égale valeur, personne n'y ayant intérêt. Dans tout échange il y a (ou l'on suppose qu'il y a) gain des deux côtés, car la valeur est une appréciation avant tout subjective, quoique cette appréciation puisse, à un moment donné, être commune à beaucoup d'individus.

Les opérations du commerce aboutissent toujours à un échange, car, s'il a pour but de mettre à la portée du consommateur les choses qui lui manquent, il ne rend pas ce service gratuitement, il faut payer l'objet acheté. Plus le travail se divise et plus la population augmente, plus le commerce devient nécessaire. Les besoins se varient et s'étendent, il faut souvent faire venir les produits de bien loin, il faut les conserver et les tenir en réserve, quelque. fois assez longtemps, pour le moment où ils seront recherchés. On lutte ainsi contre l'espace et le temps pour augmenter l'utilité de ces produits. On a soutenu que le commerce ne produisait; pas mais produire n'est-ce pas modifier un objet pour le rendre consommable (1)? Quand d'un textile on fait du fil, on produit ; quand du fil on fait des tissus, on produit; quand on blanchit le tissu écru, on produit. Et quand le tissu apprêté est en Chine et qu'on l'apporte à Paris, on produit, ou on contribue à produire ce tissu pour le Parisien qui l'achètera. Est-ce que le café qui est au Brésil existe pour le Parisien si on ne le lui apporte pas? Peut-il envoyer sa cuisinière tous les matins au Brésil pour acheter le café qu'il lui faut? Donc le commerce est productif d'utilité.

Le commerce est donc un moyen, un instrument, un

(1) Tout travail rend un service au consommateur en rendant l'objet plus utile, ou en le rapprochant de la forme utile, ou en le mettant à la portée du consommateur pour qu'il puisse l'utiliser.

organe économique et social d'une grande importance, et il est naturel que nous l'examinions de plus près, tel que nous le voyons fonctionner sous nos yeux (1).

Commençons par le définir. On a voulu en faire une simple industrie du transport « l'industrie voiturière », une industrie de la circulation ou des échanges, c'est-àdire, celle qui fait passer les marchandises de main en main; il est plus exact de dire que c'est l'industrie qui met, sous une forme accessible (2), à la disposition des personnes qui peuvent les payer, les objets dont ces personnes ont, ou croient avoir besoin. Il ne suffit pas de vendre et d'acheter par hasard pour être commerçant, il faut exercer la profession d'acheter pour revendre, et naturellement en se faisant rétribuer pour le service rendu au consommateur.

La profession de commerçant peut s'exercer de différentes manières. D'abord en gros ou en détail. Le commerce en gros comporte bien des combinaisons, mais on peut supposer qu'il s'approvisionne généralement chez le premier producteur, qu'il dispose de capitaux importants, qu'il se spécialise (le plus souvent), qu'il connait à fond les marchandises dont il s'occupe. En s'adressant à la source, il fait souvent venir les produits de loin, utilise les moyens de transport existants, ou en crée au besoin de spéciaux ; il achète ou vend de grandes quantités à la fois, ce qui lui permet de se contenter, pour chaque unité de produit, d'un bénéfice moindre, souvent minime. C'est le marchand en gros qui, habituellement, approvisionne le détaillant.

Le détaillant, en effet, s'adresse parfois au producteur, à la source même ; mais cela ne lui est pas toujours possible, ni même avantageux. Les quantités que le détaillant

(1) Nous regrettons que l'espace ne nous permette pas de donner une esquisse de l'histoire du commerce, on aurait vu que sous la différence des formes on reconnait toujours les mêmes lois.

(2) Ceci s'applique aux détaillants, qui sont souvent obligés de vendre par minimes portions.

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