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nisation sociale à la femme presque divinisée et après elle au prolétaire, plus près.que les autres classes des intuitions affectives. Tout marchera à souhait dans la société nouvelle quand, après avoir reconnu cette prééminence de la femme et du prolétaire, elle aura inauguré un régime uniquement industriel et producteur sous la direction des dix mille savants qu'elle nourrira comme ses mandarins et ses chefs spirituels. Nous n'insistons pas sur ces utopies dont personne ne s'occupe plus aujourd'hui, pas plus que du culte du grand Ètre, de ses fêtes brillantes, de son calendrier bigarré couronné par l'apothéose de la femme. On ne peut que sourire de cette contrefaçon du moyen âge catholique qui du reste est pour M. Comte la moins absurde des folies du passé. Nous n'en retenons que sa notion du grand Être et la ferveur mystique qu'il lui inspire comme la preuve fournie par lui-même de l'insuffisance de son système. Nous ne sommes point de ceux qui le raillent de ces inconséquences singulières; nous y voyons comme une vengeance ou une revanche des éléments indestructibles de la nature humaine qu'il avait voulu bannir arbitrairement et, au fond, l'expression de ces sentiments immortels sans lesquels l'humanité ne serait plus elle-même.

Reconnaissons que M. Littré, si digne de nos respects par l'élévation de son caractère et la noblesse de sa vie, a rejeté sans hésiter le mysticisme humanitaire de son maître. Il a même poussé la réaction contre cette tendance si contraire à sa sévère raison jusqu'à supprimer en fait cette région de l'inconnaissable que le positivisme est obligé à la fois de maintenir et de négliger, car son principe essentiel consistant à nous interdire l'explication des choses, la causalité première ne peut être d'après lui ni affirmée ni niée, puisque la négation serait une explication; l'atomisme matérialiste est une métaphysique. Pour se convaincre de cette inconséquence de l'illustre écrivain, on n'a qu'à se rappeler sa polémique avec Stuart Mill précisément sur cette question de l'inconnaissable. « Si l'univers eut un commencement, dit

M. Stuart Mill, ce commencement, par ses conditions mêmes, fut surnaturel; les lois de la nature ne peuvent rendre compte de leur propre origine. Le philosophe positif est libre de former son opinion à ce sujet conformément au poids qu'il attache aux analogies dites marques de dessein et aux conditions générales de la race humaine (1). » M. Littré s'oppose avec énergie à ce que le positivisme fasse aucune concession à l'idée de finalité qui reparait avec les marques de dessein invoquées par M. Stuart Mill. « La philosophie positive, ditil, ne nous laisse point libres de penser ce qu'on veut des causes premières. Elle ne nous laisse là-dessus aucune liberté. On ne peut servir deux maîtres à la fois, le relatif et l'absolu. Concevoir une connaissance là où le mode de philosophie met rigoureusement l'inconnu, c'est non pas concilier, mais juxtaposer les incompatibilités (2). >> Interdire à la philosophie positive, comme le fait M. Littré, d'admettre la possibilité d'une cause première dans la région de l'inconnu, c'est abandonner cette position de neutralité complète que l'on avait revendiquée. Si l'on prétend s'arrêter réellement aux limites du monde phénoménal, nulle hypothèse sur ce qui le dépasse n'est écartée. Les suppositions et les présomptions sont libres, pourvu qu'on n'en fasse pas des certitudes, ce que repousse le principe fondamental de l'école. S'opposer à ce qu'on admette la possibilité d'une cause première intelligente revient à la nier, et si on la nie, l'inconnu disparaît. Parler encore d'ignorance est un abus de langage, car celui qui ignore véritablement n'a pas de parti pris contre l'une des suppositions ou des présomptions possibles. Au reste M. Littré sur ce point a raison contre MM. Stuart Mill et Herbert Spencer. La neutralité en un pareil sujet demande un jeu d'équilibre impossible; aussi le positivisme estil tantôt élevé au dessus de lui-même comme nous l'avons vu

(1) Stuart Mill, Auguste Comte and positivisme, London, 1861. (2) Littré, Fragments de philosophie positive, p. 284.

par l'exemple de M. Auguste Comte, fondateur de la religion humanitaire, tantôt ramené au matérialisme pur. C'est de ce côté que la logique a incliné M. Littré. Dire comme lui que la vue des choses écarte la vue de l'esprit revient à supprimer l'esprit, et pourtant il n'y réussit pas tout à fait, car on peut signaler dans ses écrits plus d'une de ces bienheureuses inconséquences qui attestent l'impérissable aspiration de l'esprit. Qu'on relise les belles pages intitulées : Paroles d'un disciple qui servent d'introduction. au Cour de philosophie positive. On y trouve des accents presque religieux devant l'immensité qui nous déborde; qu'on en juge par ce passage: « Ce qui est au delà du savoir positif, soit matériellement, le fond de l'espace sans bornes, soit intellectuellement, l'enchaînement des causes sans terme, est inaccessible à l'esprit humain. Mais inaccessible ne veut pas dire nul et non existant. L'immensité tant matérielle qu'intellectuelle tient par un lien étroit à nos connaissances et devient par cette alliance une idée positive et du même ordre, je veux dire que, en les touchant et en les abordant, cette immensité apparaît sous son double caractère, la réalité et l'inaccessibilité. C'est un océan qui vient battre notre rive et pour lequel nous n'avons ni barque ni voile, mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable. Le sentiment d'une immensité où tout flotte s'est emparé graduellement des esprits depuis que l'astronomie a marqué cet infini d'une forme réelle, changeant le ciel en un espace sans bornes, peuplé de mondes sans nombre. C'est lui qui, depuis lors, a donné le ton à l'âme humaine, a inspiré l'imagination et s'est fait jour dans ce que la poésie moderne a de plus éclatant. La situation est nouvelle pour l'homme de se voir dans l'immensité de l'espace, des temps et des corps, sans autre maître, sans autre garantie, sans autre force que les lois mêmes qui régissent l'univers. Rien n'élève plus l'âme que cette contemplation. Tout ce qui

