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folle et téméraire qui aboutit à la rupture de la paix d'Amiens. Les conséquences de cette double faute ne se firent pas attendre: ce fut au dedans l'aggravation du despotisme, au dehors l'adoption définitive du système des conquêtes.

2. ASSASSINAT DU DUC D'ENGHIEN.'

Quelque satisfaisants que fussent pour Bonaparte les résultats obtenus, ils n'avaient pas répondu à son attente, car d'une part les charges relevées contre Moreau2 étaient fort insuffisantes pour établir sa culpabilité, de l'autre la capture à laquelle il attachait le plus de prix, celle du comte d'Artois et du duc de Berry, lui avait définitivement échappé. Depuis quelque temps les rapports de Savary1 lui avaient fait prévoir l'inutilité d'une plus longue surveillance sur le point désigné pour le débarquement. Décidé comme il l'était à frapper personnellement les Bourbons pour les dégoûter des conspirations et terrifier leurs partisans, il s'était aussitôt enquis s'il n'y avait pas à sa portée quelque autre membre de cette famille doublement détestée, et depuis qu'elle luttait corps à corps avec lui, et depuis qu'elle avait rejeté avec mépris son offre de deux millions pour prix d'une renonciation à la couronne de France. Ce Bourbon s'était rencontré malheureusement pour la gloire du Premier Consul; il résidait depuis près de deux ans à Ettenheim, tout près de Strasbourg, mais sur le territoire badois. C'était le duc d'Enghien, fils du prince de Condé, jeune homme plein d'ardeur et de bravoure, toujours au premier rang dans les combats auxquels avait pris part l'armée de son père. Retiré à Ettenheim depuis la fin de la guerre, il y vivait fixé par une passion romanesque pour la princesse Charlotte de Rohan qu'il avait épousée secrètement, et le voisinage de la Forêt-Noire lui permettait de satisfaire son goût pour la chasse. Complétement étranger à la conspiration, dont il ne connaissait pas même l'existence, il attendait pour reprendre son service dans les corps d'émigrés, un signal du cabinet anglais qui lui servait une pension.

Le 15 mars 1804, un détachement de dragons, parti de Schelestadt au milieu de la nuit, sous les ordres du colonel Ordener, franchit le Rhin, enveloppa Ettenheim et cerna la maison où se trouvait le duc. Le premier mouvement du duc d'Enghien fut de répondre à la sommation d'ouvrir en faisant feu sur ses agresseurs: il en fut

The duke of Enghien (pronounce as if written an-gain) born in 1772 was the son of the duke of Bourbon, prince of Condé.

2 Moreau (1763-1813), a famous Republican general, was accused of having been concerned in the conspiracy of Cadoudal and Pichegru against the life of the first consul, Bonaparte, and condemned in 1804 to imprisonment for two years, which was afterwards changed to exile for life. He withdrew to the United States, where he lived till 1813, when he returned at the request of the emperor Alexander I of Russia, and was induced by him to serve against his native country. At the battle of Dresden, August 27th 1813, a canon - ball carried off both his legs, and he died a few days afterwards.

3 The count of Artois, second brother of Louis XVI, subsequently king of France under the name Charles X (1824-1830). The duke of Berry was his son. Savary (1774-1833) then colonel of gensdarmes, afterwards general and duke of Rovigo.

détourné par un officier allemand qui se trouvait auprès de lui et qui lui ayant demandé »s'il était compromis«<, sur sa réponse négative, lui fit remarquer l'inutilité de la résistance; il se rendit prisonnier pour ne pas exposer ses amis. On s'empara alors de tous ses papiers, et on le conduisit à la citadelle de Strasbourg, où il fut enfermé avec le marquis de Thumery et les personnes qu'on avait trouvées chez lui. De toutes ces personnes qui étaient au nombre de huit, le marquis seul et le colonel Grounstein appartenaient à l'émigration militante, les autres étaient des ecclésiastiques et des domestiques. On eut ainsi sur-le-champ la preuve de la fausseté des rapports et sur la présence de Dumouriez, et sur la complicité du duc avec la conspiration de Paris, dont il n'y avait pas trace dans ses papiers, et même sur le rôle militaire qu'on lui attribuait en prévision de la prochaine guerre, car il vivait là en simple particulier; et les rassemblements d'émigrés qui étaient censés se grouper autour de lui étaient purement imaginaires.

