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mission militaire que préside le général Hulin. A la physionomie morne et impassible de ces hommes habitués à l'obéissance passive, il est facile de voir qu'ils ont une consigne, et la condamnation de l'accusé est écrite d'avance sur leur visage sévère et triste. Tout en eux et autour d'eux dénonce le rôle lugubre qu'ils ont accepté; les ténèbres dont ils s'environnent, le mystère avec lequel ils procèdent, le silence et l'isolement de cette heure nocturne, l'absence des témoins, du public, des défenseurs qu'on ne refuse pas au dernier des assassins, le déni de toutes les formes protectrices des accusés, l'empressement furtif avec lequel ils expédient leur besogne, toutes ces choses muettes ont une voix terrible qui crie: Ce ne sont pas là des juges! En voyant leur attitude, le prisonnier a deviné le sort qui l'attend. Le noble jeune homme se redresse, il répond avec une dignité simple et virile aux questions sommaires que lui adresse Hulin. Ces questions faites pour la forme ne sont que la reproduction abrégée de celles du capitaine rapporteur: elles ne constatent d'autre fait que celui d'avoir porté les armes contre la république, fait qui n'était pas contesté par l'accusé. On dit que lorsque Hulin lui demanda s'il avait trempé dans un complot contre la vie du Premier Consul, le sang des Condés se révolta en lui et qu'il repoussa le soupçon avec une rougeur de colère et d'indignation; mais les dures invectives que vingt ans après Savary plaça dans la bouche de Hulin sont dépourvues de toute vraisemblance, car les juges étaient plus embarrassés que le coupable. Hulin, qui est beaucoup plus digne de foi, assure au contraire s'être efforcé de suggérer au prisonnier des réticences qui pouvaient le sauver et qu'il repoussa avec une noble indignation comme indignes de lui. L'interrogatoire terminé, le prince renouvelle sa demande d'un entretien avec le Premier Consul. Alors Savary qui jusque là s'était tenu silencieusement devant la cheminée et derrière le fauteuil du président: »Maintenant, dit-il, cela me regarde!«2 Après une demi-heure de huis clos3, nécessaire à un semblant de délibération et à la rédaction d'un arrêt signé en blanc, on vient chercher le prisonnier. Harel se présente un flambeau à la main, il le conduit à travers un sombre passage jusqu'à un escalier donnant sur les fossés du château. Arrivés là, ils se trouvent en présence d'une compagnie des gendarmes de Savary, rangés en bataille; on lit au prince sa sentence à côté de la fosse creusée d'avance où son corps va être jeté. Une lanterne déposée près de la fosse prête sa lueur sinistre à cette scène de meurtre. Le condamné, s'adressant alors aux assistants, leur demande si quelqu'un d'eux peut se charger du message suprême d'un mourant. Un officier sort des rangs; le duc 1 Ces violations des formes judiciaires ont été relevées en détail dans l'éloquent mémoire de Dupin: Discussion des actes de la commission militaire."

Hulin: Explications au sujet de la commission militaire chargée de juger le duc d'Enghien."

3 The old word huis (from the Latin ostium) is only used now in the law-courts, in the phrase à huis clos, with closed doors, i. e. when the public is not admitted. Le huis clos is also used substantivally Déposition du brigadier Aufort."

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»Procès-verbal d'enquête. L'anecdote de la lanterne placée sur le cœur du duc d'Enghien est controuvée.“

lui confie un paquet de cheveux destinés à une personne aimée. Quelques instants après il tombe sous les balles des soldats.

