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CHAPITRE IV

LA VRAIE SOLUTION DU PROBLÈME DE LA CONNAISSANCE

Nous avons obtenu dans notre discussion des théories contemporaines du problème de la connaissance d'importants résultats qui en préparent la solution. Rappelons-les brièvement.

1° Il n'est pas possible de limiter la science aux simples conditions d'existence en écartant la recherche de la causalité. Le positivisme a échoué totalement dans sa tentative de tirer toute la connaissance de l'objet lui-même, en éliminant l'activité de l'objet pensant. Celle-ci est impliquée par la plus simple induction qui dégage de la succession des phénomènes une loi générale.

2o Le principe de causalité, pas plus que les autres idées à priori, ne peut se déduire de la simple association des idées qui ne seraient que des sensations transformées, comme le prétend la nouvelle psychologie anglaise, car celle-ci ne parvient pas à expliquer la force mentale qui enchaîne les idées et qui a conscience de leur liaison en s'en dégageant ellemême. La permanence du moi attestée par la mémoire rend, d'après son propre aveu, son explication tout à fait insuffisante. La théorie de l'évolution et de l'hérédité a beau s'accorder l'infinité du temps, elle ne parvient pas à faire sortir des sensations ce qu'elles ne renferment pas et ce qu'elles ne sauraient produire en s'accumulant. Le moi d'ailleurs, s'affirme en se niant.

3o Cet élément intuitif, aprioristique, de l'esprit humain reconnu par Kant et l'école de M. Renouvier ne nous condamne pas, comme le prétend le criticisme allemand ou français, au subjectivisme pur, qui nous empêcherait de rejoindre la réalité des choses, sauf par l'intuition morale. Nous avons reconnu d'abord, que si les idées fondamentales de la raison lui sont bien inhérentes avant toute expérience, elles n'en sont pas moins confirmées par la conscience que le moi acquiert de lui-même dans l'acte même où il se pose. La volonté étant en jeu dans l'acte même de penser, toute contradiction entre la raison pure et la raison pratique disparaît, car l'une et l'autre ne se réalisent que par l'exercice de la liberté et celle-ci nous apparaît comme le fond même de l'être humain. Enfin le postulat de la raison pratique, l'impératif de la conscience morale qui commande l'accomplissement du devoir, implique la réalité du monde où il doit se réaliser; il s'ensuit que ni l'humanité vis-à-vis de laquelle il nous lie, ni le monde supérieur et divin où l'impératif catégorique trouve ses sanctions nécessaires, ne sauraient être de pures illusions. Le problème de la connaissance, ainsi déblayé des théories qui le mutilent ou le rendent chimérique et impossible, est bien rapproché de sa vraie solution. Il nous importe de la formuler avec précision; car, avant d'interroger le monde sur ses origines, il nous faut savoir ce que vaut notre instrument intellectuel et si vraiment il peut nous inspirer confiance.

GENÈSE ET DÉVELOPPEMENT DE LA CONNAISSANCE.

Essayons de décrire la genèse, le développement et les conditions de notre faculté de connaître. L'esprit humain resterait inerte s'il n'était sollicité du dehors; toutes ses énergies pensantes demeureraient endormies. Il faut donc que la sensation surgisse, qu'elle ébranle les nerfs qui cor

respondent à chacune de ses modalités et se répercute dans le centre nerveux. Nous réservons à la partie de ce livre consacrée à l'anthropologie la réfutation complète des théories naturalistes, qui affirment que la sensation, se transforme en pensée par le simple travail cérébral.

La sensation qui ne reste que sensation dépasse déjà le simple mouvement moléculaire; elle implique, chez l'enfant comme chez l'animal, une activité psychique, obscure et confuse. Nous nous en tenons pour le moment aux déclarations déjà citées de l'un de nos plus éminents physiologistes, sur l'impossibilité de confondre le mouvement des molécules du cerveau avec la pensée. Pour qu'elle devienne une perception, il faut que toutes nos facultés soient en jeu. Les sensations qui ne se prolongeraient pas dans des images ne laisseraient pas de trace et ne fourniraient point de matériaux pour les idées. L'imagination leur donne la fixité nécessaire. Pour arriver à en tirer des idées, l'esprit doit comparer les phénomènes, y saisir les points de ressemblance, faire abstraction des divergences et s'élever ainsi à une généralisation; sans quoi, il serait comme éparpillé dans une multiplicité confuse de sensations et d'images qui l'empêcheraient de rien étreindre. Penser, c'est unifier. « Sans notions générales, lisons-nous dans l'excellent précis de philosophie de M. Janet, il serait impossible aux hommes de penser, car penser, c'est généraliser. Tant que je suis absorbé par un objet individuel sans même remarquer qu'il est individuel (ce qui impliquerait l'idée du général) on ne peut pas dire que je pense, mais seulement que je sens. C'est lorsque j'ai remarqué que tel objet ressemble à tel autre et que je les ai fait rentrer l'un et l'autre dans la même classe (par exemple celle de fleur), c'est alors seulement qu'a lieu ce qu'on appelle pensée (1). » Ainsi, on ne s'élève de la sensation à la perception