(1) Fragments de philosophie positive, p. 232.

s'est fait et se fait de grand et de bon dans l'ère moderne a sa racine dans l'amour croissant de l'humanité et dans la notion que l'homme prend de sa situation dans l'univers (1). » Nous voilà bien loin de cette simple constatation de l'enchaînement des phénomènes qui ne donne aucune de ces émotions sublimes, car le sublime naît de l'intuition de l'infini et non d'un simple agrandissement de l'horizon des choses visibles et sensibles. Je sais bien que M. Littré prétend tirer ce que cette émotion a de plus élevé du fait que l'homme est en présence d'un infini vide de Dieu, qui n'est que l'immensité des choses; mais comment ne voit-il pas qu'il y a de la religion dans ce sentiment profond qu'il exprime avec une poésie si forte où l'on retrouve un écho de cette grande parole de Pascal: L'immensité des espaces infinis m'étonne et me confond? Chose étrange! l'être humain est tellement un être religieux par essence qu'il se fera une espèce de religion avec l'irréligion elle-même, et qu'il y portera cette réserve d'infini qui est en lui. Il ne la transporte dans les choses que parce qu'elle est son instinct le plus indestructible. L'océan de l'immensité, pour employer l'image de M. Littré, fait battre en vain la rive où l'homme n'occupe pas plus de place qu'un grain de sable, il le laisserait insensible si la voix de l'infini n'avait retenti tout d'abord dans le 'fond de son cœur. Il en est de lui comme de ce coquillage infime où le mugissement immense de la mer semble enfermé; il suffit que nous le rapprochions de notre oreille pour qu'il nous apporte d'une manière distincte l'écho de l'immensité.

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Ce n'est point déroger aux sévères conditions d'une discussion sérieuse que de montrer par un exemple incontestable cette impossibilité, pour le positivisme, de se renfermer dans sa donnée première. Il s'est trouvé, de nos jours, un jeune savant trop rapidement enlevé à des travaux pleins de promesses, qui avait adopté le principe de l'école dans toute sa

(1) Auguste Comte et la philosophie positive, p. 579.

rigueur. Lui aussi, il avait cru que la science positive était le seul aspect des choses. Esprit sincère, âme ardente, tout entier tourné vers la recherche de la vérité, il reconnut bientôt que cette science, non seulement ne répondait pas à toutes les aspirations légitimes de notre être, mais qu'elle ne se suffisait pas à elle-même. On peut lire, dans la belle introduction de M. Lévêque à l'œuvre posthume de M. Papillon, sur l'histoire de la philosophie moderne dans ses rapports avec le développement des sciences de la nature, l'histoire intellectuelle et morale de ce jeune savant. Il avait subi autant qu'il est possible la fascination et les éblouissements des magnifiques progrès de la science contemporaine, car il débuta par l'exclusivisme le plus absolu et l'élimination de tout ce qui n'était pas science positive. Il trouva son chemin de Damas dans la voie même de sa libre et sévère recherche; il sentit qu'à côté de l'intelligence il y a dans l'homme d'autres facultés qui demandent leur aliment. Il en vint à reconnaître que ce savoir lui-même s'éclaire sur ses sommets de clartés plus hautes que celles que fournit l'observation sensible. «Quoi qu'en disent les empiriques et les utilitaires, écrivait-il peu de temps avant sa mort, il y a des certitudes en dehors de la méthode expérimentale et des progrès en dehors de ses applications brillantes et bienfaisantes. L'esprit humain peut employer son énergie, travailler d'accord avec la raison et découvrir des vérités réelles dans une sphère aussi supérieure à celle des laboratoires ou de l'industrie que celle-ci l'est elle-même à la région des actes les plus grossiers. Bref, il y a un temple de lumière, dont ni le calcul ni l'expérience n'ouvrent les portes à l'âme et où, pourtant, l'âme pénètre avec autorité et sûreté, quand elle a gardé la conscience de ses anciennes prérogatives (1). » L'exemple de M. Papillon montre à quel point le positivisme est insuffisant pour en

(1) Histoire de la philosophie moderne dans son rapport avec les sciences de la nature. Ouvrage posthume de Fernand Papillon. Introduction, p. 20. (Paris, Hachette, 1876).

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