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chefs de file; mais cette appréciation de la valeur des esprits est bien délicate, à moins de s'en tirer par cette affirmation plus commode que modeste : « C'est nous qui tenons la tête du mouvement intellectuel. » Si on tient la tête, il faudrait être suivi par le gros de l'armée; or, c'est ce qui n'est pas. Bien plus, les chefs de file sont entraînés eux-mêmes par ceux qui les suivent, puisque l'école positiviste en vient de plus en plus à déserter la fameuse théorie de l'inconnaissable, pour donner une explication matérialiste des choses. Elle fait ainsi, sans le vouloir, de la métaphysique. Si cette métaphysique ne vaut guère mieux que la prose de M. Jourdain, elle n'en est pas moins l'abandon du principe fondamental de l'école.

Ces considérations de fait nous amènent à considérer de plus près la théorie des trois états, et à chercher si elle ne repose pas sur un malentendu. Tout d'abord, l'école positiviste se fait la partie belle en donnant une définition de la théologie et de la métaphysique qui ne répond qu'à leurs manifestations les plus inférieures. Pour Auguste Comte, l'état théologique consiste essentiellement dans un vulgaire fétichisme personnifiant et divinisant toutes les forces de la nature, tandis que la métaphysique se serait toujours contentée de substituer les entités aux fétiches. Cela est vrai de la religion, non pas primitive, mais dégénérée, car il est de plus en plus prouvé, comme nous l'établirons plus tard, qu'elle est monothéiste par essence et qu'elle le fut en fait primitivement. D'un autre côté, la scolastique réaliste peut seule être accusée de cette espèce d'idolâtrie des entités. La théologie comme la métaphysique ont progressé. Le progrès n'a pas simplement consisté dans leur remplacement par la science positive; il s'est réalisé dans leur domaine propre. Elles ont eu leur évolution. La théologie a abordé en face les plus graves problèmes de l'esprit humain et les a traités avec des méthodes vraiment scientifiques. La métaphysique ne s'est point longtemps payée de je ne sais quelle mythologie d'idéaux; elle a pris pour base la réalité psychologique, et

ence

c'est là qu'elle a trouvé le principe de causalité qui n'est point l'Éon d'une gnose fantastique, mais un fait immédiat, tout autant qu'un principe. A ce point de vue tout intellectuel, la théologie ne s'est jamais séparée de la métaphysique; l'une et l'autre ont abordé les mêmes problèmes, souvent donné les mêmes explications; elles ont cohabité pour ainsi dire dans les mêmes grands esprits. Descartes, Malebranche, Leibniz, Maine de Biran, Schelling dans sa seconde manière, ont été tout ensemble des théologiens et des métaphysiciens. La question d'autorité ne suffit pas pour marquer une ligne de démarcation entre la théologie et la métaphysique; car, pas plus la première que la seconde ne l'a tranchée d'une manière uniforme. On voit donc qu'il y a trop de métaphysique dans la théologie, et trop de théologie dans la métaphysique pour en faire des degrés distincts sur l'échelle du développement de l'esprit humain.

Si nous en venons à la science positive nous ne serons pas davantage amenés à conclure qu'elle est inconciliable. avec la théologie et la métaphysique. Je reconnais que rien n'est plus funeste que de l'en rendre dépendante; mais, sans m'étendre sur des considérations qui seront développées ailleurs, j'affirme que la science positive nous reporte à elle seule plus haut qu'elle-même, si je puis ainsi dire, et qu'elle nous contraint d'entrevoir et même de statuer un ordre supérieur qu'elle n'explique pas, et qui met en jeu des facultés intuitives de l'esprit humain, dont l'existence incontestable justifie les recherches de la théologie et de la métaphysique. La science positive, précisément parce qu'elle est une vraie science, s'élève du particulier au général et, après avoir constaté l'enchaînement des faits, en dégage des lois qui portent sur l'avenir. Partant de la relation de l'antécédent et du conséquent, elle admet que les mêmes conditions d'existence amèneront toujours dans l'avenir les mêmes effets. C'est le postulat même de la science positive. Fort bien, mais ce passage du particulier au général, du fait présent au fait

à venir, ne saurait être tranché par la simple observation de l'objet; celle-ci ne nous permet ni de prévoir ni de généraliser. Elle ne nous donne qu'une succession de phénomènes ; pour faire de l'un la condition de l'autre, pour en conclure qu'en se répétant les mêmes antécédents produiront les mêmes conséquents, pour statuer une loi, il faut autre chose que l'observation: il faut une prédisposition de l'esprit, un élément d'à priori. Tout n'est donc pas dans l'objet perçu; le sujet est actif dans la perception. Nous voilà élevés par la science positive elle-même au-dessus de la sensation. Elle nous conduit sur le seuil du domaine supérieur. Pour quel motif l'interdirait-elle à la métaphysique? Son devoir est de ne pas usurper, son droit est de ne permettre aucune immixtion de la métaphysique qui fausserait l'observation, mais il ne va pas plus loin. Voilà pourquoi la science positive peut avoir le plus large développement sans empêcher qu'à côté d'elle un autre travail de l'esprit humain ne se poursuive par la métaphysique et la théologie comme il s'est d'ailleurs poursuivi en réalité.