(1) Traité élémentaire de philosophic, par Paul Janet. Paris, 1880, p. 159-160.

que par un acte positif de la pensée, et, pour accomplir cet acte, il faut le vouloir, il faut l'attention qui suppose une résolution. Sans doute, ces opérations s'accomplissent avec une grande rapidité; l'habitude, l'hérédité les rendent spontanées, mais, à leur point de départ, il y a toujours une activité mentale positive.

Nous ne sommes parvenus qu'au début de l'opération intellectuelle qui nous fait connaître le monde extérieur. L'effort physique nous a bien manifesté un élément étranger à notre moi dans notre propre corps, par la résistance qu'il nous a opposée. Cet élément étranger admis, nous l'avons reconnu fractionné, multiple, et il a suffi pour cela du contact avec nos semblables, qui ont des corps comme nous-mêmes. Il nous a paru, en dehors de nous, s'étendre indéfiniment. Nous sommes ainsi arrivés à l'idée de la matière. Si nous lui appliquons la notion de substance, c'est que nous la possédons intérieurement, et si nous lui attribuons la force, c'est que le principe de causalité nous a contraints à rapporter à une cause la résistance que nous avons rencontrée. Ces corps, nous les avons situés dans l'espace et nous avons reconnu qu'ils étaient soumis à la loi de la succession. C'est ainsi seulement que nous avons obtenu une vraie connaissance du monde extérieur (1). On voit que, pour l'obtenir dans ce qu'elle a de plus élémentaire, il a fallu que notre raison intervint immédiatement. « L'intégrité de l'organe, dit M. Charles Secrétan, dans son Précis de philosophie, la présence d'un agent approprié, un certain degré d'attention sont indispensables pour qu'il se produise une sensation. Mais ces conditions ne suffisent point encore à nous donner la perception, cette connaissance des objets extérieurs que nous rapportons aux sens quand nous disons, par exemple: «Je >> vois un homme, j'entends une voiture. » Il faut avoir l'idée des corps étrangers en général, connaissance inséparable de celle de notre propre corps, que nous obtenons par l'emploi combiné

(1) Robert, De la Certitude, 2e partie, chap. IV.

de la vue et du toucher. Il faut la mémoire et l'intelligence, c'est-à-dire des idées générales, des jugements, des raisonnements. La connaissance sensible exige toujours le concours de l'intelligence pour interpréter la sensation. Et la sensation ellemême ne se produit pas sans un certain degré d'attention, c'està-dire d'activité spontanée de l'esprit. La sensation, prise en elle-même, ne nous apprend rien! (1). »

Qu'est-ce donc, s'il ne s'agit plus seulement de la perception des phénomènes, mais de leur enchaînement, de leur groupement et de la prévision de leur renouvellement dans les mêmes conditions d'existence? Ici, nous atteignons la notion de loi et nous ne l'acquérons que par l'induction. Statuer une loi, formuler les conditions sous lesquelles les phénomènes se reproduiront, c'est induire, c'est juger de l'avenir par le présent. La science de la nature n'est possible qu'à cette condition. « Pour induire, dit M. Lachelier, il faut admettre implicitement que la nature constitue un organisme déterminé, où les phénomènes sont enchaînés et se produisent les uns les autres dans un ordre déterminé; car, s'ils n'étaient pas enchaînés et comme engrenés, nous n'aurions aucun motif pour admettre leur reproduction future dans l'identité des circonstances. Ainsi, l'induction présuppose l'idée de cet ordre prédéterminé (2). » Ces phénomènes ne sont pas seulement conditionnés les uns par les autres, ils sont encore combinés, coordonnés dans la nature; ils forment des systèmes, des harmonies toujours plus complètes. La nature n'appartient pas uniquement au mouvement qui produit la simple succession des phénomènes, à la mécanique pure: elle a une forme, une idée directrice parfaitement reconnaissable dans l'être vivant. Pour connaître cette idée, il faut que la pensée la cherche, et des parties du tout remonte au tout lui-même par un effort énergique, sinon elle ne connaît les choses que par leur fraction

(1) Charles Secrétan, Précis de philosophie, p. 46.

(2) Voir Lachelier, De l'Induction, p. 85.

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