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de tout ce qu'il a aimé, préféré pendant la vie terrestre, afin qu'il puisse la continuer. Le respect du cadavre, qui pendant longtemps a rattaché l'immortalité à la dépouille mortelle, ne se concilie pas avec la théorie de l'autre soi. Plus M. Herbert Spencer s'attache à faire ressortir la solidarité entre la vie future et la vie terrestre pour le sauvage, plus il prouve que celui-ci a conscience de l'identité de la personne au travers de la mort; plus il ôte d'importance à son hypothèse de l'autre soi, laquelle cependant est le point de départ de toute son explication de la religion rattachée au rêve.

Nous arrivons plus sûrement encore à la même conclusion, si nous allons au fond de cette idée de l'autre vie, de la vie d'au delà, même en nous tenant à la forme grossière sous laquelle M. Herbert Spencer nous la présente. Chez le plus rude sauvage, elle est traversée d'un pâle rayon de l'idée morale. A ses yeux, toujours d'après l'auteur, la résurrection dépend de sa conduite dans la vie (1). La seconde vie, pour certains peuples, apparaît comme le prix de la bravoure (2). Etait-il possible de marquer d'une manière plus positive qu'il n'y a qu'un seul et même moi dans les deux vies, puisque ce sont nos mérites ou nos démérites dans celle-ci qui déterminent notre état dans l'autre? Il y a ici plus que la preuve de l'identité persistante de la personne humaine; nous obtenons une vue nouvelle et profonde sur l'essence même de la religion. Nous saisissons le lien étroit qui unit l'idée morale et l'idée religieuse, dès que la notion du divin se manifeste.

Il nous semble que, après cette discussion, nous pouvons conclure que c'est bien de son propre fond et non du monde extérieur que l'homme a tiré l'idée et le sentiment du divin et que ce n'est qu'après l'avoir saisi en lui-même qu'il a pu le reconnaître dans la nature. S'il ne l'avait pas trouvé au fond de lui-même, il ne le trouverait nulle part. Nulle révélation

(1) Herbert Spencer, Principes de sociologie, page 256. (2) Id., page 71.

extérieure ne le lui donnerait, car il serait incapable de le comprendre; la voix même de Dieu ne serait pour lui qu'une cymbale retentissante, sans ce Verbe intérieur, qui est comme l'unisson sublime de ses plus hautes facultés spéculatives et morales murmurant le nom ineffable.

Cette révélation intérieure, qui résulte de la constitution intime de l'être humain, n'exclut en rien la révélation historique; bien au contraire, elle seule la rend possible, à la condition que celle-ci ne soit jamais une autorité tout extérieure, sans correspondance avec notre être intellectuel et moral, car alors elle ne serait qu'une autre espèce de transformisme tirant notre vie supérieure du dehors. Rien ne s'oppose à ce que l'humanité égarée reçoive des lumières nouvelles, ou plutôt que, séparée de Dieu, elle le retrouve par les communications vivantes de son amour. Seulement, pour recevoir la lumière,il faut l'œil approprié qui est précisément cette intuition du divin qui vient du dedans et non du dehors, et que nous aimons à reconnaître jusque dans les derniers abaissements de l'humanité déchue et flétrie. Elle a été souvent plus abaissée encore que son plus auguste représentant dans son anéantissement volontaire, car le divin enfant de Bethleem n'a connu que le dénuement et jamais la souillure. Au contraire, l'âme humaine a été plus d'une fois emmaillotée de hideux haillons dans des antres pires que les plus pauvres étables. C'est jusque-là qu'il nous faut maintenant descendre pour savoir ce qu'a été en fait cet homme prétendu primitif où l'on prétend trouver une preuve irréfragable de la bestialité primitive d'où nous serions sortis. Nous ne nous contenterons plus de ce type abstrait du sauvage que nous opposait le chef de l'école transformiste anglaise; nous interrogerons la riche documentation que les voyageurs et les missionnaires nous fournissent sur l'état réel des peuples non encore civilisés.

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Le magnifique développement de la culture humaine est universellement reconnu. Ce que l'on conteste, c'est qu'il soit autre chose que le perfectionnement de notre organisme physique. « Grattez le sauvage, nous dit-on en modifiant quelque peu un mot impertinent sur un grand peuple européen, et vous trouverez le singe. » Le matérialisme prétend qu'au début, l'homme n'est qu'un simple animal. Ces assertions sont appuyées sur deux arguments de fait qu'on croit invincibles. Le premier est emprunté à l'existence des peuples non civilisés, que l'on identifie à l'humanité primitive par la bestialité qu'on leur attribue. Le second est tiré des merveilleuses découvertes que l'on a faites depuis quelques années sur l'homme des cavernes qui vivait longtemps avant l'histoire documentée. Nous devons en conséquence considérer tour à tour le sauvage et le Troglodyte et demander aux faits impartialement constatés de nous renseigner sur l'humanité primitive, pour savoir si notre civilisation, avec tout ce qu'elle comporte de développement intellectuel, artistique, moral et religieux, n'est qu'un brillant manteau sous lequel il serait facile de retrouver l'anthropoïde à peine dégrossi des premiers jours.

