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Mais où il a toujours été: à trois lieues de Dijon, sur la route de Paris.

- Eh! monsieur, que m'importe à moi? puisque Robespierre a vendu les biens de la famille.

On vous a mal informé, monsieur. Il est vrai que la terre et le château ont été mis en vente comme biens d'émigré, mais ils n'ont pas trouvé d'acheteurs, et S. M. le roi Louis XVIII a daigné les rendre à mon père.

Le capitaine était insensiblement sorti de sa torpeur; ce dernier trait acheva de le réveiller. Il marcha, les poings serrés, vers son

frêle adversaire, et lui cria dans le visage:

Mon petit monsieur, il y a quarante ans que je suis marquis de Kerpry, et celui qui m'arrachera mon nom aura le poignet solide. Le comte pâlit de colère, mais il se souvint de la présence d'Éliane, qui s'étendait, anéantie, sur une chaise longue. Il répondit d'un ton dégagé: Mon grand monsieur, quoique les jugements de Dieu soient passés de mode, j'accepterais volontiers le moyen de conciliation que vous m'offrez, si j'étais seul intéressé dans l'affaire. Mais je représente ici mon père, mes frères et toute une famille, qui aurait lieu de se plaindre, si je jouais ses intérêts à pile ou face. Permettez-moi donc de retourner à Paris. Les tribunaux décideront lequel de nous usurpe le nom de l'autre.

Là-dessus le comte fit une pirouette, salua profondément la prétendue marquise, et regagna sa chaise de poste avant que le capitaine eût songé à le retenir.

Le procès Kerpry contre Kerpry ne se fit pas attendre. Le sieur Benoît eut beau répéter par l'organe de son avocat qu'il s'était toujours entendu appeler marquis de Kerpry, il fut condamné à signer Benoît et à payer les frais. Le jour où il reçut cette nouvelle, il écrivit au jeune comte une lettre d'injures grossières, signée Benoît. Le dimanche suivant, vers huit heures du matin, il rentra chez lui sur un brancard, avec dix centimètres de fer dans le corps. Il s'était battu, et l'épée du comte s'était brisée dans la blessure. Eliane, qui dormait encore, arriva juste à temps pour recevoir ses excuses et ses adieux.

Si cette aventure n'avait pas fait un scandale épouvantable, la province ne serait pas la province. Les hobereaux du voisinage témoignèrent une exaspération comique; ils auraient voulu reprendre à la fausse marquise les visites qu'ils lui avaient faites. La veuve n'entendait pas le bruit qui se faisait autour d'elle: elle pleurait. Ce n'est pas qu'elle regrettât rien de M. Benoit, dont les défauts, petits et grands, l'avaient à jamais corrigée du mariage; mais elle déplorait sa confiance trompée, son espérance perdue, son ambition condamnée à l'impuissance.

Fifteen years later Éliane succeeds in marrying her daughter to a real marquis, an excellent young man, with whom his wife is exceedingly happy. Unfortunately for the mother of the marchioness, this marquis is also an engineer, a former pupil of the École polytechnique, and delights in superintending himself his mining and smelting works at Arlange; neither prayers, threats nor stratagems of his mother-in-law can induce him to go near Paris or the faubourg St.-Germain, and so poor Eliane dies, like Moses, without having set foot on the Promised Land.

TAINE.

SKETCH OF HIS LIFE AND WORKS.1

HIPPOLYTE ADOLPHE TAINE was born in 1828 at Vouziers

(Ardennes). He was very successful at the Collége Bourbon (afterwards lycée Bonaparte) at Paris, gained the grand prize in Rhetoric2 at the Concours Général of 1847 and in the following year passed first into the École Normale. After taking the degree of docteur ès lettres in 1853 he gave up the scholastic profession and devoted himself entirely to literature. He published an Essay on Livy (1854), which obtained a prize from the French Academy, and under the title Les Philosophes français du XIXème Siècle wrote a severe critique on the official teaching then in vogue. In October 1864 M. Taine was appointed professor of art-history and aesthetics at the École des Beaux-Arts. The following is a list of his most important works: Essais de critique et d'histoire (1857), La Fontaine et ses fables (1860), Histoire de la littérature anglaise (4 vol. 1864), Nouveaux essais de critique et d'histoire (1865), which in the third edition (1874) contain an article on L'Opinion en Allemagne et les conditions de la paix, which was written during the war (October 1870), of course from the French point of view, but with great good sense and an amount of moderation scarcely to be expected from a Frenchman on such a subject. We reprint an extract from the Essays,5 whose subject are the

MÉMOIRES DU DUC DE SAINT-SIMON."

(II. LE SIÈCLE.)
(1856.)

Il y a des grandeurs dans le XVIIe siècle, des établissements, des victoires, des écrivains de génie, des capitaines accomplis; un roi, homme supérieur, qui sut travailler, vouloir, lutter et mourir. Mais les grandeurs sont égalées par les misères; ce sont les misères que Saint-Simon révèle au public.

