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va vous paraitre étrange. Je suis un provincial qui se pique de littérature. J'aime de passion les beaux vers, et je gémis de la disette de talents où nous sommes. Un heureux hasard a fait tomber sous mes yeux les Incendies de l'âme. Il m'a paru que ce livre nous promettait un poëte. La curiosité m'a pris de connaître l'auteur. J'ai forcé votre porte, je suis venu vous demander la permission de vous voir. Veuillez prendre en bonne part mon indiscrétion.<<

Prosper Randoce éprouvait une émotion qui tenait de l'attendrissement; il n'était pas blasé sur le succès, l'aventure lui parut fabuleuse. Un quidam qui avait lu les Incendies, qui admirait les Incendies, qui avait peut-être fait le voyage de Paris tout exprès pour voir l'auteur des Incendies!... Comme il avait la vue un peu basse, il avança la tête pour contempler de plus près cet animal rare et peut-être utile. Il le regarda un instant dans les yeux, puis l'invraisemblance de sa bonne fortune l'inquiéta; il craignit de donner dans un panneau,1 que le quidam ne fût un mauvais plaisant; à tout hasard il se tira d'affaire par une cabriole. Se soulevant à moitié sur sa chaise: >>Comment voulez-vous me voir? demanda-t-il; de face, de profil, en trois-quarts, assis, debout, dans une ombre pleine de mystère, illuminé à giorno?.... Choisissez la pose, l'attitude; je ne vous refuserai rien.<< >Avant de faire mon choix, répliqua Didier en souriant, je voudrais connaître votre tarif.<<

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Tiens, pensa Prosper, ce n'est pas une bête! Il prit aussitôt son parti, avança un fauteuil; mais il lui restait quelque inquiétude. >> Homme étonnant, dit-il, noble ami des muses, asseyez-vous là, dans le plus mollet de mes fauteuils. Que pourrais-je bien imaginer pour vous être agréable? Je m'en vais placer un coussin derrière votre tête, un carreau sous vos pieds . . . . Mettez-vous à l'aise et laissez-moi vous contempler. Vous êtes l'homme miraculeux que j'attendais depuis quatre ans; je vous ai vu en rêve. Apparition divine! . . . Dieu juste! il est donc vrai que mon pauvre rossignol 2 a trouvé au fond des bois un lecteur, et, qui mieux est, un admirateur! Franchement, je ne suis pas de votre force. Je crois bien avoir lu les Incendies; quant à les admirer . . . . Entre nous soit dit, ils ne valent pas le diable.<«< »Vous m'affligez, monsieur; mais peut-être avez-vous raison. Mes amis me plaisantent sur mon goût pour la poésie; ils prétendent que je ne m'y connais pas. «<

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Prosper se mordit la lèvre. Cet animal, pensa-t-il, est par trop complaisant. Qui diantre lui demandait d'être de mon avis? >>Quand je vous dis, reprit-il d'un ton aigre-doux, qu'ils ne valent pas le diable. . . . entendons-nous, que diable! entendons-nous. Les Incendies sont un péché de jeunesse; mais il y a péchés et péchés.... - Oh! nous nous entendons, interrompit Didier. Quand vous comparez votre péché à ceux des autres, il vous semble véniel. Nous sommes bien près de nous accorder. Dieu me garde de prétendre que les Incendies soient un des chefs-d'œuvre de l'esprit humain! Il m'a paru seulement, comme je vous le disais tout à l'heure, qu'ils nous

1 1 Donner dans le panneau means to go into the snare, to allow oneself to be taken in; a panneau is a net to catch hares and rabbits in. 2 Rossignol, literally a nightingale, figuratively and familiarly a drug in the market.

promettaient un poëte. Je pensais en les lisant: l'auteur a quelque chose à dire, un jour il le dira . . . . Un homme qui a quelque chose à dire est à mes yeux un homme à part. J'ai voulu m'assurer que je ne m'étais pas trompé. Je suis un huissier qui vient rappeler à votre talent que le jour de l'échéance est proche, qu'on vous attend, qu'on veut être payé! J'ai la conviction que vous êtes solvable.<<

Prosper prit confiance. Il se gourma, se carra, se gonfla, passa solennellement sa main dans sa vaste chevelure. Il éprouvait le besoin de se donner un peu d'exercice, il jugea que l'occasion était bonne pour piaffer 2 un peu, pour »déployer son tonnerre.« Se drapant dans sa cagoule, les yeux au plafond, il arpenta la chambre à grands pas.

