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Malgré ces priviléges, la condition de la classe inférieure du clergé n'est qu'un peu au-dessus de celle des serfs. Après la noblesse et le clergé, vient l'ordre des bourgeois, des marchands divisés en classes suivant l'évaluation de leur fortune, et des paysans propriétaires, libres ou affranchis. Les membres de cet ordre payent une capitation : les seuls employés civils en sont exempts: les marchands se achètent du service militaire par une somme déterminée. La quatrième et dernière classe est celle des serfs, entre lesquels on distingue ceux de la couronne; le plus souvent on donne au serf une certaine portion de terrain à cultiver pour la subsistance et l'entretien de sa famille i en vend les produits à sou profit, moyennant une redevance annuelle de quatre à six roubles suivant la nature du terrain concédé. La condition

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de ces esclaves dont on évalue le nombre à cinq millions cinq cent mille individus serait la plus heureuse sans les vexations criantes des agens de la couronne. Le sort des paysans de la noblesse dépend entièrenient du caractère de leur maître; et trop souvent il n'y a que le sentiment de son intérêt qui modère la rigueur des traitemens qu'il peut leur faire éprouver. Il dispose à son gré d'eux et de leur famille, ou il les tient attachés à la glèbre, où il les prend à sen service, leur fait apprendre un métier ou un art, les envoie aux mines ou à l'armée, leur permet de commercer de travailler pour leur compte, ou de mandier dans tous ces cas il augmente arbitrairement la redevance en proportion des bénéfices qu'ils peuvent faire. A la vérité, la loi ne lui donne pas sur eux le droit de vie ou de mort, et la haute justice appartient au Voivode du cercle; et l'on peut citer deux ou trois exemples de maîtres qui ont été punis de l'excès de leur barbarie; mais il est rare et presque impossible que la justice impériale pénètre dans le secret de l'esclavage; et d'ailleurs les droits que le propriétaire a conservés, tels que ceux d'exercer la police intérieure, de dési

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gner pour l'enrôlement, d'envoyer aux mines de Sibérie, d'élever à son gré la redevance et de vexer les serfs de mille manières, équivant au droit le plus absolu. Quelques souverains russes, et surtout Catherine II, ont voulu multiplier les affranchissemens, et ont laissé entrevoir l'intention d'abolir l'esclavage; mais l'orgueil et l'avarice des propriétaires se sont révoltés à cette seule idée ; et la Russie est aujourd'hui le seul pays de l'Europe où l'esclavage existe encore dans toute sa rigueur.

Quoique tout dérive en Russie du principe de despotisme qui descend du maitre jusqu'au dernier des esclaves, l'administration publique y offre pourtant quel ques formes des gouvernemens européens : elle se compose d'un conseil privé, de gés séparément de la direction des affaiministres, de plusieurs colléges charres politiques, civiles, militaires et commerciales. Cinquante gouvernemens divisés en cercles constituent l'administration locale des provinces: des cours de justice sont établies dans les cités les plus populeuses de l'empire; mais cette carrière dédaignée par les nobles est la naissance, sans mérite, sans instruction plus souvent abandonnée à des gens sans et sans probité d'ailleurs la police intérieure et domestique punissant arbiesclaves, les magistrats n'ont à s'octrairement les désordres et les délits des cuper que des crimes dénoncés ou des Procès d'un petit nombre de propriéparalyse la vigueur de la nation, comme taires. Du reste, l'esclavage domestique il

corrompt la morale des individus. L'a griculture ne peut pas prospérer là où les agriculteurs ne sont pas propriétaires : là où ses travaux ne sont point honorés l'industrie ne peut pas se perfectionner, même ne peut pas faire des progrès, là et ses bénéfices assurés; l'art militaire où l'honneur n'est qu'un mot vague et sans application.

De toutes les branches de l'administration russe, celle des finances est la moins connue et la plus difficile à connaître

jusqu'à ces derniers temps on n'a eu que des données approximatives à cet égard: l'auteur se borne à quelques observations sur la nature des impositions évidemment insuffisantes pour suffire aux besoins de l'état sur la multiplication nécessaire du papier monnaie, sur l'obscurité dont est enveloppé le montant de la dette publique.

