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» Damon, et je vous donne avis qu'en même jour ils ont » fait tous deux banqueroute. >>

O ciel! tout à la fois perdre ainsi tout mon bien !
PHILAMINTE, à Chrysale.

Ah! quel honteux transport! Fi! tout cela n'est rien :
Il n'est pour le vrai sage aucun revers funeste;
Et, perdant toute chose, à soi-même il se reste.
Achevons notre affaire, et quittez votre ennui.
(Montrant Trissotin.)

Son bien nous peut suffire et pour nous et pour lui.

TRISSOTIN.

Non, madame, cessez de presser cette affaire.
Je vois qu'à cet hymen tout le monde est contraire;
Et mon dessein n'est point de contraindre les gens.

PHILAMINTE.

Cette réflexion vous vient en peu de temps;
Elle suit de bien près, monsieur, notre disgrace.

TRISSOTIN.

De tant de résistance à la fin je me lasse.
J'aime mieux renoncer à tout cet embarras,
Et ne veux point d'un cœur qui ne se donne pas.

PHILAMINTE.

Je vois, je vois de vous, non pas pour votre gloire,
Ce que jusques ici j'ai refusé de croire.

TRISSOTIN.

Vous pouvez voir de moi tout ce que vous voudrez,
Et je regarde peu comment vous le prendrez
Mais je ne suis pas homme à souffrir l'infamie
Des refus offensants qu'il faut qu'ici j'essuie.
Je vaux bien que de moi l'on fasse plus de cas;
Et je baise les mains à qui ne me veut pas.

SCÈNE V.

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ARISTE, CHRYSALE, PHILAMINTE, bélise, ARMANDE, HENRIETTE, CLITANDRE, UN NOTAIRE, MARTINE.

PHILAMINTE.

Qu'il a bien découvert son ame mercenaire!

Et que peu philosophe est ce qu'il vient de faire!

CLITANDRE.

Je ne me vante point de l'ètre; mais enfin

Je m'attache, madame, à tout votre destin;
Et j'ose vous offrir, avecque ma personne,
Ce qu'on sait que de bien la fortune me donne.

PHILAMINTE.

Vous me charmez, monsieur, par ce trait généreux,
Et je veux couronner vos desirs amoureux.
Oui, j'accorde Henriette à l'ardeur empressée...

HENRIETTE.

Non, ma mère : je change à présent de pensée.
Souffrez que je résiste à votre volonté.

CLITANDRE.

Quoi! vous vous opposez à ma félicité?

Et, lorsqu'à mon amour je vois chacun se rendre...

HENRIETTE.

Je sais le peu de bien que vous avez, Clitandre;
Et je vous ai toujours souhaité pour époux,
Lorsqu'en satisfaisant à mes vœux les plus doux,
J'ai vu que mon hymen ajustoit vos affaires;
Mais, lorsque nous avons les destins si contraires,
Je vous chéris assez, dans cette extrémité,
Pour ne vous charger point de notre adversité.

CLITANDRE.

Tout destin, avec vous, me peut être agréable;
Tout destin me seroit, sans vous, insupportable.

HENRIETTE.

L'amour, dans son transport, parle toujours ainsi
Des retours importuns évitons le souci.

Rien n'use tant l'ardeur de ce nœud qui nous lie,
Que les fâcheux besoins des choses de la vie;
Et l'on en vient souvent à s'accuser tous deux
De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux!
ARISTE, à Henriette.

N'est-ce que le motif que nous venons d'entendre
Qui vous fait résister à l'hymen de Clitandre?

HENRIETTE.

Sans cela vous verriez tout mon cœur y courir;
Et je ne fuis sa main que pour le trop chérir.

ARISTE.

Laissez-vous donc lier par des chaînes si belles.
Je ne vous ai porté que de fausses nouvelles;
Et c'est un stratagème, un surprenant secours,

Que j'ai voulu tenter pour servir vos amours,
Pour détromper ma sœur, et lui faire connoître
Ce que son philosophe à l'essai pouvoit être.

Le ciel en soit loué!

CHRYSALE.

PHILAMINTE.

J'en ai la joie au cœur,
Par le chagrin qu'aura ce lâche déserteur.
Voilà le châtiment de sa basse avarice,
De voir qu'avec éclat cet hymen s'accomplisse.
CHRYSALE, à Clitandre.

Je le savois bien, moi, que vous l'épouseriez.

ARMANDE, à Philaminte.

Ainsi donc à leurs vœux vous me sacrifiez?

PHILAMINTE.

Ce ne sera point vous que je leur sacrifie;
Et vous avez l'appui de la philosophie,

Pour voir d'un œil content couronner leur ardeur.

BÉLISE.

Qu'il prenne garde au moins que je suis dans son cœur :
Par un prompt désespoir souvent on se marie,
Qu'on s'en repent après tout le temps de sa vie.

CHRYSALE, au nolaire.

Allons, monsieur, suivez l'ordre que j'ai prescrit,
Et faites le contrat ainsi que je l'ai dit.