C'est des peuples sauvages que nous nous occuperons tout d'abord, nous bornant, comme pour tous les autres sujets abordés dans ce livre, à poser nettement le problème et à résumer le débat.

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Exposons tout d'abord la thèse fondamentale de l'école transformiste ou simplement matérialiste sur les peuples sauvages. Elle a été soutenue par M. Tylor et sir John Lubbock, dans des livres considérables, où l'on retrouve à chaque page l'application des théories d'Herbert Spencer sur l'origine de la religion (1). La même tendance a été représentée en France par le docteur Letourneau et MM. Hovelacque et Girard de Rialhe, comme aussi par de nombreuses publications de la société d'anthropologie, dans lesquelles nous retrouvons sans cesse l'influence de M. Broca (2).

Les solutions de l'école matérialiste ont été sérieusement contestées par M. de Quatrefages (3) avec sa grande compélence scientifique et la haute impartialité qui lui est habituelle. Le grand livre de M. Waitz sur l'anthropologie a beau être dépassé pour l'exposition des fails, ses prolégomènes n'ont pas vieilli; complétés par les récits des missionnaires de toute communion, ils nous fournissent de solides bases de discussion (4).

L'école naturaliste est d'accord dans toutes ses ramifications pour rapporter le développement de l'humanité aux

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(1) La civilisation primitive, par M. Edwards Tylor, 2 vol., traduit de l'anglais par M. Edouard Barbier. Reinwald, 1876. - Les origines de la civilisation. État primitif de l'homme et mœurs des sauvages modernes, par sir John Lubbock, traduct. Ed. Barbier. (Paris, 1. vol. Germer Baillière, 1873.)

(2) La sociologie d'après l'ethnographie, par M. Charles Letourneau. (Paris, Reinwald, 1880.) La Mythologie comparée, par Girard de Rialle. Tome Ier (Paris, Reinwald, 1878). Voir aussi Schultze: Der Fetichismus. (Leipzig, 1871.)

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(3) Quatrefages, l'Espèce humaine. (Paris, 1877.)

(4) Anthropologie der Natur-Vælker, von Theod. Waitz, 2e édit., 1877. (Leipzig.)

influences du monde extérieur, en faisant totalement abstraction de l'intuition intellectuelle et morale. Elle commence par établir que la vie sauvage, assimilée de tout point par elle à la bestialité, n'est à aucun degré une dégénérescence, mais qu'elle nous présente réellement l'état primitif de notre race. On dirait une sorte de bloc erratique venu jusqu'à nous du temps des origines. Nous établirons plus tard que, même réduite à ses éléments incontestables, la vie sauvage est déjà humaine et contient en germe les plus hauts développements futurs. Pour le moment, nous devons considérer s'il est vrai qu'elle ne présente aucun signe de dégénérescence. M. Tylor, pour établir sa thèse, s'appuie principalement sur ce fait, que l'on n'a jamais vu la civilisation retourner à la barbarie. Cette assertion est beaucoup trop générale. Lui-même reconnaît la possibilité de dégradations partielles pour telle ou telle tribu (1). Il est loin d'avoir prouvé que les traces de civilisation que l'on trouve, soit dans les territoires de chasse des sauvages de l'Amérique du Sud, soit dans les Indes, soient dues à l'intervention d'une race supérieure, comme c'est le cas, par exemple, des baptistères du pays des Esquimaux qui sont évidemment d'origine chrétienne. Des faits nombreux établissent la possibilité d'une déchéance sociale au sein d'une race déjà civilisée, non seulement pour des individus, mais encore pour des groupes entiers, sous l'influence d'un milieu transformé. C'est ainsi que les Bassoutos, peuplade du sud de l'Afrique, étaient en 1832 momentanément devenus cannibales à la suite de guerres terribles qui les avaient fait descendre au dernier degré de la barbarie, bien au-dessous de leur niveau antérieur (2). Les exemples nombreux cités par Waitz ne laissent aucun doute sur cette possibilité de dégéné

(1) Tylor, Civilisation primitive, vol. fer, ch. 11.

(2) Casalis, les Bassoutos. Vingt-trois années au sud de l'Afrique, p. 18-19: (Paris, 1810.)

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