A quelques modifications près on remarque dans toutes les branches de l'administration russe le même défaut de renseignemens positifs et de résultats certains que dans celle des finances: de là vient, en particulier, la différence prodigieuse des appréciations de son état militaire. L'auteur entre à ce sujet dans des détails très-intéressans, mais dans lesquels les bornes de ce Journal ne'nous permettent pas de le suivre, non plus que dans ses excellentes observations sur Ja marine militaire de la Russie si faible en proportion des grandes ressources qu'elle aurait pour la rendre plus respectable; par les avantages commerciaux que lui procurent les immenses productions de son territoire, la facilité de les faire circuler pendant l'été par la grande quantité de rivières et des canaux qu'elle renferme; dans l'hiver, par le traînage, espèce de transport si commode et si peu dispendieux; sur la faiblesse enfin de son industrie par lè trop petit nombre de bras. Il en résulte que le commerce intérieur de la Russie he peut guères être évalué qu'à cinq cents ou cinq cent cinquante millions de roubles au plus; évaluation bien inférieure à celle des produits industriels et territoriaux de la France ou de la GrandeBretagne.

L'auteur termine le tableau de l'état de l'empire russe au commencement du dix-neuvième siècle, par des considérations sur l'état moral des Russes à cette époque elles sont si substancielles que l'analyse ne pourrait en rien retrancher et qu'il faut les lire dans l'ouvrage même.

L'appendice qui est à la fin de l'ou vrage est composé de huit numéros

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en

l'auteur y a rangé 1) la table des sourerains russes; 2) un tableau général de la population de l'empire de Russie; 3) un tableau de la population des pays conquis par la Russie depuis 1721 ; 4) l'état des revenus de l'empire russe 1796; 5) l'état militaire de la Russie sur la fin du règne de Catherine II, sur le pied de guerre; 6) l'état de la marine russe à cette même époque; 7) le commerce de Pétersbourg, tant en importations, qu'en exportations; 8) les monnaies, poids et mesures de la Russie.

VOYAGES.

Voyages en Russie, en Tartarie ét en Turquie, par M. E. D. Clarke. (Voyez pour le développement du titre, l'adresse et le prix, le deuxième cahier de ce Journal 1813.)

Suite de l'article deuxième.

En quittant Tscherkaskoi, les voyageurs s'embarquèrent sur le Don pour la mer d'Azof, d'où ils se proposaient de gagner les mouts Caucases et la Circassie. Sur leur route s'offrit Nakhtshivan, colonie arménienne établie dans le pays environ vingt ans auparavant, et qui, durant cette courte période était parvenue à un état florissant. Ses habitans sunt originaires de la Crimée : ils ont envirou quatre cents boutiques toutes placées dans un grand bâtiment couvert comme à Moscou. Les villes situées près les bouches du Don offrent le tableau le ainsi que dans plus singulier : ou y voit, les campagnes environnantes huit nations d'idiomes différens,des Cosaques, des Taitares, des Turcs, des Kalmouks, des Rus

ses,

des Arméniens, des Grecs, des Italiens. Tout le midi de la Russie, aiusi que la partie septentrionale de la Crimée dans toute son étendue, ne forme qu'une plaine inculte. Les trois anciens voyageurs qui, des parties civilisées de l'Europe viurent autrefois dans ces régions barbares, trouvèrent le pays tel exacte

ment qu'il paraît encore aujourd'hui : on en voit un tableau très-fidèlé dans la Relation de Rubruquis employé comme missionnaire vers le milieu du treizième siècle et dans l'itinéraire du voyage de Pambassadeur du pape Innocent IV, en Tartarie, en l'année 1246.

En continuant de s'avancer vers Azof, l'idée de naviguer, ayant toute l'Europe à sa droite et l'Asie entière à sa gauche, suggéra au docteur Clarke les réflexions suivantes qui décèlent une grande sagacité chez ce voyageur.

« La civilisation, les lumières, le com<< merce, le pouvoir et l'influence de « l'une, la paresse, la superstition, la « mollesse, la barbarie et l'ignorance de « l'autre. Un contraste aussi frappant « nous intéressait vivement. Un fait m'a « été démontré en traversant l'Europe « dont j'ai observé la plus grande partie, « c'est qu'il n'existe parmi ses habitans « aucun peuple sauvage et barbare: toutes les parties de l'Europe sont civili«sées : si cependant on regarde comme « sauvages le Tartare chasseur, le Kal «mouk vagabond, et le Lapon nomade << qui tous ont des manières douces, on « peut observer du moins qu'ils ne sont « particulièrement attachés à aucun territoire distinct, mais qu'ils mènent, « comme l'Arabe le plus sauvage, une « vie errante. On se croit généralement « autorisé à flétrir, par l'imputation la plus injuste de barbarie des nations « éloignée de nous. Cependant le paysan a d'Irlande, le contrebandier anglais et la poissarde de France sont réellement « moins éclairés, plus inhumains, et ont « plus de férocité sauvage qu'un Lapon, « Tartare ou Kalmouk. Quant au Lapon « cultivateur, au montagnard de Norwège, et aux habitans du nord de la « Suède, nulle part il n'existe un peu «ple doué d'inclinations plus douces et plus hospitalières. »