>>Huissier de mon cœur, dit-il, vous avez raison. Oui, il y a quelque chose ici (et il étreignait ses deux tempes des cinq doigts de sa main gauche). Oui, il y a quelque chose là (et il se frappait la poitrine à tour de bras en secouant la tête comme un cheval qui hoche avec la bride). Vous avez confiance en moi. C'est bien. Un jour vous direz avec une juste fierté: J'avais deviné ce Prosper Randoce.... Ce jour-là, tous les incrédules se vanteront d'avoir cru; mais votre gloire ne vous sera point ôtée. Ayant eu part au danger, vous aurez part à l'honneur.... Eh bien! oui, mon cher, la tête que voici est une cuve, et dans cette cuve il y a quelque chose qui fermente, qui travaille, qui bout. Gare à l'explosion! Heureusement les douves sont en vieux chêne et cerclées de fer.... Que j'aie quelque chose à dire, oh! cela n'est pas douteux. Laissez-moi le temps d'emboucher mon grand porte-voix. Je vous jure par ma première pipe que ma voix portera loin, qu'elle sera entendue de l'univers et d'autres lieux connus.... Vraiment cela me fait plaisir que vous ayez foi en moi. C'est de bon exemple; tous mes anciens amis me croient un homme fini. Messieurs, voici un honnête garçon qui est arrivé de la province tout courant pour m'annoncer qu'il ne tient qu'à Prosper Randoce d'être un grand homme . . . . Et pourquoi pas? Je suis un drôle bien découplé; j'ai la taille réglementaire et une volonté d'enragé. Regardez mes coudes, mes genoux, voilà des articulations qui sont encore toutes neuves; cela ne sent pas le cambouis 3.... Il y a, voyez-vous, mon cher, une belle place à prendre. Tout ce qui se fait aujourd'hui ne vaut pas qu'on le ramasse, c'est de la camelotte. Les plus habiles ont de la patte; 4 voilà tout. Grand Dieu! qu'est devenu le grand art, la grande poésie, le grand style? (Il prononçait le mot grand à pleine bouche comme un chauvin d'autrefois parlant 1 Gourmer = 1) mettre la gourmette (the curb-chain), 2) to beat with the fist. Se gourmer means to put on an affected air.

2 Piaffer, another simile borrowed from horses, means to prance. 3 Cambouis waggon-grease.

The word patte is used in allusion to performing dogs whose skill is entirely mechanical, while their apparent cleverness is the effect of routine.

5 Chauvin is the name of the leading character of one of Scribe's pieces, Le Soldat laboureur, whose chief characteristics are a blind admiration for and unbounded faith in Napoleon I. This personage, having been further popularized by the pencil of a clever draughtsman, has become in France the type of Napoleonian fanaticism, and hence of political fanaticism and narrow-minded patriotism in general, which from it has acquired the name of chauvinisme.

de la grrrande nation.) Le dieu du jour, c'est le truc. Aimez-vous la ficelle,2 on en a mis partout. Je ne vois au théâtre que des escamoteurs qui filent la carte. Et le public imbécile bat des mains, il trépigne, il brait, il se pâme. Notez qu'il n'est plus besoin de le tromper; il aime à voir clair dans les tours qu'on lui joue; il a vu partir la muscade, il sait où elle est et n'en brait que plus fort.... J'aurais pu faire comme les autres. Oh! que nenni! Je veux entrer dans le succès par la voie royale, par la grande porte de la gloire, à grandes guides, sur un char triomphal attelé de quatre chevaux blancs. Je méprise cordialement le public. Le mépris est ma muse. Caligula, je vous assure, était un homme d'esprit, il est certain que si d'un bon coup d'espadon.... Non, point de concessions. Ah! public imbécile, public idiot, tu veux des tours de gibecière !6 Tiens, voilà de l'art, voilà de la poésie, voilà du style, voilà des vers comme on n'en fait qu'à Jersey. Tu regimberass d'abord, tu secoueras tes longues oreilles; mais, je te connais, tu finiras par braire. Un homme qui se tient debout finit toujours par avoir raison. On se dit: C'est un phénomene. Ma foi! réussisse qui voudra par les courbettes;9 moi je prétends réussir par l'insolence. Je suis en fonds, j'en ai à revendre....«

