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population qu'à celui où elle doit naturellement parvenir. Enfin il y a mille occafions où les accidens particuliers du lieu exigent ou permettent qu'on embraffe plus de terrain qu'il ne paroît nécessaire. Ainfi l'on s'étendra beaucoup dans un pays de montagnes, où les productions naturelles, favoir les bois, les pâturages, demandent moins de travail, où l'expérience apprend que les femmes font plus fécondes que dans les plaines, & où un grand fol incliné ne donne qu'une petite bafe horisontale, la feule qu'il faut compter pour la végétation. Au contraire, on peut fe refferrer au bord de la mer, même dans des rochers & des fables prefque ftériles; parce que la pêche y peut fuppléer en grande partie aux productions de la terre, que les hommes doivent être plus raffemblés pour repoufser les pirates, & qu'on a d'ailleurs plus de facilité pour délivrer le pays par les colonies, des habitans dont il eft furchargé.

A ces conditions pour inftituer un peuple, il en faut ajouter une qui ne peut fuppléer à nulle autre, mais fans laquelle elles font toutes inutiles; c'eft qu'on jouisse de l'abondance & de la paix; car le tems où

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s'ordonne un Etat eft, comme celui où fe forme un bataillon, l'inftant où le corps eft le moins capable de réfiftance & le plus facile à détruire. On résisteroit mieux dans un défordre abfolu que dans un moment de fermentation, où chacun s'occupe de fon rang & non du péril. Qu'une guerre, une famine, une fédition furvienne en tems de crife, l'Etat cft infailliblement renverfé.

Ce n'eft pas qu'il n'y ait beaucoup de Gouvernemens établis durant ces orages ;. mais alors ce font ces Gouvernemens mêmes qui détruifent l'Etat. Les ufurpateurs amenent ou choififfent toujours ces tems de troubles pour faire paffer, à la faveur de l'effroi public, des loix deftructives que le Peuple n'adopteroit jamais de fang-froid. Le choix du moment de l'inftitution eft un des caracteres les plus fûrs par lefquels on peut diftinguer l'œuvre du législateur d'avec celle du tyran.

Quel peuple eft donc propre à la légiflation? Celui qui, fe trouvant déja lié par quelque union d'origine, d'intérêt ou de convention, n'a point encore porté le vrai joug des loix ; celui qui n'a ni coutumes ni fuperftitions bien enracinées ; celui qui ne

craint pas d'être accablé par une invafion fubite, qui, fans entrer dans les querelles de fes voisins, peut réfifter feul à chacun d'eux, ou s'aider de l'un pour repouffer l'autre ; celui dont chaque membre peut être connu de tous & où l'on n'eft point forcé de charger un homme d'un plus grand fardeau qu'un homme ne peut porter; celui qui peut fe paffer des autres peuples & dont tout autre peuple peut fe paffer (n); celui qui n'eft ni riche ni pauvre & peut fe fuffire à lui-même; enfin celui qui réunit la confiftance d'un ancien peuple avec la docilité d'un peuple nouveau. Ce qui rend pénible l'ouvrage de la légiflation, eft moins ce qu'il

(n) si de deux peuples voifins l'un ne pouvoit fe paffer de l'autre, ce feroit une fituation trèsdure pour le premier & très-dangereufe pour le fecond. Toute nation fage, en pareil cas > s'efforcera bien vîte de délivrer l'autre de cette dépendance. La République de Thlascala enclavée dans l'Empire du Mexique aima mieux fe paffer de fel, que d'en acheter des Mexicains, & même que d'en accepter gratuitement. Les fages Thlafcalans virent le piége caché fous cette libéralité. Ils fe conferverent libres, & ce petit Etat, fermé dans ce grand Empire, fut enfin l'inftrument de fa ruine.

en

faut établir que ce qu'il faut détruire; & ce qui rend le fuccès fi rare, c'eft l'impoffi

bilité de trouver la fimplicité de la nature jointe aux befoins de la fociété. Toutes ces conditions, il eft vrai, se trouvent difficilement raffemblées. Auffi voit-on peu d'Etats bien conftitués.

Il est encore en Europe un pays capable de légiflation; c'est l'Ifle de Corfe. La valeur & la conftance avec laquelle ce brave peuple méria fu recouvrer & défendre fa liberté, teroit bien que quelqu'homme fage lui apprît à la conferver. J'ai quelque preffentiment qu'un jour cette petite Ifle étonnera l'Europe.

CHAPITRE XI.

Des divers fyftêmes de Législation.

Si l'on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout fyftême de législation, on trouvera qu'il fe réduit à ces deux objets principaux, la liberté & l'égalité. La liberté, parce que toute dépendance particuliere est autant de force ôtée au corps de l'Etat ; l'égalité, parce que la liberté ne peut fubfifter

fans elle.

J'ai déja dit ce que c'est que la liberté civile; à l'égard de l'égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puiffance & de richeffe foient abfolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle foit au-deffous de toute violence & ne s'exerce jamais qu'en vertu du rang & des loix ; & quant à la richeffe, que nul citoyen ne foit affez opulent pour en pouvoir acheter & nul affez pauvre pour être

un autre

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