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Nous avons vu toutes les facultés de l'homme aboutir à Dieu. Sa raison spéculative qui le pousse à chercher la cause première des choses au nom du principe de causalité et qui possède l'intuition de l'universel, de l'infini, serait vouée à un progrès sans terme et par conséquent sans réalité, si elle n'atteignait cette cause première, universelle, cet infini vivant auquel le spectacle et l'étude du cosmos le reporte par une irrésistible dialectique. Sa raison pratique, qui repose sur le principe de l'obligation le contraint de s'élever de la loi inscrite dans la conscience au législateur lui-même, au bien éternel, absolu. Son cœur le demande, par sa soif infinie d'aimer. Il cherche en tout l'idéal, l'harmonie des choses pleinement réalisée. L'art humain, après nous avoir entr'ouvert, sous l'éclair du sublime, la haute sphère de la beauté suprême la proclame divine par l'impossibilité où il est de la réaliser dans aucune de ses œuvres. Dieu est comme le terme de toutes les avenues de notre âme : métaphysique, morale, vie des affections, tout ce qui est lumineux aboutit au divin. C'est dire qu'il n'est pas une de nos facultés qui ne soit religieuse par son côté supérieur. Et cependant la religion dans son essence ne s'identifie avec aucune d'elles et ne se contente pas non plus d'être simplement leur plus haute généralisation. Non, la religion n'est en soi ni une métaphysique, ni

une morale, ni une esthétique, ni même un sentiment. Le métaphysicien le plus habile à établir et développer l'idée de Dieu, peut n'être pas religieux; le théologien élaborant la plus admirable théodicée peut être un profane. Un moraliste austère, même pratiquant, peut, avec toute sa vertu, mettre Dieu au second rang dans sa vie et chercher, à la façon des stoïciens, l'orgueilleuse satisfaction de ses mérites. Personne ne niera que l'artiste a pu faire palpiter sur sa toile quelque chose de l'idéal divin et, comme Raphaël, déposer son pinceau au pied d'une idole toute humaine dont il subit la fascination troublante. Le cœur peut avoir ses extases mystiques sans accomplir la loi de pureté, de sainteté. Entre la sentimentalité et la charité, la distance est souvent très grande. La dévotion n'est point la religion. Celle-ci est quelque chose de spécial, d'unique; elle est, comme son nom l'indique, le lien qui rattache l'homme à Dieu, son union effective avec le principe de son être, l'effort, la tendance à se rapprocher de lui. Pour tout dire, la religion, c'est la vie pour Dieu, avec Dieu, en Dieu. Nous disons la vie, parce que ce mot comprend la totalité de l'être humain, et non pas une sphère particulière de l'existence. Isoler, mettre à part la religion, sous prétexte de l'élever, la faire consister en certains actes, certains sentiments et abandonner le reste à notre libre disposition, c'est ce que font tous les pharisaïsmes, toutes les dévotions mondaines. Vouloir faire sa part à Dieu, c'est lui refuser ce qui lui revient, je veux dire l'homme luimême, l'homme tout entier, qui sans mutiler son existence, sans éteindre ou rapetisser une seule de ses facultés, doit vivre en lui, de lui, pour lui, et n'est religieux qu'à ce titre. La religion est donc une tendance générale, dominante de notre âme qui, s'emparant des éléments divins que renferment la raison spéculative, la raison pratique, le sentiment, ne les laisse pas dans l'isolement, les réunit, les fond dans une même synthèse, dans un même effort dont le résultat est précisément la vie en Dieu. Voilà pour le côté subjectif

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de la religion, mais elle n'est pas simplement une tendance vers Dieu, un effort de l'atteindre, car pour avoir quelque réalité elle doit obtenir ce qu'elle recherche. La religion n'existe que si la relation entre l'âme et Dieu a été vraiment formée, s'il n'y a pas eu seulement aspiration vers Dieu, mais possession de Dieu. L'homme tendant à Dieu, Dieu se donnant à l'homme, voilà la religion; à d'autres conditions elle n'est qu'un leurre. Ainsi comprise, sa réalisation la plus vraie, la plus haute est la prière, cette prière qui unit mystérieusement mais réellement l'âme à son auteur et qui lui fait boire à longs traits la vie supérieure à sa propre source. La prière n'est pas simplement un sentiment exalté, une parole sacrée ; elle est avant tout un effort, un acte, une offrande, une consécration de l'être à Dieu; aussi, si elle se concentre dans l'oraison, elle ne s'y épuise pas tacens loquitur. Quand la bouche ne prononce plus les mots sacrés, la vie elle-même prie, et c'est ce qui arrive toutes les fois qu'une inspiration d'adoration et d'obéissance la soulève de terre. L'homme, qui est le couronnement de toute la création terrestre et qui la résume, la consacre dans sa propre personne à l'auteur de toutes choses. Il est le grand prêtre de ce monde qu'il représente devant Dieu, qu'il prosterne à ses pieds, toutes les fois que lui-même s'agenouille, réunissant, fondant dans son cœur toutes ses aspirations confuses pour en faire un pur encens, un hymne, une prière semblable à celle des anges qui recueillent nos larmes dans leur coupe d'or, selon une poétique image de l'Ecriture. C'est ainsi que par lui le monde inférieur est rattaché au monde supérieur, au principe des choses et qu'il y revient après en être sorti, non pas pour s'absorber dans le morne infini du panthéisme, mais pour réaliser l'union la plus haute entre le créé et l'incréé. La religion nous apparaît ainsi comme la finalité par excellence, car il n'y a pas de fin supérieure à ce libre retour du créé à l'incréé, au divin.