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La ville d'Azof que les voyageurs rencontrèrent sur leur route ne parut au docteur Clarke répondre ni par sa population, ni sous les rapports mili

taires, au rôle important qu'elle a joué
dans les guerres entre la Russie et les
Turcs, et à la distinction que les géo-
graphes modernes lui ont donnée sur les
cartes. Il chercha inutilement aux envi
rons de cette ville qui en mérite à peine
le nom les vestiges de l'ancienne ville de
Tanais. Celle de Taganrock où les voya -
geurs abordèrent contenait autrefois
soixante et dix mille habitaus; mais, en
exécution de la fameuse capitulation du
Prut elle fut complètement détruite. Sa
restauration commence à l'époque de
l'établissement de la colonie arménienne
'de Nakhts-lwan. Sans le manque d'eau
douce nulle autre position dans le midi
de la Russie ne serait plus favorable pour
le commerce. Les habitans de la mer
Noire trouvent ici prêts à être embarqués
tous les produits de la Sibérie, le caviar
et les autres denrées d'Astracan; mais
Taganrock ne peut soutenir son com-
merce que pendant trois mois de l'au-
née En hiver le fleuve est gelé, et les
traîneaux passent sur la glace à Azof.
Taganrock a trois foires dans l'année.
Cette ville reçoit des états ottomans une
grande quantité de fruits, des vins grecs,
de l'encens, du café, des soieries, des
schalls, du tabac, des pierreries pré-
cieuses et du cuivre que malgré sa man-
vaise qualité, on envoie en totalité à
Moscou elle exporte surtout beaucoup
de caviac et de beurre, du suif, du blé,
des fourures, du canevas, des toiles, des
laines, des agrès, du chanvre et du fer.
Le plus grand avantage de Taganrock
est de servir actuellement d'entrepôt aux
productions de la Sibérie. La quantité
de poisson péchée dans la mer d'Azof
est étonnante on expédie ce poisson
lorsqu'il a été séché, dans tout le midi
de la Russie. La composition singulière.
de la population de Taganrock est sans
exemple, chaque rue rassemble les scè-
nes variées d'une mascarade. Le docteur
Clarke distingua un jour, dans un seul
groupe quinze différentes nations dont
il donne le dénombrement; et il observe
que l'habillement de tous ces individus
n'était pas moins remarquable que l'aċ-

cord et l'amitié qui paraissent régner parmi eux: aucun ne paraissait regarder son voisin comme un étranger.

Ici le docteur Clarke donne des renseignemens curieux sur le canal de communication entre la mer Caspienne et la mer Noire, entreprise de la plus grande importance commencée par Pierre I, continuée sous quelques uns de ses successeurs, mais restée encore imparfaite. Sa digression sur les Kalmouks n'est pas moins intéressante. Il décrit les cérémonies qu'ils observent dans leurs mariages, les signes sacrés qu'ils reconnaissent, la différence qui existe entre leur écriture vulgaire et sacrée. Lorsque le docteur Clarke, avec le secours d'un interprête, les question na sur Samarcande, ville autrefois fameuse, ils lui assurèrent qu'elle renfermait encore plusieurs vestiges de son ancienne magnificence: il ajoute que cette ville contient sans doute bien des écrits curieux, puisque les Kalmouks sont très-instruits dans l'art de Pécriture et qu'ils ont même en vénération certains de leurs manuscrits.

A ces renseignemens sur les Kalmouks, le docteur Clarke en joint d'autres sur les Cosaques de la mer Noire, sur les causes de leur émigration, sur la différence qu'on doit observer entre ces Cosaques et ceux du Dou, et les Russes.

En s'avançant à travers des steppes, les voyageurs s'approchaient du Kuban, et ils découvrirent les montagnes du Caucase avec leurs cimes âpres et élevées. En se rappelant l'impression que, lui avait laissée la vue des Alpes à Augsbourg, le docteur Clarke estima que la chatue du Mont-Caucase n'a ni la hauteur, ni la majesté des Alpes, quelque puisse être d'ailleurs l'élévation respective de ces masses énormes.

Avant d'arriver au Kuban, les voyageurs traversèrent le territoire des Tschernomanski: ce sont encore des Cosaques dont la capitale se nomme Ekaterinedara ou Don de Catherine: elle ne ressemble en aucune manière à nos

villes d'Europe : c'est plutôt un bosquet ou une forêt de chênes au sein de laquelle une quantité d'habitations séparées l'une de l'autre échappent même aux regards. L'air de cette métropole des forêts est pestiféré et l'eau qu'on y boit est très insalubre. Les maisons des habitans sont plus propres que les meilleures chau mières auglaises : la plupart des Cosaques cultivent des jardins. Le gouvernement est entre les mains de l'hetman et de ses officiers, La guerre avait éclaté entre eux et les Circassiens à l'occasion des incursions et des vols que depuis trois ans ceux-ci ne cessaient de faire sur leur territoire. Le docteur Clarke' trace un précis de cette guerre qui fut tout à l'avantage des Cosaques et le termina par un traité de paix que signalèrent des cérémonies dont il fait la description.