Avant de l'ouvrir, nous étions au parterre, à distance, plasés comme il fallait pour admirer et admirer toujours. Sur le devant

We have followed Vapereau, Dictionnaire des contemporains.

2 The name rhétorique is given in the French lycées to the second form from the top; it would therefore answer to our fifth form; while the top-form, which is called philosophie, answers to our Sixth.

The concours général is an open competition between the best pupils of all the lycées in Paris, at the end of the scholastic year.

+ V. p. 502, n. 2. 5 By permission of the publishers MM. Hachette et Cie. The duke of Saint-Simon (born in 1675 of a very ancient family, died in 1755) came to court towards the close of Louis XIV's reign. He became attached to the duke of Orleans, who, after the death of the king, appointed him one of the members of the council of Regency. SaintSimon lost his influence after the Regent's death and retired to his estates. There he busied himself with revising his Memoirs, which contain a most interesting and detailed account of the court of Louis XIV, the Regency, and the reign of Louis XV. They were not published for a long time after his death, nor was a complete or correct edition obtainable till 1858, when M. Chéruel reprinted one from the original text

du théâtre, Bossuet, Boileau, Racine, tout le chœur des grands écrivains, jouaient la pièce officielle et majestueuse. L'illusion était parfaite; nous apercevions un monde sublime et pur. Dans les galeries de Versailles, près des ifs taillés, sous les charmilles géométriques, nous regardions passer le roi, serein et régulier comme le soleil, son emblème. En lui, chez lui, autour de lui, tout était noble. Les choses basses et excessives avaient disparu de la vie humaine. Les passions s'étaient contenues sous la discipline du devoir. Jusque dans les moments extrêmes, la nature désespérée subissait l'empire de la raison et des convenances. Quand le roi, quand Monsieur serraient Madame mourante 2 de si tendres et de si vains embrassements, nul cri aigu, nul sanglot rauque ne venait rompre la belle harmonie de cette douleur suprême; les yeux un peu rougis, avec des plaintes modérées et des gestes décents, ils pleuraient, pendant que les courtisans, »autour d'eux rangés«< 3 imitaient, par leurs attitudes choisies les meilleures peintures de Lebrun. Quand on expirait, c'était sur une phrase limée, en style d'académie; si l'on était grand homme, on appelait ses proches, et on leur disait:

Dans cet embrassement dont la douceur me flatte,
Venez et recevez l'âme de Mithridate."

Si l'on était coupable, on mettait la main sur ses yeux avec indignation, et l'on s'écriait:

Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté,

Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté."

Dans les conversations, quelle dignité et quelle politesse! II nous semblait voir les grands portraits de Versailles descendre de leurs cadres, avec l'air de génie qu'ils ont reçu du génie des peintres. Ils s'abordaient avec un demi-sourire, empressés et pourtant graves, également habiles à se respecter et à louer autrui.

Ces seigneurs aux perruques majestueuses, ces princesses aux coiffures étagées, aux robes traînantes, ces magistrats, ces prélats agrandis par les magnifiques plis de leurs robes violettes, ne s'entretenaient que des plus beaux sujets qui puissent intéresser l'homme, et si parfois, des hauteurs de la religion, de la politique, de la philosophie et de la littérature, ils daignaient s'abaisser au badinage, c'était avec la condescendance et la mesure de princes nés académiciens. Nous avions honte de penser à eux, nous nous trouvions bourgeois, grossiers, polissons, fils de M. Dimanche, de Jacques

1 Bossuet, v. p. 153; Boileau, v. p. 218; Racine v. p. 164.

2 Monsieur here means the brother of Louis XIV, Philippe duke of Orléans; Madame his first wife, Henrietta of England, daughter of Charles I, who died suddenly in 1670, and whose funeral oration was delivered by Bossuet. V. p. 136, n. 8 and p. 153.

3

Alluding to a passage in the famous narrative of the death of Hippolytus in Phèdre V, 6; v. p. 204.

Lebrun, a famous painter, born at Paris in 1619, died 1690, appointed in 1662 painter to the king and director of the Academy of painting. It was he who executed the paintings in the great gallery of Versailles.

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Bonhomme et de Voltaire,2 nous nous sentions devant eux comme des écoliers pris en faute; nous regardions avec chagrin notre triste habit noir, héritage des procureurs et des saute-ruisseaux antiques;3 nous jetions les yeux au bout de nos manches, avec inquiétude, craignant d'y voir des mains sales. Un duc et pair arrive, nous tire du parterre, nous mène dans les coulisses, nous montre des gens débarrassés du fard que les peintres et les poëtes ont à l'envi plaqué sur leurs joues. Eh! bon Dieu! quel spectacle! Tout est habit dans ce monde. Otez la perruque, la rhingrave, les canons, les rubans, les manchettes; reste Pierre ou Paul, le même hier et aujourd'hui.

