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PLUTON.

Voilà une grosse finesse! Il s'ensuit de là que tout ce qui se peut dire de beau est dans les dictionnai= res il n'y a que les paroles qui sont transposées. Mais est-il possible que des personnes du mérite de Brutus et de Lucrece en soient venues à cet excès d'extravagance, de composer de semblables bagatelles ?

DIOGEN E.

C'est pourtant par ces bagatelles qu'ils ont fait connoître l'un et l'autre qu'ils avoient infiniment d'esprit.

PLUTON.

Et c'est par ces bagatelles, moi, que je reconnois qu'ils ont infiniment de folie. Qu'on les chasse. Pour moi, je ne sais tantôt plus où j'en suis. Lucrece amou reuse! Lucrece coquette ! Et Brutus son galant! Je ne désespere pas un de ces jours de voir Diogene lui-même galant.

DIOGEN E.

Pourquoi non? Pythagore l'étoit bien.

PLUTON.

Pythagore étoit galant?

DIOGENE.

Oui, et ce fut de Théano sa fille, formée par lui à la galanterie, ainsi que le raconte le généreux Herminius dans l'histoire de la vie de Brutus; ce fut, dis-je, de Théano que cet illustre Romain apprit ce beau symbole, qu'on a oublié d'ajouter aux autres symboles de Pythagore : « Que c'est à pousser les beaux sentiments pour une maîtresse, et à faire l'as «mour, que se perfectionne le grand philosophe.

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PLUTO N.

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J'entends. Ce fut de Théano qu'il sut que c'est la folie qui fait la perfection de la sagesse. O l'admi= rable précepte! Mais laissons là Théano. Quelle est

cette précieuse renforcée que je vois qui vient à nous ?

DIOGEN E.

C'est Sapho, cette fameuse Lesbienne qui a inventé les vers saphiques.

PLUTON.

On me l'avoit dépeinte si belle! Je la trouve bien laide.

DIOGEN E.

Il est vrai qu'elle n'a pas le teint fort uni, ni les traits du monde les plus réguliers. Mais prenez garde qu'il y a une grande opposition du blanc et du noir de ses yeux, comme elle le dit elle-même dans l'histoire de sa vie.

PLUTON.

Elle se donne là un bizarre agrément ; et Cerbere, selon elle, doit donc passer aussi pour beau, puis qu'il a dans les yeux la même opposition.

DIOGENE.

Je vois qu'elle vient à vous. Elle a sûrement quelque question à vous faire.

SAPHO.

Je vous supplie, sage Pluton, de m'expliquer fort au long ce que vous pensez de l'amitié, et si vous croyez qu'elle soit capable de tendresse aussi bien que l'amour. Car ce fut le sujet d'une généreuse con versation que nous eûmes l'autre jour avec le sage Démocede et l'agréable Phaon. De grace, oubliez donc pour quelque temps le soin de votre personne et de votre état ; et, au lieu de cela, sougez à me bien définir ce que c'est que cœur tendre, tendresse d'ami. tié, tendresse d'amour, tendresse d'inclination, et tendresse de passion.

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Oh! celle-ci est la plus folle de toutes. Elle a la mine d'avoir gâté toutes les autres.

PLUTON.

Mais regardez cette impertinente! C'est bien le temps de résoudre des questions d'amour, que le jour d'une révolte !

DIOGENE.

Vous avez pourtant autorité pour le faire : et tous les jours les héros que vous venez de voir, sur le point de donner une bataille où il s'agit du tout pour eux, au lieu d'employer le temps à encourager les soldats, et à ranger leurs armées, s'occupent à entendre l'histoire de Timarete ou de Bérélise, dont la plus haute aventure est quelquefois un billet perdu, ou un bracelet égaré.

PLUTON.

Ho bien! s'ils sont fous, je ne veux pas leur res. sembler, et principalement à cette précieuse ridi= cule.

SAPHO.