Que telle soit bien l'idée vraie, l'idéal de la religion, c'est

ce qui ressort de toutes ses manifestations supérieures dans l'histoire de l'humanité comme de toutes ses aspirations même confuses et mélangées. Qu'on prenne tous les grands héros religieux, et l'on reconnaîtra que ce qui a fait leur supériorité, c'est précisément l'unité de leur vie religieuse, l'effort constant de vivre en Dieu et pour Dieu, de lui consacrer toutes leurs facultés, tous leurs labeurs. La part de la prière a été considérable dans leur existence sans qu'elle ait rien retranché à l'activité souvent dévorante déployée par eux pour faire pénétrer dans toutes les sphères cette vie divine qui débordait de leur cœur. L'apostolat nous présente toujours cette unité féconde de la vie tour à tour concentrée dans la prière et répandue au dehors par l'action. Jésus-Christ, que nous envisageons uniquement pour le moment comme le plus haut idéal de vie religieuse, est le type parfait de la vie consacrée sans réserve à Dieu. En lui, la religion se confond avec l'existence même. Toutes ses facultés comme tous ses actes sont ramenés à un constant effòrt d'être tout à Dieu et de tout faire pour lui (1). Cette conception de la religion écarte toutes les notions exclusives par lesquelles on l'a diminuée, restreinte, à une seule de nos facultés, la rattachant tantôt à la raison métaphysique, tantôt à la raison pratique, tantôt au sentiment. Le supranaturalisme orthodoxe a toujours fait consister la religion dans la communication surnaturelle d'une sorte de philosophie divine comblant lest lacunes de notre raison. A l'extrême opposé, l'idéalisme hegelien a défini la religion « le savoir que l'esprit fini possède de son essence comme esprit absolu, » quand il a atteint ce moment du devenir éternel et incessant où l'idée dispersée et fractionnée dans les choses commence à se ressaisir dans l'homme avant d'arriver à son plein affranchissement dans la philosophie. L'hegelianisme n'a pu, en partant de données

(1) Voir le riche développement de ces idées dans le magistral article de M. Charles Secrétan, sur Lé positivisme, Revue philosophique, mars 1881.

semblables, tracer aucune ligne de démarcation suffisante entre la religion et la métaphysique. Pour Kant, la première se réduit au moralisme pur. Dieu n'y apparaît que comme son soutien ou son postulat; l'obligation morale tire tout d'ellemême, la loi du devoir ne sort pas de l'abstraction et ne parvient pas à rattacher notre vie à Dieu qui n'est plus que le gardien, le surveillant du devoir. Son rôle se borne à en récompenser l'accomplissement et à en châtier la violation. Il ne nous accorde pas plus de secours que nous ne lui en demandons (1) C'est à Schleiermacher qu'il appartient d'avoir fait consister la religion avant tout dans le sentiment. On ne peut nier que, à l'époque où parurent ses Discours sur la religion, il n'ait provoqué une réaction salutaire contre le rationalisme-supranaturaliste qui se contentait d'arides formules. Il ne faut pas non plus oublier que Schleiermacher, dans sa dogmatique, a élargi son premier point de vue en rattachant le christianisme à la personne du Christ, et en faisant, par conséquent, la part du fait, de l'histoire. Il n'en demeure pas moins que sa notion fondamentale de la religion est exclusive, parce qu'il n'y a pas fait entrer suffisamment l'élément moral. Réduite au sentiment de la dépendance absolue, la religion incline vers le spinosisme; elle court le risque de n'être plus que l'absorption du fini dans l'infini impersonnel, et d'aboutir à produire une métaphysique panthéiste; elle ne donne ni un principe, ni une force d'action. Il est donc nécessaire d'en élargir la conception pour lui faire embrasser toutes nos facultés en leur donnant Dieu, non-seulement pour objet, mais encore pour but et pour fin, ce qui implique une tendance active, un effort, une relation positive avec lui.

Il n'y a aucune contradiction à faire dans la religion la part de toutes nos facultés, et à donner en même temps la pré

(1) Voir La Philosophie de la religion de Kant, par Philippe Bridel,

Lausanne.

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