Tel fut ce guet-apens, un des plus lâches qui aient été commis dans tous les temps. A en croire les apologies de ceux qui ont pris part à son exécution, personne n'en serait responsable, et la fatalité seule aurait commis le crime. A tous les hasards malheureux qu'ils ont découverts après coup dans ce triste événement, il faudrait en ajouter un dernier plus lamentable encore et qui aurait seul perdu le prince. Réal, chargé de l'interroger, aurait ouvert trop tard le message qui lui confiait cette mission, et il ne serait arrivé à Vincennes qu'après l'exécution. Mais si Réal avait dû faire l'interrogatoire, comment Murat, qui maudissait son rôle dans cette circonstance, aurait-il pris sur lui d'en charger le capitaine Dautancourt? Et si Réal est accouru à Vincennes, comment écrit-il à Hulin deux lettres successives dans la matinée pour le prier de lui envoyer le jugement et les interrogatoires? Jamais plus misérables subterfuges n'ont été imaginés pour dérober des coupables au juste mépris de l'histoire. Il faut mettre sur la même ligne le récit de Savary au sujet de l'accueil que lui fait Bonaparte lorsqu'il vient à la Malmaison rendre compte de sa mission: »Il m'écoute avec la plus grande surprise! . . . Il me fixe avec des yeux de lynx: Il y a là, dit-il, quelque chose qui me passe. . . . Voilà un crime, et qui ne mène à rien!<< Le point à éclaircir c'était encore la question de l'identité du duc avec le personnage mystérieux, chauve, blond, de taille médiocre. Quand on pense que de si impudentes inventions ont été acceptées par toute une génération, on se demande si le mensonge n'a pas par lui-même une saveur et un attrait si irrésistibles pour les appétits vulgaires, que la vérité ne peut plus leur paraitre que répulsive. Non, il n'y a eu dans la catastrophe de Vincennes ni hasards, ni confusion, ni méprise; tout y a été conçu, prémédité, combiné avec un soin d'artiste, et il faut avoir perdu le sens à force de prévention pour accepter les fables accréditées par le criminel lui-même. Comment l'homme qu'on voit dans sa Correspondance si minutieux, si attentif aux plus imperceptibles détails, si pénétrant et si inquisitif lorsqu'il s'agit des agents les plus insignifiants de la conspiration, l'homme qui dictait lui-même des interrogatoires et dirigeait toutes les poursuites contre le prévenu Querelle ou la femme Pocheton, aurait-il pu devenir du jour au lendemain le jouet des quiproquos, des distractions et des bévues énormes qu'on lui prête lorsqu'il s'agit d'un Bourbon et d'un Condé? Comment admettre qu'un esprit si clairvoyant, un caractère si entier et si absolu n'ait plus été en cette circonstance critique qu'un docile mannequin dans la main de Talleyrand? Non, en dépit des falsifications et des mensonges, en dépit d'une hypocrisie plus odieuse que le crime lui-même, il ne lui sera pas donné d'échapper à la responsabilité de l'acte où il a mis le plus de calcul; l'œuvre restera sienne devant Dieu et devant les hommes, et l'histoire n'admettra pas même en sa faveur ce partage d'ignominie que créent les complicités au bénéfice du coupable; car, dans le meurtre du duc d'Enghien, il y a eu un auteur principal et des instruments: il n'y a pas eu de complices.

ABOUT.

SKETCH OF HIS LIFE AND WORKS.1

EDMOND ABOUT was born at Dieuze in Lorraine in 1828. Having received a classical education at the lycée Charlemagne,, where he greatly distinguished himself, he was admitted into the École Normale,2 whence in 1851 he went to the French School of Athens.3 On bis return to Paris, he made his début in literature with La Grèce contemporaine (1855), a very clever and amusing book, in which he treats modern Greece rather severely, but which proved a great success. M. About is in his own proper person a newspaper-writer, a novelist, a political pamphleteer and a dramatic author. Among his novels, almost all of which were very popular, we name Tolla (1855), Le Roi des Montagnes (1856), Trente et Quarante (1856), L'Infame (1867) and two series of charming tales, called Les Mariages de Paris (1856) and Les Mariages de province (1868). His political articles and pamphlets have made him a great number of enemies, whose cabals have caused the failure of nearly all his theatrical productions, in particular Gaëtana (1862). Nevertheless several smaller pieces which M. About wrote in conjunction with M. de Najac have been favourably received, and one of them, Histoire Ancienne, is frequently acted at the Théâtre-Français.