E pur se muove.

Cela n'est pas seulement vrai de la terre qui tourne en faisant tourner avec elle le théologien qui nie son mouvement, mais encore de la pensée qui cherche les causes et entraîne dans sa recherche ceux-là mêmes qui la lui interdisent. Nous avons à cet égard des déclarations aussi importantes que significatives du fondateur de l'école positiviste. « Dans l'être vivant, a-t-il dit, le principal, presque le tout, c'est l'ensemble dans l'espèce, le progrès dans le temps. La raison de cet ensemble et de ce progrès, c'est la vie même. Dans la science des êtres organisés, tout dépend de l'ensemble, qui est le résultat et l'expression d'une certaine unité à laquelle tout concourt. La synthèse dans la biologie doit remplacer l'analyse. Chaque ordre d'existence est pour l'ordre supérieur une matière à qui celui-ci donne la forme. C'est le supérieur qui

explique l'inférieur. C'est dans l'humanité qu'il faut chercher l'explication de la nature. L'ensemble de la vie animale serait inintelligible sans les attributs supérieurs qu'étudie la sociologie. Le type suprême constitue le principe exclusif de l'unité biologique. » C'est avec une haute raison que M. Ravaisson fait ressortir l'inconséquence de déclarations pareilles avec le principe essentiel du positivisme. « M. Auguste Comte, dit-il, n'en écarte pas moins toute explication métaphysique, toute cause en dehors de l'action et de la réaction mutuelle des organismes et des milieux physiques. Mais si le phénomène seul est réel, comment y trouver aucune causalité, aucune explication des autres phénomènes ? L'explication de l'inférieur par le supérieur implique la cause finale (1) ! »

C'est ainsi que la science positive a marqué elle-même la place des deux grandes disciplines de l'esprit humain que le positivisme voulait proscrire. La coexistence de la théologie, de la métaphysique et de la science positive qui nous est apparue justifiée en fait comme en droit n'implique point leur confusion. Elles coexistent précisément parce que leurs objets ne sont pas identiques et répondent à des nécessités différentes, mais qui doivent se compléter. « Les choses, a dit excellemment M. Robert Flint, peuvent être considérées sous trois aspects; mais trois aspects ne sont pas trois états successifs. De ce fait qu'il est naturel à l'esprit de considérer les choses de ces trois manières, il ne suit nullement qu'il y ait entre ces trois modes un ordre de succession nécessaire ou naturel. Bien plus, précisément parce qu'il est naturel de considérer les choses de ces trois manières, il est naturel de supposer, non qu'un de ces modes devra être épuisé, traversé, avant que l'autre soit abordé, mais qu'ils seront simultanés dans leur origine et parallèles dans leur développement (2). »

(1) Ravaisson, Rapport sur la philosophie française, 1867, p. 88.

(2) Flint, la Philosophie de l'histoire en France et en Allemagne, traduit de l'anglais par L. Carrau, vol. Ier. Germer-Baillière, 2 vol. in-8°, pages 323, 325.

Pour bien nous rendre compte de ces trois aspects des choses, nous devons marquer avec plus de précision la distinction entre ce que l'école positiviste appelle les deux premiers états de l'esprit humain, et qui sont pour elle l'état théologique et l'état, métaphysique. Il nous est impossible de trouver dans cette démarcation une différence bien tranchée. Nous avons déjà indiqué les points de ressemblance entre la théologie et la métaphysique. Aussi croyons-nous qu'il vaut mieux désigner le premier état, qui est pour nous un premier aspect des choses, par le mot de religion. La théologie est sans doute étroitement unie à la religion; elle s'en distingue néanmoins par le fait que la seconde n'est pas avant tout une affaire d'intelligence une spéculation mais qu'elle a un caractère essentiellement pratique, qu'elle est tout d'abord un élan, une tendance de l'âme ou, pour mieux dire, de l'être tout entier. Nous nous bornons pour le moment à une caractéristique générale que nous justifierons quand nous étudierons l'origine de la religion. Étreint et souvent accablé par la mystérieuse intuition du grand inconnu qui le domine et l'attire à la fois, l'homme éprouve un besoin instinctif de le rejoindre par sa pensée, par son cœur et par sa volonté. Il ne faut pas dire qu'il devienne religieux par l'effroi de ce pouvoir mystérieux; car, s'il en était ainsi, il cesserait de chercher à se rapprocher de lui dès qu'il croirait l'avoir désarmé. Or, c'est ce qu'il ne fait pas; il y revient toujours et, bien loin de s'efforcer de l'oublier, il brûle de le toujours mieux connaître ou plutôt de s'unir à lui. La religion, pour être atteinte dans sa véritable idée, ne doit pas être considérée dans ses manifestations les plus basses comme le grossier fétichisme où le positivisme voit à tort ses origines; il n'a pas le droit de lui appliquer un autre critère qu'à la science positive dont il ne prend pas la mesure dans la période obscure et confuse de ses longs tâtonnements, mais dans sa plus haute réalisation à l'époque actuelle. Il n'est que juste d'appliquer la même

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