FIN DES FEMMES SAVANTES,

COMÉDIE-BALLET EN TROIS ACTES.

1673.

NOTICE.

Voltaire a dit du Malade imaginaire : « C'est une de ces farces de Molière dans laquelle on trouve beaucoup de scènes dignes de la haute comédie. » Geoffroy a dit à son tour avec beaucoup de raison, en répondant à Voltaire : « Il faut retourner ce jugement. Le Malade imaginaire n'est point une farce, c'est une excellente comédie de caractère, où l'on trouve, à la vérité, quelques scènes qui se rapprochent de la farce; et même, si la pièce était jouée décemment et sans charge, comme elle doit l'être, il n'y aurait qu'une scène de farce, celle du déguisement de Toinette en médecin. Dans cette pièce, qu'on voudrait flétrir du nom de farce, on voit combien l'amour désordonné de la vie est destructeur de toute vertu morale. Argan, voué à la médecine, esclave de M. Purgon, est aussi un époux sot et dupe, un père injuste, un homme dur, égoïste, colère. Avec quelle énergie et quelle vérité l'auteur trace le tableau des caresses perfides d'une belle-mère qui abuse de la faiblesse d'un imbécile mari pour dépouiller les enfants du premier lit! Quelle décence, quelle raison quelle fermeté dans le caractère d'Angélique! Cette comédie est l'image fidèle de ce qui se passe dans un grand nombre de familles. Enfin l'auteur a osé y attaquer un des préjugés les plus universels et les plus anciens de la société; il a osé y combattre les deux passions qui font le plus de dupes, la crainte de la mort et l'amour de la vie : il a bien pu les persifler, mais, hélas! il était au-dessus de son art de les détruire. Les usages qui ont leur force dans la faiblesse humaine, bravent tous les traits du ridicule. Molière, il faut bien l'avouer, n'a point corrigé les hommes de la médecine, mais il a corrigé les médecins de leur ignorance et de leur barbarie. Les représentations du Malade imaginaire ne diminuèrent pas le crédit des

médecins de la cour: madame de Maintenon n'en eut pas moins de respect pour la Faculté; le sévère Fagon, digne émule de Purgon, n'en purgea pas moins Louis XIV toutes les semaines; les jours de médecine du monarque n'en furent pas moins des jours solennels, des jours d'étiquette; et les écoles de médecine continuèrent longtemps à retentir des arguments des Diafoirus.>>

« On sait, dit encore Geoffroy, que le Malade imaginaire est la dernière pièce de Molière. Cette pièce, qu'on a coutume de donner dans le carnaval, est en elle-même un peu lugubre et rappelle une grande perte. Quand Molière joua le rôle du Malade imaginaire, il était lui-même attaqué d'une maladie trèsréelle. Depuis un an, il s'était réconcilié avec sa femme. La réconciliation d'un mari amoureux et jaloux avec une femme vive et coquette s'accorde mal avec le régime du lait. Molière oublia qu'il avait une poitrine, pour se souvenir qu'il avait un cœur ; mais il éprouva que le plaisir n'est pas si sain que le bonheur. Pour maintenir la bonne intelligence avec une femme très-difficile à vivre, il fit des sacrifices qui augmentèrent considérablement sa toux. La mort sembla vouloir venger ses fidèles médecins, plus vivement attaqués dans le Malade imaginaire que dans aucune autre maladie. »

Molière, en composant le Malade imaginaire, avait eu l'intention de « délasser le roi de ses nobles travaux, car on était au retour de la première campagne de Hollande, signalée par de nombreux triomphes. » La pièce, par des motifs qui ne sont pas connus, ne fut point représentée devant la cour, et elle fut donnée pour la première fois au public le 10 février 1673, le vendredi avant le dimanche gras. « Le jour de la quatrième représentation, le 17 du même mois, Molière, qui remplissait le rôle d'Argan, dit M. Taschereau, se sentit plus malade que de coutume. Baron et tous ceux qui l'entouraient le sollicitèrent en vain de ne pas jouer : « Comment voulez-vous que je fasse? >> leur répondit-il; il y a cinquante pauvres ouvriers qui n'ont >> que leur journée pour vivre, que feront-ils si je ne joue pas? » je me reprocherais d'avoir négligé de leur donner du pain un » seul jour, le pouvant absolument. » Il fut convenu seulement que la représentation aurait lieu à quatre heures précises. Sa fluxion le fit si cruellement souffrir qu'il lui fallut faire de grands efforts intérieurs pour achever son rôle. Dans la cérémonie, au moment où il prononça le mot juro, il lui prit une convulsion qui put être aperçue par quelques spectateurs, et qu'il essaya aussitôt de déguiser par un rire forcé. La représentation ne fut pas interrompue; mais immédiatement après ses porteurs le transportèrent chez lui, rue de Richelieu. Là, sa toux le reprit avec une telle violence, qu'un des vaisseaux de sa poitrine se rompit. » Il mourut suffoqué par le sang.

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