Allons, s'il vous plaît, chez Pierre et chez Paul: ne craignez pas de vous compromettre. Le duc de Saint-Simon nous conduit d'abord chez M. le Prince, fils du grand Condé, et en qui le grand Condé, comme dit Bossuet, »avait mis toutes ses complaisances.<< Voici un intérieur de ménage: »Mme la Princesse était sa continuelle victime. Elle était également laide, vertueuse et sotte; elle était un peu bossue. Toutes ces choses n'empêchèrent pas M. le Prince d'en être jaloux jusqu'à la fureur et jusqu'à la mort. La piété, l'attention infatigable de Mme la Princesse, sa douceur, sa soumission de novice, ne purent la garantir ni des injures fréquentes, ni des coups de pied et de poing, qui n'étaient pas rares.<

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On verra dans Saint-Simon comment Louvois, pour se maintenir, brûla le Palatinat; comment Barbezieux,6 pour perdre son rival, ruina nos victoires d'Espagne. Les belles façons et le superbe cérémonial couvrent les bassesses et les trahisons; on est là comme à Versailles, contemplant des yeux la magnificence du palais, pendant que l'esprit compte tout bas les exactions, les misères et les tyrannies qui l'ont bâti. J'omets les scandales; il y a des choses qu'aujourd'hui on n'ose plus écrire. Les mœurs nobles au XVIIe siècle, comme les mœurs chevaleresques au XII, ne furent guère qu'une parade. Chaque siècle joue la sienne et fabrique un beau type: celui-ci le chevalier celui-là l'homme de cour. Il serait curieux de démêler le chevalier, vrai sous le chevalier des poëmes. Il est curieux, quand on a conna l'homme de cour par les écrivains et par les peintres, de connaître par Saint-Simon le véritable homme de cour.

Rien de plus vide que cette vie. Vous devez attendre, suer et bailler intérieurement six ou huit heures chaque jour chez le roi. faut qu'il connaisse de longue vue votre visage; sinon vous êtes un mécontent. Quand on demandera une grâce pour vous, il répondra: >Qui est-il? C'est un homme que je ne vois point.<< Le premier

1 Jacques Bonhomme, the nickname of Guillaume Caillet, the leader of the rebellious peasants who ravaged France during the captivity of king John the Good in England (1357).

2 V. p. 317.

3 Saute-ruisseau (gutter-jumper), the nickname given to the junior clerk at an office, because he is often sent out on errands.

+ V. p. 155.

Louvois (1639-1691), v. p. 247, n. 5.

The marquis de Barbezieux (1668-1701), Louvois' son

successor at the War office.

and

favori, l'homme habile, le grand courtisan, est le duc de La Rochefoucauld;1 suivez son exemple. »Le lever, le coucher, les deux autres changements d'habits tous les jours, les chasses et les promenades du roi tous les jours aussi, il n'en manquait jamais, quelquefois dix ans de suite sans découcher d'où était le roi, et sur pied de demander un congé, non pas pour découcher, car en plus de quarante ans il n'a jamais couché vingt fois à Paris, mais pour aller diner hors de la cour et ne pas être de la promenade.« Vous êtes une décoration, vous faites partie des appartements; vous êtes compté comme un des baldaquins, pilastres, consoles et sculptures que fournit Lepautre.2 Le roi a besoin de voir vos dentelles, vos broderies, votre chapeau, vos plumes, votre rabat, votre perruque. Vous êtes le dessus d'un fauteuil. Votre absence lui dérobe un de ses meubles. Restez donc, et faites antichambre. Après quelques années d'exercice on s'y habitue; il ne s'agit que d'être en représentation permanente. On manie son chapeau, on secoue du doigt ses dentelles, on s'appuie contre une cheminée, on regarde par la fenêtre une pièce d'eau, on calcule ses attitudes et l'on se plie en deux pour les révérences; on se montre et on regarde; on donne et on reçoit force embrassades; on débite et l'on écoute cinq ou six cents compliments par jour. Ce sont des phrases que l'on subit et que l'on impose sans y donner attention, par usage, par cérémonie, imitées des Chinois, utiles pour tuer le temps, plus utiles pour tuer cette chose dangereuse, la pensée. On conte des commérages. Le style est excellent, les ménagements infinis, les gestes parfaits, les habits de la bonne faiseuse; mais on n'a rien dit, et pour toute action on a fait antichambre.

Si vous êtes las, imitez M. le Prince.,,Il dormait le plus souvent sur un tabouret, auprès de la porte, où je l'ai maintes fois vu ainsi attendre avec les courtisans que le roi vînt se coucher." Bloin, le valet de chambre, ouvre les battants. Heureux le grand seigneur qui échange un mot avec Bloin! Les ducs sont trop contents quand ils peuvent dîner avec lui. Le roi entre et se déshabille. On se range en haie. Ceux qui sont par derrière se dressent sur leurs pieds pour accrocher un regard. Un prince lui offre la chemise. On regarde avec une envie douloureuse le mortel fortuné auquel il daigne confier le bougeoir. Le roi se couche et les seigneurs s'en vont, supputant ses sourires, ses demi-saluts, ses mots, sondant les faveurs qui baissent ou qui montent, l'abîme infini des conséquences.

2

La Rochefoucauld, v. p. 123.

Lepautre (1614-1691), the architect who built the two wings of the castle of Saint-Cloud, and designed the cascade in the park.

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