Pendant les conférences qui précédérent ce traité, le docteur Clarke examina attentivement la foule des Circas siens d'un ordre inférieur : une multi-' tude d'entre eux traversait le Kuban en canots et se réunissait sur le bord russe: ils venaient échanger du bois, du miel et des armes pour du sel, suivant l'usage ordinaire en temps de paix : il eut occasion de voir, dans leur armure la plus complète, quelques-uns de ces sauvages montagnards du Caucase, tous voleurs de profession. Les portraits des naturels de la mer du Sud ne représentent pas la nature humaine dans un état plus effrayant que celui où elle se montre parmiles Circassiens. Ces barbares laissent paraître, dans leur contenance pression la plus forte d'une bravoure féla méfiance. Si l'on ne paraît pas faire roce, de la fausseté, de la fourberie, de attention à un Circassien, il suit vos pas,' son front est soucieux, il paraît méditer quelque acte criminel : dès qu'il s'aperçoit qu'on l'observe, son visage s'abandonne à un sourire perfide; il prend l'attitude la plus obligeante et la plus soumise. Ces sauvages ont la plus grande partie du corps entièrement nue, parţię

l'ex

culièrement les jambes, les pieds et les bras ils ne portent, pas de chemises, mais seulement des caleçons déguenillés.

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La différence des conditions n'en met presque aucune entre eux dans l'habillement seulement le paysan se couvre la tête et les épaules d'un grand capuchon. La beauté des formes et les traits cir cassiens qu'on vante depuis si long-temps est assurement très-remarquable: ils ont eu général le nez aquilin, les sourcils arqués et réguliers. La plupart ont la bouche petite les dents singulièrement blanches. Ils paraissent généralement bienfaits et très ag les presque tous sont d'un taille moyenne. Les femmes circassiennes méritent de passer pour les plus belles peut être du monde, leur extérieur est plein de charmes et leurs traits sont très-délicats. Celles que nous vîmes, dit le docteur Clarke, et qui n'étaient que des captives amenées avec leurs familles par suite des événemens de la guerre, nous parurent d'une trèsgrande beauté. Plusieurs, quoique livrées aux tourmens d'une mauvaise santé, à la fatigue, et sous le poids de toutes les douleurs qui altèrent le plus profondé– ment les traits, conservaient encore la physionomie la plus intéressante: leurs cheveux sont en général sombrés ou d'un brun léger; ils approchent quelque fois du noir leurs yeux jettent un éclat remarquable qui est particulier à la nation circassienne, et qui, dans quelques hommes, produit une étrange expression de férocité. Les chef-d'oeu vres les plus parfaits des meilleurs peintres représentant un Hector ou une Helène, n'ont jamais étalé plus de beauté que n'en offraient les prisons d'Ekaterinedara où les Circassiens blessés, hommes et femmes, chargés de fer et confoudus ensemble, étaient livrés à la inaladie et aux douleurs.

Les voyageurs ayant obtenu la permission de pénétrer dans le territoire des Circassiens recueillirent quelques notions très-curieuses sur plusieurs usages de eette nation, sur leurs instru

mens informes de musique, sur leurs danses qui ont quelque conformité avec ceiles de la mer du Sud, sur leur maniére de vivre qui est celle de voleurs de profession, sur les traits d'héroïsme qui éclatent quelquefois au milieu de leurs brigandages, sur leurs idiomes qui sont aussi variés que les petites souverainetés et généralement rudes et gutturaux.

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Une seconde excursion qu'on permit aux voyageurs de faire dans la Circassie, ne put leur procurer aucunes autres lumières sur ce pays et ses habitans, Nous allons en faire connaître la cause dans les propres termes du docteur Clarke. « Plus de soixante Circassiens parurent « tout-à-coup au milieu des saules: ils « s'étaient rassemblés à notre approche « et nous adressèrent plusieurs demandes « d'un ton animé qui, à la vérité, « nous parut peut-être menaçant que par l'impossibilité de pouvoir les compren« dre. Irrités, comme ils devaient être « par les événemens de la dernière guerquelle confiance auraient-ils pu nous inspirer? Si parmi les nations « sauvages P'hospitalité est sacrée, la « vengeance n'est pas moins un objet de « vénération pour eux surtout pour les « Circassiens nous nous retirâmes donc « dans nos canots, et nous dîmes adieu « à un pays qui paraissait se refuser à « toutes les tentatives faites pour le re<< connaître. >>>

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