Mais la perte de l'infortuné jeune homme était résolue, et d'autant plus inévitable qu'elle se liait à un calcul politique. Dès le 12 mars, Bonaparte va s'enfermer à la Malmaison, où il sera à la fois à l'abri de sollicitations qu'il est décidé à ne pas écouter, et éloigné du théâtre du crime, car il ne veut pas que sa personne paraisse dans un acte où sa volonté est tout. C'est Murat qu'il vient de nommer gouverneur de Paris, Réal le chef de sa police, Savary son homme d'exécution, qui figureront en première ligne dans un drame où ils ne sont que ses instruments. Dès le 15 mars, il écrit à Réal de faire tout préparer au château de Vincennes.? Le 17 mars il a dans les mains toute la correspondance du duc d'Enghien; il la renvoie deux jours après à Réal, en lui recommandant d'empêcher qu'on ne tienne aucun propos sur le plus ou moins de charges que contiennent ces papiers.<8 Il sait que toutes ces charges se réduisent à une seule, au tort d'avoir servi dans l'armée des émigrés et d'être prêt à y servir de nouveau, tort qu'il a amnistié chez tant de milliers d'hommes infiniment moins excusables que l'héritier d'une famille si cruellement frappée par la Révolution; il sait que tous les soupçons qu'on a pu avoir contre lui n'ont aucun fondement. La fable impudente de Savary relative à la confusion »avec le personnage mystérieux« deRapport du citoyen Charlot, chef du 38° escadron de gendarmerie. - Journal du duc d'Enghien. All the notes in inverted commas are by M. Lanfrey. »Rapport de Charlot."

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3 Dumouriez or Dumourier (1739-1823), a Republican general, minister of state in 1792, when he was supported by the Girondins, the victor of Valmy and Jemmapes. Being threatened with arrest by the Convention, he resolved to march upon Paris with his army, to reestablish the constitution of 1790, but being deserted by his soldiers, he was obliged to fly to the camp of the enemy, and from that time he lived in retirement abroad. A country-house about seven miles N. E. of Versailles. 5 Murat (1771-1815), brother-in-law of Napoleon, king of Naples 1808-1815.

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• Réal (1765-1834) then assistant-secretary at the ministry of police. 7 Lettre de Bonaparte à Réal." Bonaparte à Réal, 19 mars." Réal and Savary subsequently affirmed that the arrest of the duke of Enghien was only resolved upon, from the belief that he was a certain mysterious personage, known under the name of Charles.

vient ici tellement insoutenable que ses continuateurs sont obligés de convenir que Bonaparte ne pouvait plus avoir cette fausse idée, mais, disent-ils, il craignit alors de »s'exposer à provoquer un rire de mépris de la part des royalistes«.1 Singulière raison pour immoler un innocent! Bonaparte n'avait d'ailleurs rien de semblable à craindre de la part d'un parti terrifié. Il n'avait plus ni crainte ni illusion: il agissait en parfaite connaissance de cause. Il reçoit, le 18 mars, une dépêche de M. de Massias, notre ministre à Bade, qui atteste >>que la conduite du duc a toujours été innocente et mesurée.« D'après la légende consacrée, cette dépêche aurait été interceptée par M. de Talleyrand; mais cette activité dans une haine sans motifs paraît bien peu conciliable avec les passions nonchalantes de cet homme d'État. M. de Massias fit plus; il alla à Strasbourg avertir le préfet qu'il n'y avait à Ettenheim ni conspiration ni rassemblements d'émigrés.2 Faut-il croire que M. Shée avait fait comme Talleyrand le serment de perdre le duc? La conduite et les intentions du duc d'Enghien importaient fort peu à Bonaparte; ce qu'il voulait, c'était se défaire de lui. Sur tous ces points sa conviction est si bien formée que dans le projet d'interrogatoire qu'il envoie à Réal le 20 mars au matin, (et plus probablement le soir du 19)3 le grief de complicité dans la conspiration n'est pas même mentionné: on ne l'accuse plus >que d'avoir porté les armes contre sa patrie,« et de faits accessoires, liés à ce fait principal; on se borne à lui faire demander en dernier lieu s'il a eu connaissance du complot, et si, ce complot ayant réussi, il ne devait pas entrer en Alsace.« On ne prend plus la peine d'invoquer de faux prétextes, on se contente du motif qui suffit pour l'envoyer à la mort: car c'est là tout ce que l'on veut.