We reprint, as a sample of the author's style, a short fragment of the tale called

LA MÈRE DE LA MARQUISE.

Éliane, the heroïne of this story, is the daughter of a rich Parisian bourgeois, the owner of a large milliner's shop in the faubourg St.-Germain. Having been accustomed from childhood to watch the splendid carriages of the nobility at her father's door, with their coronets, their gorgeous, liveried footmen, and the duchesses and marchionesses that got out of them, Eliane has imbibed feelings of the deepest respect and admiration for the members of a class who think themselves superior to the rest of mankind in right of their birth. The one dream of her life is to marry some count or marquis who shall throw open for her those noble portals which hitherto she has looked at from outside with an envious and wistful eye. Under the dominion of this foolish idea she refuses several successive offers from well-to-do members of the commercial world, to the great disgust of her father, who had a thorough contempt for his noble customers, though in the shop, of course, he treated them with all deference and humility. However, one fine day she awakens to the fact that she is twenty-five years old, and giving up her chimaera, consents to marry M. Morel, a wealthy mineowner from Arlange. Six months after the birth of a daughter. she is left a widow, and the death of her parents having made her the mistress of an enormous fortune, she once more takes up her hobby, sells her father's house and business, and buys a mansion in the

1 We have followed Vapereau, Dictionnaire.

2 V. p. 502, n. 2.

3 The French school at Athens is an institution established for the support of a number of young students and artists, who go to Greece to study the antiquities of the country. The vacancies are filled up by open competition. By permission of M. Edmond About.

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Rue St-Dominique, right in the midst of the faubourg St.-Germain. But all her attempts at making acquaintances among her noble neighbours fail ignominiously; and at last, tired of her want of success, she leaves the capital, and returns to Arlange, where she was wanted on matters of business. In this little country-town she has the extraordinary luck of finding what she had looked for in vain at Paris, in the person of the marquis Benoît de Kerpry, a captain in the second regiment of dragoons. Dazzled by this gentleman's title, and undismayed by his debts, his somewhat loose morals or his age for he is on the wrong side of forty the young widow marries him, as soon as he has resigned his commission.

Conformément à la loi, le mariage fut affiché dans la commune d'Arlange, au 10 arrondissement de Paris, et dans la dernière garnison du capitaine. L'acte de naissance du marié, rédigé sous la Terreur, ne portait que le nom vulgaire de Benoît, mais on y joignit un acte de notoriété publique attestant que, de mémoire d'homme, M. Benoît était connu comme marquis de Kerpry.

La nouvelle marquise commença par ouvrir ses salons au faubourg Saint-Germain du voisinage: car le faubourg s'étend jusqu'aux frontières de la France.

Après avoir ébloui de son luxe tous les hobereaux des environs, elle voulut aller à Paris prendre sa revanche sur le passé, et elle alla conter ce projet à son mari. Le capitaine fronça le sourcil et déclara net qu'il se trouvait bien à Arlange. La cave était bonne, la cuisine de son goût, la chasse magnifique; il ne demandait rien de plus. Le faubourg Saint-Germain était pour lui un pays aussi nouveau que l'Amérique: il n'y possédait ni parents, ni amis, ni connaissances. >>Bonté divine! s'écria la pauvre Eliane, faut-il que je sois tombée sur le seul marquis de la terre qui ne connaisse pas le faubourg Saint-Germain!<<<

Ce ne fut pas son seul mécompte. Elle s'aperçut bientôt que son mari prenait l'absinthe quatre fois par jour, sans parler d'une autre liqueur appelée vermouth qu'il avait fait venir de Paris pour son usage personnel. La raison du capitaine ne résistait pas toujours à ces libations répétées, et, lorsqu'il sortait de son bon sens, c'était, le plus souvent, pour entrer en fureur. Ses vivacités n'épargnaient personne, pas même Éliane, qui en vint à souhaiter tout de bon de n'être plus marquise. Cet événement arriva plus tôt qu'elle ne l'espérait.

