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nous voulions sortir: »Attendez, fit-il en allant à son bureau écrire quatre mots, voici l'ordre!«

Une fois dans l'escalier, le sergent me dit: Père Moïse, courez chez le tonnelier, on aura peut-être besoin de lui et de ses garçons. Je connais les Cosaques: leur première idée aura été de décharger les pièces, pour être plus sûrs de les garder. Qu'on apporte les cordes et les échelles. Moi, je vais à la caserne réunir mes hommes.<<

Alors je courus comme un cerf à la maison. J'étais indigné contre les Cosaques, et j'entrai prendre mon fusil et mettre ma giberne.1 J'aurais été capable de me battre contre une armée, je ne voyais plus clair. Sorlé et Zeffen me demandaient: »>Qu'est-ce que c'est? Où vas-tu?« Je leur répondis: >>Vous saurez cela plus tard!« Et je repartis chez Schweyer. Il avait deux grands pistolets d'arçon, qu'il passa bien vite dans la ceinture de son tablier, avec la hache; ses deux garçons, Nickel et Frantz, prirent l'échelle et les cordes, et nous courûmes à la porte de France.

Le sergent ne s'y trouvait pas encore; mais deux minutes après il descendait la rue du Rempart en courant, avec une trentaine de vétérans à la file, le fusil sur l'épaule. L'officier de garde à la poterne n'eut qu'à voir l'ordre pour nous laisser sortir, et quelques instants après nous étions dans les fossés de la place, derrière l'hôpital, où le sergent fit ranger ses hommes, en leur disant: »C'est du cognac .... vingt-quatre pipes de cognac! Ainsi, camarades, attention! La garnison est privée d'eau-de-vie, ceux qui n'aiment pas l'eau-de-vie n'ont qu'à se mettre derrière.« Mais tous voulaient combattre au premier rang, ils riaient d'avance.

Nous montâmes donc l'escalier, et l'on se remit en ordre dans les chemins couverts. Il pouvait être cinq heures. En regardant sur la pente des glacis, on voyait la grande prairie de l'Eichmatt et plus haut les collines de Mittelbronn, couvertes de neige. Le ciel était plein de nuages, et la nuit venait. Il faisait très-froid. »En route!« dit le sergent. Et nous gagnâmes la chaussée. - Les vétérans

sur deux files, couraient à droite et à gauche, le dos rond, le fusil en bandoulière, ils avaient de la neige jusqu'aux genoux. Schweyer, ses deux garçons et moi, nous marchions derrière.

Au bout d'un quart d'heure, les vétérans, qui galopaient toujours, étaient déjà loin; nous entendions encore sauter leurs gibernes, mais bientôt ce bruit se perdit dans l'éloignement, et puis nous entendimes le chien des Trois-Maisons aboyer à sa chaîne. Le grand silence de la nuit vous donnait à réfléchir. Sans l'idée de mes eaux-de-vie, j'aurais repris la route de Phalsbourg, heureusement cette idée me dominait, et je disais: »Dépêchons-nous, Schweyer, dépêchons-nous!

Dépêchons-nous! cria-t-il en colère, tu peux bien te dépêcher, toi, pour rattraper ton esprit-de-vin; mais nous, est-ce que cela nous regarde? est-ce que notre place est sur la grande route? est-ce que nous sommes des bandits, pour risquer notre existence?«< Aussitôt je compris qu'il voulait se sauver, et j'en fus indigné. »Prends garde, Schweyer, lui dis-je, prends garde! Si tu t'en vas avec tes garçons,

The weapons Moïse snatches up belonged to him as a garde national. It was much against his will that he had been made to enlist in the garde bourgeoise of Pfalzburg.

on dira que vous avez trahi les eaux-de-vie de la ville. C'est encore pire que le drapeau, surtout pour des tonneliers. Que le diable t'emporte! fit-il, jamais nous n'aurions dû venir.<<<

Il continua pourtant de monter la côte avec moi. Nickel et Frantz nous suivaient sans se presser. Comme nous arrivions sur le plateau, nous vimes quelques lumières au village. Tout se taisait et semblait paisible, tandis que les deux premières maisons fourmillaient de monde.

