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qui a répandu une si admirable diversité dans le monde physique où les éléments les plus dissemblables concourent à l'harmonie de l'ensemble, a répandu, avec une fécondité toute divine, une diversité plus admirable encore dans le monde intellectuel et moral, pour que toutes les fonctions nécessaires à la vie de l'humanité fussent remplies. A côté de ce mystère d'amour et de bonté, vient se placer un mystère de justice et de châtiment; Joseph de Maistre a posé ce redoutable problème dans ses véritables termes, quand il s'est demandé dans quelle mesure les vices et les passions des pères agissaient sur ce qu'on pourrait appeler le tempérament intellectuel et moral des enfants; influences puissantes, on ne saurait le méconnaître, sans être cependant invincibles, car la liberté subsiste; sorte de péché originel dont on trouve la trace à chaque génération, comme pour rendre témoignage au grand dogme sur lequel le christianisme est fondé. Quand on veut tracer l'histoire de la littérature d'une époque, il faut donc d'abord bien étudier, bien connaître la trempe naturelle de l'esprit et du caractère de chaque écrivain qui y a joué un rôle, ses qualités originelles, ses défauts pour ainsi dire innés.

Ce sera beaucoup quand on aura acquis des notions exactes sur ce point, mais cela ne suffira point encore. A côté de ces causes premières qui tiennent au fond de l'homme même, il y a des causes secondes, essentielles, qui exercent une action puissante sur la direction de son intelligence comme sur celle de sa volonté. Ainsi l'on ne pourra juger d'une manière à la fois raisonnable et équitable les écrivains qui représentent le mouvement intellectuel d'une époque dans les diverses branches de la littérature, sans tenir compte de leur théodicée. Comment, en effet, ne pas comprendre que les idées les idées que se font les écrivains, ou qu'ils acceptent sur Dieu, le monde, l'homme et leurs rapports avec Dieu, exercent une influence

notable sur le fond comme sur la forme de leurs conceptions intellectuelles?

Essayez d'expliquer le génie de Bossuet, en le séparant de ses croyances catholiques de la Bible, dont les majestueuses harmonies grondent dans son éloquence comme un tonnerre lointain, quand il montre « celui qui règne dans <«<les cieux, de qui relèvent tous les empires, à qui seul <«< appartient la gloire, la majesté, l'indépendance, se glo« rifiant de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il <«<lui plaît, de grandes et de terribles leçons; » de l'Évangile, qui attendrit son accent quand, debout, sur les marches de l'autel, comme un sacrificateur, il crie à Mme de La Vallière, près de disparaître sous les voiles de Louise de la Miséricorde : <«< Et vous, ma sœur, victime de la pénitence, montez à l'autel; » ou que, déplorant, dans des paroles d'une douceur ineffable, la mort prématurée de Madame Henriette d'Angleterre, séchée dans sa fleur, comme l'herbe des champs, il mène, dans un seul deuil, le deuil de toutes les jeunesses moissonnées avant le temps, et de toutes les espérances évanouies! Le catholicisme, c'est Bossuet tout entier, car le fond de son génie, c'est l'intelligence élevée, le sentiment profond de la grandeur de l'homme et de sa faiblesse. Écrivain, orateur, il est toujours placé entre un tombeau et un autel! Le premier lui enseigne notre néant, le second notre immortalité; et c'est ainsi qu'en attristant l'homme et en abattant en lui les fumées de l'orgueil, il ne l'avilit et ne le désespère jamais. On sent dans son intelligence la présence d'une forte règle qui gouverne ses sentiments et ses idées. Soit que suivant à vol d'aigle, la marche des destinées humaines, il pousse majestueusement devant lui, à travers les siècles, dans son Discours sur l'Histoire universelle, les peuples de l'antiquité vers la croix de JésusChrist, où doit commencer le monde nouveau, l'ère nouvelle,

soit que suivant le protestantisme dans le dédale inextricable de ses innombrables erreurs, il accable ses variations en les comparant à l'immuable fixité de l'Église catholique; il y a dans son style une hauteur de conviction, une gravité souvent tempérée par la tendresse, un accent d'autorité, dont il faut aller chercher l'origine dans la religion.

Placez-vous maintenant au pôle intellectuel opposé, et tâ, chez d'expliquer le génie de Voltaire, sans tenir compte de ce déisme vague et flottant, sourdement miné par un scepticisme universel qui est le fond de sa théodicée! Sous cette gaieté sardonique, il y a plus de tristesse qu'on ne pense au premier abord; le scepticisme n'est point un rieur, c'est un railleur. Or, Voltaire est avant tout sceptique, et il croit bien peu fermement aux choses auxquelles il semble croire. Sa grande préoccupation, c'est de ne jamais avoir l'air d'être la dupe de qui que ce soit et de quoi que ce soit au monde. C'est un stoïcien par l'orgueil de l'esprit, un épicurien par le goût des jouissances, la facilité de ses mœurs et la grâce élégante de la forme. Son style vif, naturel, limpide, ressemble à un alambic où tout se décompose; il remplace la phrase ample et synthétique du dix-septième siècle, dans laquelle la pensée peut se développer et marcher escortée de ses preuves, par une phrase d'analyse, alerte, rapide, facile, qui divise pour dissoudre. « Les Jansénistes, a-t-il dit, ont la phrase longue. » Il a, lui, la phrase courte et vive, elle tombe, comme le marteau du démolisseur, à coups précipités.