Un jour le capitaine était souffrant pour s'être trop bien comporté la veille. Il avait la tête lourde et les yeux abattus. Assis dans le plus grand fauteuil du salon, il lustrait mélancoliquement ses longues moustaches rousses. Sa femme, debout auprès d'un samavar,2 lui versait coup sur coup d'énormes tasses de thé. Un domestique annonça M. le comte de Kerpry. Le capitaine, tout malade qu'il était, se dressa brusquement en pieds.

Ne m'avez-vous pas dit que vous étiez sans parents? demanda Éliane un peu étonnée.

The name La Terreur is given to that epoch of the French Revolution, which begins on the 31st of May 1793, the date of the triumph of the Montagne over the Girondins in the Convention, and ends with the ninth of Thermidor (July 27/1794), the date of the fall of Robespierre.

2 A tea-pot.

Je ne m'en connaissais pas, répondit le capitaine, et je veux que le diable m'emporte .... Mais nous verrons bien. Faites entrer. Le capitaine sourit dédaigneusement lorsqu'il vit paraître un jeune homme de vingt ans, d'une beauté presque enfantine. Il était de taille raisonnable, mais si frêle et si délicat, qu'on pouvait croire qu'il n'avait pas fini de grandir. Ses longs yeux bleus regardaient autour d'eux avec une sorte de timidité farouche. Lorsqu'il aperçut la belle Éliane, sa figure rougit comme une pêche d'espalier. Le timbre de sa voix était doux, frais, limpide, presque féminin.

Monsieur, dit-il au capitaine en se tournant à demi vers Éliane, quoique je n'aie pas l'honneur d'être connu de vous, je viens vous parler d'affaires de famille. Notre conversation, qui sera longue, contiendra sans doute des chapitres fastidieux, et je crains que madame n'en soit ennuyée.

-Vous avez tort de le craindre, monsieur, reprit Éliane en se rengorgeant: la marquise de Kerpry veut et doit connaître toutes les affaires de la famille, et puisque vous êtes un parent de mon mari....

C'est ce que j'ignore, madame, mais nous le déciderons bientôt et devant vous, puisque vous le désirez et que monsieur semble y consentir.

Le capitaine écoutait d'un air hébété, sans trop comprendre. Le jeune comte se tourna vers lui comme pour le prendre à partie. Monsieur, lui dit-il, je suis le fils aîné du marquis de Kerpry, qui est connu de tout le faubourg Saint-Germain, et qui a son hôtel rue Saint-Dominique.

Quel bonheur! s'écria étourdiment Éliane.

Le comte répondit à cette exclamation par un salut froid et cérémonieux. Il poursuivit:

Monsieur, comme mon père, mon grand-père et mon bisaïeul étaient fils uniques, et qu'il n'y a jamais eu deux branches dans la famille, vous excuserez l'étonnement qui nous a saisis le jour où nous avons appris par les journaux le mariage d'un marquis de Kerpry.

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Je n'avais donc pas le droit de me marier? demanda le capitaine en se frottant les yeux.

Je ne dis pas cela, monsieur. Nous avons à la maison, outre l'arbre généalogique de la famille, tous les papiers qui établissent nos droits à porter le nom de Kerpry. Si vous êtes notre parent, comme je le désire, je ne doute pas que vous n'ayez aussi entre les mains quelques papiers de famille.

A quoi bon? Les paperasses ne prouvent rien, et tout le monde sait qui je suis.

Vous avez raison, monsieur, il ne faut pas beaucoup de parchemins pour établir une preuve solide; il suffit d'un acte de naissance, avec

Monsieur, mon acte de naissance porte le nom de Benoît. Il est daté de 1794. Comprenez-vous?

- Parfaitement, monsieur, et, en dépit de cette circonstance, je conserve l'espoir d'être votre parent. Êtes-vous né à Kerpry ou dans les environs? - Kerpry?... Kerpry? où prenez-vous Kerpry?

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