Pendant que tout se prépare pour un dénoûment tragique, Bonaparte reste enfermé à la Malmaison, inaccessible à tout le monde, excepté à ses familiers les plus intimes. Il leur récite, dit-on, des vers de nos poëtes sur la clémence, pour prévenir leurs supplications en faisant croire à des sentiments qui n'étaient pas dans son cœur. Ses hommes d'exécution, Réal et Savary, ont avec lui des communications de chaque instant; ils règlent ensemble toutes les mesures à prendre. Aucun homme connu ne se souciant d'apposer son nom à un arrêt déshonorant, on fera juger le prince par une commission composée des colonels de la garnison de Paris, hommes tout dévoués et peu capables de discerner la gravité de l'acte qu'on leur demande. Réal lui-même ne se compromettra pas dans un interrogatoire fait pour la forme: il sera suppléé par un capitaine rapporteur que choisit Murat. Dans le cas où le prisonnier demandera à voir Bonaparte, on ne tiendra aucun compte de sa réclamation. Le Premier Consul

This is what Thiers (Hist. du Cons. et de l'Empire, XVIII) says: Voici les idées qui s'emparèrent malheureusement du Premier Consul et de ceux qui pensèrent comme lui dans cette circonstance . . . . Il fallait faire un exemple terrible ou s'exposer provoquer un rire de mépris de la part des royalistes, en relâchant le prince après l'avoir enlevé. „Lettre à M. de Bourrienne sur l'affaire du duc d'Enghien, par le baron de Massias, 1829."

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Bonaparte à Réal, 20 mars: date supposée. Correspondance."
Hulin (alors commandant de la garde consulaire) et Savary re-

ordonne que le jugement sera exécuté sur-le-champ, formule sinistre qui disait assez la nature de ce jugement. En dépit de tous les mensonges qu'on a entassés sur cet incident de sa vie, il n'y a pas trace d'un fait qui prouve qu'il ait éprouvé un seul instant d'hésitation; tout démontre au contraire que jamais meurtre n'a été plus froidement consommé. On l'a dépeint se promenant seul pendant des heures entières dans les allées de la Malmaison, inquiet, incertain, et l'esprit profondément troublé. »La preuve de ses agitations, a-t-on écrit, est dans son oisiveté même, car il ne dicta presque pas une lettre pendant les huit jours de son séjour à la Malmaison, exemple d'oisiveté unique dans sa vie !« Un simple coup d'œil jeté sur sa correspondance, du 15 au 23 mars, suffit pour démontrer la complète inexactitude de cette allégation; dans ce court espace de temps, il dicte vingt-sept lettres, dont quelques-unes très-volumineuses et relatives à des affaires de tout genre. Dans la seule journée du 20 mars, où ses agitations ont dû apparemment être portées au paroxysme, il en dicte jusqu'à sept, et dans le nombre, il s'en trouve une écrite à Soult et d'une longueur exceptionnelle, où il n'est question que du calibre des mortiers à placer à Boulogne et au fort Rouge, des modifications à donner à la plate-forme des bateaux canonniers, des péniches, de la flottille batave, et enfin „des ballots de coton empoisonnés que les Anglais ont vomis sur nos côtes pour empester le continent!" idée qui paraîtrait ridicule dans toute autre circonstance et qui est d'une imagination singulièrement assombrie, mais nullement d'un esprit tourmenté par le remords.

Le duc d'Enghien arriva à Paris, le 20 mars, vers onze heures du matin: on le retint à la barrière jusqu'à quatre heures du soir, évidemment pour attendre de nouveaux ordres de la Malmaison. De là il fut conduit par les boulevards extérieurs au donjon de Vincennes où Bonaparte avait placé comme gouverneur un homme de confiance tout à fait digne de la tâche à laquelle il devait présider. C'était ce même Harel qui lui avait livré les têtes innocentes d'Arena, Ceracchi, Topino-Lebrun et Demerville, pour un crime dont il était le seul instigateur et le seul artisan. Le prince put alors prendre un peu de nourriture et de repos. Il résulte de l'enquête minutieuse qu'on fit plus tard sur ce lugubre événement qu'à l'heure où le duc d'Enghien arriva à Vincennes pour y être jugé, sa fosse était déjà creusée. Vers minuit il est réveillé par le capitaine Dautancourt qui vient procéder à un interrogatoire préliminaire, comme rapporteur de la commission. Ses réponses sont simples, pleines de noblesse et de modestie, d'une grande netteté et parfaitement véridiques. Il convient qu'il a fait toute la guerre d'abord comme volontaire, ensuite comme commandant de l'avant-garde du corps de Bourbon; qu'il reçoit un connaissent également la réalité de cette consigne, et ils se rejettent mutuellement la honte de l'avoir acceptée. Ce qui importe peu.*

Thiers' own words (Hist. du Consulat et de l'Empire, XVIII).