Tandis que Prosper Randoce discourait de la sorte en gesticulant et en cheminant à grands pas, Didier, immobile dans un fauteuil, ne soufflant mot, observait son demi-frère avec une extrême attention.

Il a le tour de visage de mon père, pensait-il; mais, si frappante qu'elle soit, la ressemblance n'est pas parfaite. Ce n'est pas de lui qu'il a hérité ses yeux. C'étaient des yeux étranges que ceux de Prosper, grands, bien fendus, couleur d'acier, beaux si l'on veut, mais d'une beauté inquiétante, ardents et qui cependant faisaient froid; on y sentait du dessous, et le regard, perçant malgré la myopie, était sans flamme; ce regard disait très-nettement: Je n'aime que moi. Les yeux à part, Prosper était bien le portrait de M. de Peyrols, mais avec un peu moins de noblesse et beaucoup plus de finesse; c'étaient les mêmes traits, mais amincis, affinés, élimés. 10

1

Truc is the name of an engine used for scene-shifting on the stage; hence the word has acquired the popular sense of mechanical skill. 2 On voit la ficelle means: you can see how it's done. Another common expression is ficelles dramatiques, e. g. Cet auteur connaît les ficelles du métier. All these phrases are derived from the marionnettetheatre (anglice Punch and Judy), cf. the English expression: to hold the strings, to pull the wires.

Filer la carte means to pull out each card so skilfully as to see it, and secure the high ones for oneself (to secure honours).

The muscade is 1) the fruit of the muscat-tree, 2) a little ball

used by conjurors for some of their tricks.

5 Espadon, a two-handed sword of great length and breadth. Utinam populus Romanus unam cervicem haberet, Caligula is reported by Suetonius to have said (Caligula XXX).

A gibecière is 1) a gamekeeper's pouch, 2) a conjurors' bag, such as they tie on in front, when performing. Tour de gibecière therefore sleight-of-hand, conjuring tricks.

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Victor Hugo resided at Jersey for some time (v. p. 594).

8 Regimber, to kick, is used properly only of horses, when they are spurred; figuratively: to rebel.

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bows.

Courbette properly prancing, figuratively, especially in the Plural, 10 I. e. thinner, finer, more worn.

De son côté, Prosper jetait par instants un rapide coup d'œil à Didier. Il se disait, non sans quelque satisfaction: »Comme il m'écoute!« Depuis longtemps il n'avait eu à sa disposition une paire d'oreilles si dévotement recueillies. Ignorant le vrai motif d'une attention si bénévole et si soutenue, il l'attribuait à cette curiosité provinciale qui veut tout savoir pour le plaisir de savoir, dont la candeur happe1 les mots au vol, dont les patiences sont infinies, genre de curiosité qui est inconnu à Paris, parce qu'à Paris on n'a pas le temps, parce qu'à Paris les heures sont des minutes, parce qu'à Paris on donne au prochain le court moment qu'on attrape entre deux accès de fièvre, parce qu'à Paris on distingue les hommes en animaux nuisibles et en animaux utiles et que les inoffensifs n'existent pas, parce qu'à Paris on ne tient à savoir le fond de rien, attendu qu'on sait d'avance le fond de tout.