Eh! de grace, seigneur, défaites-vous de cet air grossier et provincial de l'enfer, et songez à prendre l'air de la belle galanterie de Carthage et de Capoue. A vous dire le vrai, pour décider un point aussi im= portant que celui que je vous propose, je souhaite= rois fort que toutes nos généreuses amies et nos illustres amis fussent ici. Mais, en leur absence, le sage Minos représentera le discret Phaon, et l'en joué Diogene le galant Esope.

PLUTON.

Attends, attends, je m'en vais te faire venir ici une personne avec qui lier conversation. Qu'on m'appelle Tisiphone.

SAPHO.

Qui? Tisiphone? Je la connois, et vous ne serez peut-être pas fâché que je vous en fasse voir le portrait que j'ai déja composé par précaution, dans le dessein où je suis de l'insérer dans quelqu'une des histoires

3.

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que nous autres faiseurs et faiseuses de romans sommes obligés de raconter à chaque livre de notre

roman.

PLUTON.

Le portrait d'une Furie! Voilà un étrange projet.

DIOGENE.

Il n'est pas si étrange que vous pensez. En effet, cette même Sapho que vɔus voyez a peint dans ses ouvrages beaucoup de ses généreuses amies, qui ne surpassent guere en beauté Tisiphone, et qui néanmoins, à la faveur des mots galants et des façons de parler élégantes et précieuses qu'elle jette dans leurs peintures, ne laissent pas de passer pour de dignes héroïnes de roman.

MINOS.

Je ne sais si c'est curiosité ou fólie : mais je vous avoue que je meurs d'envie de voir un si bizarre portrait.

PLUTON.

Hé bien donc, qu'elle vous le montre, j'y con= sens. Il faut bien vous contenter. Nous allons voir comment elle s'y prendra pour rendre la plus ef= froyable des Euménides agréable et gracieuse.

DIOGEN E.

Ce n'est pas une affaire pour elle, et elle a déja fait un pareil chef-d'œuvre en peignant la vertueuse Arricidie. Ecoutons donc; car je la vois qui tire le portrait de sa poche.

SAPHO, lisant.

L'illustre fille dont j'ai à vous entretenir a en toute sa personne je ne sais quoi de si furieusement extraordinaire, et de si terriblement merveilleux, que je ne suis pas médiocrement embarrassée quand je songe à vous en tracer le portrait.

MINOS.

Voilà les adverbes FURIEUSEMENT et TERRIBLES

MENT qui sont, à mon avis, bien placés et tout-à-fait en leur lieu.

SAPHO continue de lire.

Tisiphone a naturellement la taille fort haute, et passant de beaucoup la mesure des personnes de son sexe; mais pourtant si dégagée, si libre, et si bien proportionnée en toutes ses parties, que son énormité même lui sied admirablement bien. Elle a les yeux petits, mais pleins de feu, vifs, perçants, et bordés d'un certain vermillon qui en releve pro= digieusement l'éclat. Ses cheveux sont naturellement bouclés et annelés ; et l'on peut dire que ce sont au= taut de serpents qui s'entortillent les ans dans les autres, et se jouent nonchalamment autour de son visage. Son teint n'a point cette couleur fade et blanchâtre des femmes de Scythie, mais il tient beaucoup de ce brun mâle et noble que donne le soleil aux Africaines qu'il favorise le plus près de ses regards. Son sein est composé de deux demi-globes brûlés par le bout comme ceux des Amazones, et qui, s'éloignant le plus qu'ils peuvent de sa gorge, se vont négligemment et languissamment perdre sous ses deux bras. Tout le reste de son corps est presque composé de la même sorte. Sa démarche est extrê= mement noble et fiere. Quand il faut se hâter, elle vole plutôt qu'elle ne marche, et je doute qu’Atalante la pût devancer à la course. Au reste, cette vertuense fille est naturellement ennemie du vice, surtout des grands crimes, qu'elle poursuit par-tout un flambeau à la main, et qu'elle ne laisse jamais en repos, secondée en cela par ses deux illustres sœurs, Alecto et Mégere, qui n'en sont pas moins ennemies qu'elle; et l'on peut dire de ces trois sœurs, que c'est une morale vivante.

DIOGEN E.

Hé bien, u'est-ce pas là un portrait merveilleux?

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