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CHAPITRE VI.

De la Loi.

PAR le pacte focial nous avons donné l'exiftence & la vie au Corps politique : il s'agit maintenant de lui donner le mouvement & la volonté par la légiflation. Car l'acte primitif par lequel ce corps fe forme & s'unit ne détermine rien encore de ce qu'il doit faire pour fe conferver.

Ce qui eft bien & conforme à l'ordre eft tel par la nature des chofes & indépendamment des conventions humaines. Toute juftice vient de Dieu, lui feul en eft la fource; mais fi nous favions la recevoir de fi haut, nous n'aurions befoin ni de gouvernement ni de loix. Sans doute il eft une justice univerfelle émanée de la raifon feule; mais cette juftice, pour être admise entre nous doit être réciproque. A confidérer humainement les chofes, faute de fan&tion naturelle les loix de la juftice font vaines parmi les hommes; elles ne font que le bien du mé

chant

chant & le mal du jufte, quand celui-ci les obferve avec tout le monde fans que perfonne les obferve avec lui. Il faut donc des conventions & des loix pour unir les droits aux devoirs, & ramener la justice à son objet. Dans l'état de nature, où tout eft commun, je ne dois rien à ceux à qui je n'ai rien promis je ne reconnois pour être à autrui que ce qui m'eft inutile. Il n'en eft pas ainfi dans l'état civil où tous les droits font fixés par la loi.

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Mais qu'eft ce donc enfin qu'une loi? Tant qu'on fe contentera de n'attacher à ce mot que des idées métaphysiques, on continuera de raisonner fans s'entendre; & quand on aura dit ce que c'eft qu'une loi de la nature, on n'en faura pas mieux ce que c'eft qu'une loi de l'Etat.

J'ai déja dit qu'il n'y avoit point de volonté générale fur un objet particulier. En effet, cet objet particulier eft dans l'Etat ou hors l'Etat. S'il eft hors l'Etat, une volonté qui lui eft étrangere n'est point générale par rapport à lui; & fi cet objet eft dans l'Etat, il en fait partie : alors il fe forme entre le tout & fa partie une relation qui en fait deux

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êtres féparés, dont la partie eft l'un, & le tout moins cette même partie est l'autre. Mais le tout moins une partie n'eft point le tout, & tant que ce rapport fubfiste il n'y a plus de tout mais deux parties inégales; d'où il fuit que la volonté de l'une n'eft point non plus générale par rapport à l'autre.

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Mais quand tout le peuple ftatue fur tout le peuple, il ne confidere que lui inême, & s'il fe forme alors un rapport, c'eft de l'objet entier fous un point de vue, à l'objet entier fous un autre point de vue, fans aucune divifion du tout. Alors la matiere fur laquelle on ftatue eft générale comme la volonté qui ftatue. C'est cet acte que j'appelle une loi.

Quand je dis que l'objet des loix est toujours général, j'entends que la loi confidere les fujets en corps & les actions comme abftraites, jamais un homme comme individu, ni une action particuliere. Ainfi la loi peut bien ftatuer qu'il y aura des priviléges, mais elle n'en peut donner nommément à perfonne; la loi peut faire plufieurs claffes de citoyens, affigner même les qualités qui donneront droit à ces claffes, mais elle ne peut nommer tels & tels pour y être admis;

elle peut établir un Gouvernement Royal & une fucceffion héréditaire, mais elle ne peut élire un Roi, ni 'nonimer une Famille Royale ; en un mot, toute fonction qui fe rapporte à un objet individuel n'appartient point à la puiffance légiflative.

Sur cette idée, on voit à l'instant qu'il ne faut plus demander à qui il appartient de faire des loix, puifqu'elles font des actes de la volonté générale; ni fi le Prince est audeffus des loix, puifqu'il eft membre de l'Etat ; ni fi la loi peut être injufte, puifque nul n'est injufte envers lui-même ; ni comment on eft libre & soumis aux loix, puifqu'elles ne font que des registres de nos volontés.

On voit encore que la loi réuniffant l'univerfalité de la volonté & celle de l'objet, ce qu'un homme, quel qu'il puiffe être, ordonne de fon chef, n'eft point une loi; ce qu'ordonne même le Souverain fur un objet particulier n'eft pas non plus une loi mais un décret, ni un acte de fouveraineté mais de magiftrature.

J'appelle donc République tout Etat régi par des loix, fous quelque forme d'admi

niftration que ce puiffe être : car alors feulement l'intérêt public gouverne, & la chofe publique eft quelque chofe. Tout Gouvernement légitime est républicain (i): j'expliquerai ci-après ce que c'eft que Gouver

nement.

Les loix ne font proprement que les conditions de l'affociation civile. Le peuple foumis aux loix en doit être l'auteur ; il n'appartient qu'à ceux qui s'affocient de régler les conditions de la fociété ; mais comment les régleront-ils ? Sera-ce d'un commun accord, par une infpiration fubite? Le Corps politique a-t-il un organe pour énoncer les volontés ? Qui lui donnera la prévoyance néceflaire pour en former les actes & les publier d'avance ou comment les prononcera-t-il au moment du befoin? Comment une multitude aveugle qui fouvent ne fait ce qu'elle vent, parce

(i) Je n'entends pas feulement par ce mot une Ariftocratie, ou une Démocratie, mais en général tout Gouvernement guidé par la volonté générale, qui eft la loi. Pour être légitime, il ne faut pas que le Gouvernement fe confonde avec le Souverain, mais qu'il en foit le miniftre: alors la Monarchie elle-même et République. Ceci s'éclaircira dans le livre fuivant.

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