L'historien de la littérature est obligé également de tenir compte des temps où les écrivains ont vécu, de l'atmosphère intellectuelle dans laquelle s'est mû leur génie. On comprend mieux les fières héroïnes de Corneille, avec leur esprit raisonneur, leurs grands sentiments, quand on a hanté l'hôtel de Rambouillet. Sans doute le père de notre tragédie avait reçu de

Dieu une haute et forte intelligence qui aspirait naturellement à tout ce qui était élevé, sublime, glorieux. Mais, comme l'a fait remarquer M. Cousin, dans ses études sur le dix-septième siècle, son génie s'était formé sous l'influence d'une époque et d'une société où les caractères avaient quelque chose de libre, de vigoureux et de hardi. Avant de concevoir l'idéal de sa Chimène et de sa Pauline, Corneille avait rencontré à l'hôtel de Rambouillet Mile du Vigean, cette tendre et fière jeune fille qui aima le duc d'Enghien plus que son bonheur, moins que son honneur. Avant de concevoir l'idéal de Rodrigue, il avait frayé avec cet autre Cid, alors dans toute la fougue de la jeunesse, dans toute la beauté morale de son caractère, ce grand homme de guerre, ce cœur tendre, mais pur, ce sujet fidèle, ce loyal chevalier qui avait sauvé la royauté et la société française par cette immortelle victoire de Rocroi, chef-d'œuvre militaire consacré plus tard par un chef-d'œuvre d'éloquence. Le grand Corneille avait applaudi aux victoires du grand Condé, comme le grand Condé avait applaudi aux tragédies du grand Corneille. Les conversations de Mme de Sablé, qui ne séparaient pas la galanterie de l'héroïsme et du respect du devoir, retentissaient à ses oreilles. Il avait vu passer, dans ses songes de poésie, son Émilie et sa Laodice, sous les traits à la fois charmants et un peu hautains de Mile de Bourbon, qui fut plus tard Mme de Longueville, ou sous ceux de Mlle de Bouteville son amie. Le coup d'épée du Cid contre le comte de Gormas, qui causa une émotion si profonde à cette société, avait eu des précédents à la Place-Royale, où « les mourants de l'hôtel de Rambouillet, » comme on disait alors, aimaient à croiser le fer en face de l'édit qui menaçait de mort les violateurs des édits contre le duel. La hauteur et la constance de la politique romaine lui étaient apparues sous les traits de Richelieu, conservant jusqu'à la fin son formidable pouvoir, et faisant trem

bler, au dedans comme au dehors, ses adversaires vaincus. C'est ainsi que chaque époque exerce une influence sur les génies littéraires qu'elle produit, et que les spectacles auxquels ils assistent, les images qui passent devant eux, les émotions qu'ils éprouvent, les grands courants qui règnent, agissent sur leur intelligence et sur leurs œuvres.

Louis XIV, comme l'a fait remarquer avec beaucoup de sens M. Nisard, exerça une influence marquée sur les œuvres des grands écrivains de la seconde moitié du dix-septième siècle; de là les différences de cette seconde moitié avec la première, nous ne disons pas comme M. Cousin, de là son infériorité. Les qualités de ce gouvernement et les caractères principaux de cette imposante figure qui domine son temps, se réfléchissent dans les qualités littéraires des auteurs contemporains et dans la langue elle-même. L'ordre, l'unité, la régularité, la parfaite convenance, la majesté, la noblesse, la dignité naturelle, l'élégance sans apprêts, la grandeur, le goût délicat qui se trouvaient dans les paroles et dans les moindres actions, même dans les gestes du roi, se retrouvent dans les créations intellectuelles. Ce prince, qu'on a trop souvent cherché à amoindrir par de jaloux commentaires, tient une aussi grande place dans les idées que dans les faits de son temps. Ce visage solaire, comme parle Saint-Simon, s'est réfléchi dans la littérature du dix-septième siècle. Sans doute Louis XIV n'a donné ni à Bossuet, ni à Racine, ni à Boileau, leur génie : le génie vient de Dieu; mais le génie de l'orateur chrétien, comme celui des deux poëtes s'est fortement empreint de l'idéal de cette grandeur royale qui rayonnait sur toutes les intelligences.

L'impression profonde que Louis XIV fit sur ses contemporains a laissé sa trace dans tous les esprits du temps; l'on ne saurait, sans calomnier tant d'illustres esprits, sans calom

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