Après une courte pause, Prosper se remit à caracoler. »J'ai mal débuté, mon cher, reprit-il. La contagion m'avait gagné. Moi aussi j'ai sacrifié aux idoles. J'ai gâché dans le temps deux méchants vaudevilles qui, après tout, en valaient bien d'autres; mais j'ai joué de malheur. Le premier est tombé à plat; une chute silencieuse, une glissade dans la neige; le second fut sifflé. Vous ne sauriez croire combien ce bruit est désagréable. Le pauvre diable d'auteur a beau se dire que la cabale n'en veut qu'à sa pièce, la joue lui cuit, il sent bien qu'il s'y est passé quelque chose.... J'étais moulu,3 à demi mort. Par charité, un honnête critique saupoudra mes blessures d'une poignée de sel, ce n'était pas du sel attique. Ma foi! la douleur me réveilla, je criai comme un aveugle. Il m'en coûta cher; je fus étrillé,5 écorché vif.... La critique, mon cher, est une caverne‹....

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While he is discoursing thus, the poet notices that Didier's overcoat is a little worn at the seams, a discovery which induces him to put a sudden end to the interview.

>>C'est quelque pauvre diable, pensa-t-il. Il n'est pas venu ici pour rien. Je gage que le traitre s'apprête à tirer de ses larges poches un volumineux manuscrit. C'est un éléphant en quête d'un cornac. <<

>> Mon cher, s'écria-t-il, vous vouliez voir, vous avez vu. A cette heure vous savez ce que c'est qu'un grand homme. Arrêtons les frais, assez de flic-flac;6 le rideau tombe, la représentation est finie, éteignons les quinquets. Dieu vous ait en sa sainte garde.«<

Happer (a word of Teutonic origin) is only applied as a rule to dogs, when they catch anything that is thrown to them.

=

2 Gâcher, to mix cement or mortar with water before using it, hence figuratively to do something carelessly or in a hurry. 3 Moudre un homme (de coups) to thrash a person. Saupoudrer (from sal) by itself means to throw salt over a thing, hence de sel is properly speaking a pleonasm, but saupoudrer de farine, etc. also occurs.

Étriller literally to rub down a horse with the strigil (from the Latin strigil) figuratively to maltreat, to thrash.

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Flic-flac an onomatopoea for the crack of a whip.
Quinquets the foot-lights.

CHRONOLOGICAL TABLE

OF THE HISTORY OF

FRENCH LITERATURE.

IST PERIOD. THE MIDDLE AGES.

EPIC AND LYRIC POETRY.

In the South: TROUBADOURS (langue d'oc): canzones, tensons, plaints, sirventes.

In the North: TROUVERES (langue d'oïl): chansons de geste, romans,

fabliaux, lais.

Carlovingian Cycle:

THÉROULDE OF TUROLD (?) (11th century): Chanson de Roland.
Breton Cycle of king Arthur's Table Round:

CHRESTIEN DE TROYES (12th century): Perceval le Gallois, Lancelot du
Lac, etc.

Alexandrian Cycle:

Roman d'Alexandre (12th century) (gives its name to the Alexandrine line).

ROBERT WACE (12th century): Roman de Brut et de Rou.

GUILLAUME DE LORRIS (reign of Louis IX)

JEAN DE MEUNG (reign of Philippe-le-Bel)

}

Roman de la Rose.

RUTEBEUF (reign of Louis IX), trouvère, author of fabliaux.

MARIE DE FRANCE, authoress of lais.

PIERRE DE SAINT-CLOUD (12th century), author of one of the best parts of the Roman de Renart.

JACQUEMART GELÉE DE LILLE (reign of Philippe-le-Bel), author of Renart le Nouvel.

LYRICS PROPERLY SO CALLED.

QUESNES DE BETHUNE (time of the 4th crusade).

THIBAUT DE CHAMPAGNE (1201-1253), imitator of the troubadours. CHRISTINE DE PISAN (1363-1420): ballads.

EUSTACHE DESCHAMPS († 1422): ballads, rondeaux.

OLIVIER BASSELIN (15th century): bacchanalian songs called vaux-de-vire.

CHARLES D'ORLÉANS (1391-1464).

VILLON (1431-1500): Le Grand Testament.

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