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siècle, il est au courant de tout ce qui s'est passé depuis le commencement du dix-neuvième c'est la tradition vivante de la littérature française. L'abbé de Pradt, tour à tour pétulant, doctoral, spirituel, professe la politique et la diplomatie; on dirait qu'il lit quand il parle; sa conversation ressemble à un livre ouvert. Chacun de ces hommes distingués prend la parole quand elle lui arrive et la garde le plus longtemps possible; car, ils le savent d'expérience, on ne la ressaisit pas facilement quand on l'a laissée échapper. Elle reste enfin à la maîtresse de la maison.

Mme de Staël ne cause pas, elle parle seule, et personne ne s'en plaint, quand le sujet de son discours n'est pas M. Necker, pour qui son admiration filiale va jusqu'à l'idolâtrie; elle enseigne, elle improvise. Ce n'est pas une simple femme, c'est une muse, c'est Corinne au cap Sunium! Elle a l'inspiration, la verve, le sentiment qui entraîne, la pensée qui domine, le mot qui déconcerte. Écoutez! la conversation s'engage sur le sujet que la philanthropie anglaise a mis à l'ordre du jour, sur la cause qu'elle va plaider au congrès de Vienne : l'abolition de la traite des noirs et de l'esclavage. La duchesse de Mouchy, femme du grand monde, pleine de tact, de savoir-vivre, défend à petit bruit l'esclavage par les motifs ordinaires : toute propriété est respectable, parce que toutes les propriétés se tiennent; celle des esclaves doit donc être respectée. Puis vient le motif de l'infériorité des races. Est-il bien sûr qu'un nègre soit un homme comme un autre? Mme de Staël est indignée, et par conséquent elle est inspirée et éloquente. Elle plane dans les hauteurs, et elle

y entraîne tout le monde avec elle. Elle reconnaît le nègre pour homme au cœur, à l'intelligence, à la parole qui en est le signe, plus encore à la vertu, elle proclame l'unité de l'humanité et l'égalité des races, comme celles des hommes, devant Dieu. Elle accable son adversaire de la supériorité de son talent comme de celle de sa cause, elle est impétueuse, inexorable, écrasante de raison, mais aussi de dédain. Mme de Mouchy essaye en vain d'opérer sa retraite, cette retraite se change en déroute. Alors la jeune Mme de Noailles veut venir en aide à sa mère, et se jette à la traverse avec une de ces plaisanteries qui déconcertent quelquefois précisément parce qu'elles n'ont pas de sens. « De grâce, s'écrie-t-elle étourdiment, ne me parlez pas de gens qui ont un duc de la Limonade!»« Pourquoi n'en parlerais-je pas chez des gens qui ont un duc de Bouillon? » réplique Mme de Staël en haussant légèrement les épaules, et elle reprend son discours.

Ainsi s'écoulaient ces soirées remplies par des conversations intéressantes sur les questions à l'ordre du jour. animées par le sentiment, éclairées par l'idée, et dans lesquelles la saillie française jaillissait, comme une source naturelle, au milieu des discussions les plus sérieuses. Puis quand la pendule avait sonné une heure, M. de Talleyrand, s'appuyant sur les bras de son fauteuil, se levait péniblement, prenait sa canne, saluait sans mot dire, et se retirait. « C'était, dit un contemporain qui assista plus d'une fois à ces tournois de parole, sa manière de résumer la discussion'. »

1 Notes manuscrites du baron d'Haussez.

Nous avons emprunté à ces notes quelques-uns des traits dont nous

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Le salon de Mme de Staël ne fut pas ouvert longtemps, il est vrai; la mort ferma trop tôt ce salon européen, neutralisé par l'amour des lettres et l'attrait qu'excitait la femme illustre chez qui tous les pays comme toutes les opinions se rencontraient, pour écouter une conversation qu'un poëte a comparée à une ode sans fin 2. Mais d'autres asiles demeurèrent ouverts aux lettres, à la philosophie, à la politique. MTM Récamier, que des revers de fortune avaient obligée d'aller habiter une petite cellule de l'Abbaye-aux-Bois, hérita, on peut le dire, du salon de Mme de Staël, dont elle avait été la constante et fidèle amie. Cette femme accomplie dont l'empire sur la société avait survécu à la cause qui l'avait fait naître, car elle avait été si belle, qu'on ne s'aperçut qu'elle était pleine de sens et d'esprit que lorsque le premier éclat de cette merveilleuse beauté eut un peu pâli, attira dans son modeste réduit les hommes les plus éminents de la Restauration et les opinions les plus opposées. « Non-seulement la petite chambre du troisième de l'Abbaye-aux-Bois fut toujours le but des courses des amis de Mme Récamier, dit la duchesse d'Abrantès; mais, comme si le prodigieux pouvoir d'une fée eût adouci la roideur de la montée, ces mêmes étrangers, qui réclamaient comme une faveur d'être admis dans l'élégant hôtel de la Chaussée-d'Antin, sollicitaient encore la même grâce. C'était pour eux un spectacle vrai