2 Péniche, a nautical term, meaning a light boat, a fast sailor. Bonaparte à Soult, 20 mars 1804."

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Lettre de M. Laporte Lalanne, l'un des commissaires chargés de l'enquête. Procès-verbal des commissaires. Déposition du sieur Bonnelet, terrassier."

traitement de l'Angleterre et n'a que cela pour vivre. Mais il nie avoir jamais connu Dumouriez ni Pichegru. Au moment de signer le procès-verbal il écrit de sa main sur la minute qu'il fait avec instance la demande d'avoir une audience particulière du Premier Consul. Mon nom, mon rang, ma façon de penser et l'horreur de ma situation, ajoute-t-il, me font espérer qu'il ne se refusera pas à ma demande. Le choix seul de l'heure indiquait que son sort était décidé. C'est cette requête d'un mourant, renouvelée quelques instants après devant la commission, et non-seulement prévue, mais rejetée à l'avance, comme l'attestent à la fois Hulin et Savary, qui se transforme dans les relations de Sainte-Hélène en une lettre que retient Talleyrand toujours altéré du sang des Bourbons: »Le duc, dit Napoléon, m'avait écrit une lettre dans laquelle il m'offrait ses services et me demandait le commandement d'une armée, et ce scélérat de Talleyrand ne me la remit que deux jours après la mort du prince!«5 Il y a ici une double et honteuse calomnie, l'une contre Talleyrand, l'autre contre le duc d'Enghien, et celle-ci est particulièrement odieuse: elle est comme le soufflet dont le bourreau frappait le visage de la victime après l'avoir décapitée. Le duc n'écrivit pas de lettre ni à plus forte raison une lettre aussi déshonorante, mais l'eût-il écrite, soit de Strasbourg, soit de Vincennes, elle n'eût été dans aucun cas remise à M. de Talleyrand. Elle eût été comme tous ses autres papiers envoyée directement à la Malmaison, ou, dans le cas bien invraisemblable d'une confusion, au grand juge ou à Réal, chargé de la police, ou encore à Murat, gouverneur de Paris. Il n'y avait aucune possibilité qu'elle fût adressée à M. de Talleyrand, alors ministre des affaires étrangères. A supposer qu'il fût le monstre de cruauté qu'un tel acte dénoterait, Talleyrand était trop souple, trop avisé pour se le permettre envers un homme comme Bonaparte. Cette anecdote ne peut faire tort qu'à la mémoire de celui qui l'a inventée, et à l'in telligence de ceux qui l'adoptent.

A deux heures du matin, le prince est introduit devant la com

1 Pichegru (1761-1803), a Republican general, gained some brilliant victories under the Directory; but subsequently he allowed himself to be seduced by the offers of the prince of Condé and went over to the Royalist cause. Being transported to Sinnamari in Guyana, he escaped and secretly returned to France along with George Cadoudal. He was discovered, arrested and imprisoned in the Temple. A fortnight after the murder of the duke of Enghien he was found strangled in his bed.

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Rapport du capitaine Dautancourt."

The Memorial de SainteHélène and the Mémoires, partly dictated by Napoleon himself.

Talleyrand (pr. as if written ta-lai-ran), born at Paris in 1754, died 1838, at first bishop of Autun, next ambassador and minister for foreign affairs under the Directory, the Consulate, and the Empire, in 1806 created prince of Benevento, in 1814 member of the Provisional government, minister of state under Louis XVIII and plenipotentiary at the congress of Vienna. He retired from public life after the Hundred days and during the Restoration remained simply a peer of France. After the revolution of July he was sent to London as French ambassador. »O'Méara (médecin de Napoléon à Sainte-Hélène), Las-Cases."

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L'heure est constatée sur la minute originale du jugement; mais cette date a été raturée après coup comme trop accusatrice pour les juges."

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