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que nous vous propofons, difoient-ils au peuple, ne peut paffer en loi fans votre confentement. Romains, foyez vous-mêmes les auteurs des loix qui doivent faire votre bonheur.

Celui qui rédige les loix n'a donc ou ne doit avoir aucun droit légiflatif, & le peuple même ne peut, quand il le voudroit, fe dépouiller de ce droit incommunicable; parce que felon le pacte fondamental il n'y a que la volonté générale qui oblige les particuliers, & qu'on ne peut jamais s'affurer qu'un volonté particuliere eft conforme à la volonté générale, qu'après l'avoir soumise aux fuffrages libres du peuple : j'ai déja dit cela, mais il n'eft pas inutile de le répéter.

Ainfi l'on trouve à la fois dans l'ouvrage de la Légiflation deux chofes qui femblent incompatibles: une entreprife au-deffus de la force humaine, & pour l'exécuter, une autorité qui n'eft rien.

Autre difficulté qui mérite attention. Les Tages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du fien, n'en fauroient être entendus. Or il y a mille fortes d'idées qu'il eft impoffible de traduire dans la langue du

peuple. Les vues trop générales & les objets trop éloignés font également hors de fa portée; chaque individu ne goûtant d'autre plan de gouvernement que celui qui se rapporte à fon intérêt particulier, apperçoit difficilement les avantages qu'il doit retirer des privations continuelles qu'impofent les bonnes loix. Pour qu'un peuple naifant pût goûter les faines maximes de la politique & fuivre les regles fondamentales de la raifon d'Etat, il faudroit que l'effet pût devenir la caufe, que l'efprit focial qui doit être l'ouvrage de l'inftitution préfidât a l'institution même, & que les hommes fuffent avant les loix ce qu'ils doivent devenir par elles. Ainfi donc le Légiflateur ne pouvant employer ni la force ni le raifonnement, c'eft une néceffité qu'il recoure à une autorité d'un autre ordre, qui puiffe entraîner fans violence & perfuader fans convaincre.

Voilà ce qui força de tous tems les peres des nations de recourir à l'intervention du ciel & d'honorer les Dieux de leur propre fageffe, afin que les peuples, foumis aux loix de l'Etat comme à celles de la nature, & reconnoiffant le même pouvoir dans la formas

tion de l'homme & dans celle de la Cité, obéiffent avec liberté & portaffent docilement le joug de la félicité publique.

Cette raifon fublime qui s'éleve au-deffus de la portée des hommes vulgaires, eft celle dont le Légiflateur met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner par l'autorité divine ceux que ne pourroit ébranler la prudence humaine (m). Mais il n'appartient pas à tout homme de faire parler les Dieux, ni d'en être cru quand il s'annonce pour être leur interprete. La grande ame du Législateur eft le vrai miracle qui doit prouver fa miffion. Tout homme peut graver des tables de pierre, ou acheter un oracle, ou feindre un fecret commerce avec quelque divinité, ou dreffer un oifeau pour lui parler à l'oreille, ou trouver d'autres moyens groffiers d'en imposer au peuple. Celui qui

(m) » E verementa, dit Machiavel, mai non > fù alcuno ordinatore di leggi ftraordinarie in un » popolo, che non ricorreffe à Dio, perche al>>trimenti non farebbero accettate; perche sono >> molti beni conofciuti da uno prudente, i quali >> non hanno in fe raggioni evidenti da potergli >> perfuadere ad altrui. Discorsi sopra Tito Livio.

ne

ne faura que cela pourra même affembler par hafard une troupe d'infenfés, mais il ne fondera jamais un empire, & fon extravagant ouvrage périra bientôt avec lui. De vains preftiges forment un lien passager il n'y a que la fagelse qui le rende durable. La loi Judaïque toujours subsistante, celle de l'enfant d'Ifmaël qui depuis dix fiecles régit la moitié du monde, annoncent encore aujourd'hui les grands hommes qui les ont dictées; & tandis qui l'orgueilleuse philofophie ou l'aveugle efprit de parti ne voit en eux que d'heureux impofteurs, le vrai politique admire dans leurs institutions ce grand & puiffant génie qui préfide aux établiffemens durables.

Il ne faut pas de tout ceci conclure avec Warburton que la politique & la religion aient parmi nous un objet commun, mais que dans l'origine des nations l'une fert d'inftrument à l'autre.

CHAPITRE VIII.

Du Peuple.

COMME avant d'élever un grand édifice

l'architecte obferve & fonde le fol, pour voir s'il en peut foutenir le poids, le fage inftituteur ne commence pas par rédiger de bonnes loix en elles-mêmes, mais il examine auparavant fi le peuple auquel il les deftine eft propre à les fupporter. C'est pour cela que Platon refufa de donner des loix aux Arcadiens & aux Cyréniens, fachant que ces deux Peuples étoient riches & ne pouvoient fouffrir l'égalité : c'est pour cela qu'on vit en Crete de bonnes loix & de méchans hommes, parce que Minos n'avoit difcipliné qu'un peuple chargé de vices.

Mille nations ont brillé fur la terre qui n'auroient jamais pu fouffrir de bonnes loix, & celles mêmes qui l'auroient pu n'ont eu dans toute leur durée qu'un tems fort court pour cela. La plupart des peuples ainfi que des hommes ne font dociles que dans

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