nous sommes servi pour composer cette esquisse du salon de Mme de Staël : les autres nous ont été fournis par des personnes qui ont fréquenté ce salon, particulièrement par Mme la comtesse Dupont.

Mme de Staël mourut à Paris le 14 juillet 1817. Elle était née en 1766.

2 M. de Lamartine.

ment aussi remarquable qu'aucune rareté de Paris, de voir, dans un espace de dix pieds sur vingt, toutes les opinions, réunies sous une même bannière, marcher en paix et se donner presque la main. Le vicomte de Chateaubriand racontait à Benjamin Constant les merveilles inconnues de l'Amérique; Mathieu de Montmorency, avec cette urbanité personnelle à lui-même, cette politesse chevaleresque de tout ce qui porte son nom, était aussi respectueusement attentif pour Mme Bernadotte allant régner en Suède, qu'il l'aurait été pour Adélaïde de Savoie, fille d'Humbert aux blanches mains, cette veuve de Louis le Gros qui avait épousé un de ses ancêtres. Assises l'une à côté de l'autre, la duchesse du faubourg Saint-Germain devenait polie pour la duchesse impériale; rien n'était heurté dans cette cellule unique. Toutes les classes de la société savaient que dans cette chambre dont les deux petites fenêtres s'ouvraient, dans les combles, au-dessus des larges fenêtres du grand escalier, habitait un être dont la vie était déshéritée de toutes les joies, et qui néanmoins avait des secours pour toutes les infortunes. Lorsque du fond de sa prison Couder entrevit l'échaufaud', quelle fut la pitié qu'il invoqua? - Va chez Mme Récamier, dit-il à son frère; dis-lui que je suis innocent devant Dieu. Elle comprendra ce témoignage.... » Et Couder fut sauvé. Mme Récamier associa à cette action libérale cet homme qui possède, en même temps, le talent et la bonté : M. Ballanche seconda ses démarches. »

D

Le salon de Mme la duchesse de Duras, qui, selon

1 Il était compromis dans l'affaire de Bories.

M. de Chateaubriand, avait de l'imagination et un peu même, dans le visage, de l'expression de Mme de Staël, était une sorte de temple voué par l'amitié à la gloire de M. de Chateaubriand, et tous ceux qui fréquentaient le temple professaient le culte du génie dont la supériorité était trop éclatante pour ne pas être un peu exclusive. Mme la duchesse de Duras avait le goût et le sentiment de la beauté littéraire, et elle a donné, par la petite nouvelle d'Ourika, une idée du talent qu'elle aurait pu avoir comme auteur.

Ourika n'était point un personnage de convention, mais un personnage réel. On avait donné à Mme la duchesse de Duras une jeune négresse. Elle l'avait fait parfaitement élever, et la traitait comme sa fille. Ourika, c'était son nom, était charmante, elle allait dans le monde, elle y était très-fêtée. Le lendemain d'un bal où la jeune négresse avait eu de grands succès, la duchesse de Duras, qui habitait alors le grand hôtel de la place Beauveau qui fait face à l'avenue Marigny, causait seule à seule avec une de ses amies, sur un canapé entouré d'un paravent, parce qu'on était en hiver. « Vous n'y pensez pas, lui disait celle-ci, et cela, je vous en avertis, finira mal. Vous traitez cette jeune personne comme votre fille, vous l'enivrez des succès du monde; quoi que vous fassiez, c'est une négresse, vous ne trouverez jamais d'établissement pour elle, et à force de l'aimer vous la rendrez malheureuse.» On entendit un faible gémissement, et puis le bruit sourd de la chute d'un corps sur le tapis. C'était la jeune négresse qui, entrée sans être aperçue, à cause du paravent, avait entendu qu'on parlait d'elle, avait écouté

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