La porte du bouchon de la Grappe, ouverte au large, laissait briller le feu de sa cuisine du fond de l'allée jusque sur la route, où stationnaient mes deux voitures. Ce fourmillement venait des Cosaques qui se gobergeaient chez Heitz, ayant attaché leurs chevaux sous le hangar. Ils avaient forcé la mère Heitz de leur cuire une soupe au poivre, et nous les voyions très-bien, à deux ou trois cents pas, monter et descendre l'escalier de meunier en dehors, avec des brocs et des cruches qu'ils se passaient de l'un à l'autre.

L'idée me vint qu'ils buvaient mon eau-de-vie, car derrière la première voiture pendait une lanterne, et ces gueux revenaient tous de là, le coude en l'air. Ma fureur en fut si grande que, sans faire attention au danger, je me mis à courir pour arrêter le pillage. Par bonheur, les vétérans avaient de l'avance sur moi, sans cela les Cosaques m'auraient massacré. Je n'étais pas encore à moitié chemin, que toute notre troupe sortait d'entre les haies de la chaussée, en courant comme une bande de loups, et criant: »A la baïonnette!<

Tu n'as jamais vu de confusion pareille, Fritz. En une seconde les Cosaques étaient à cheval et les vétérans au milieu d'eux; la façade du bouchon, avec son treillis, son pigeonnier et son petit jardin entouré de palissades, était éclairée par les coups de fusil et de pistolets. Les deux filles Heitz aux fenêtres, les bras levés, poussaient des cris qu'on devait entendre dans tout Mittelbronn. A chaque instant, au milieu de la confusion, quelque chose culbutait sur la route, et puis les chevaux partaient à travers champs, comme des cerfs, la tête allongée, la crinière et la queue tourbillonnantes. Les gens du village accouraient, le père Heitz se glissait dans le grenier à foin, en grimpant l'échelle, et moi j'arrivais, sans respiration, comme un véritable fou.

Je n'étais plus qu'à cinquante pas, quand un Cosaque, qui s'échappait ventre à terre, se retourna près de moi, furieux, la lance en l'air, en criant: »Hourra!« Je n'eus que le temps de me baisser, et je sentis le vent de la lance qui me passait le long des reins. Voilà ce que j'ai senti de pire dans ma vie, Fritz; oui, j'ai senti le froid de la mort, ce frémissement de la chair, dont le prophète a dit: »J'ai frémi dans mon âme, et les poils de mon corps se sont hérissés.<<

Mais ce qui montre l'esprit de sagesse et de prudence que le Seigneur a mis dans ses créatures, lorsqu'il les réserve pour un grand âge, c'est qu'aussitôt après, malgré le tremblement de mes genoux, j'allai m'asseoir sous la première voiture, où les coups de lance ne pouvaient plus m'atteindre, et que, de là, je vis les vété

1 Bouchon, properly a cork, is also used of any sign in front of a public-house which shows that wine is sold there. Hence by extension the tavern itself is called bouchon.

R. Pletz, Manual of French Literature.

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rans achever l'extermination des vauriens qui s'étaient retirés dans la cour, et dont pas un n'échappa.

Cinq ou six étaient en tas devant la porte, et trois autres, les jambes écartées, étendus sur la grande route. Cela ne prit pas seulement dix minutes; puis tout redevint obscur, et j'entendis le sergent crier: »Cessez le feu!<«<

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Heitz, redescendu de son grenier, venait d'allumer une lanterne; le sergent me vit sous la voiture, et s'écria: »Vous êtes blessé, père Moïse? Non, lui répondis-je, mais un Cosaque a voulu me piquer avec sa lance, et je me suis mis à l'abri.« Alors il rit tout haut et me donna la main pour m'aider à me relever, en disant: »Père Moïse, vous m'avez fait peur. Essuyez-vous le dos, on pourrait croire que vous n'êtes pas brave.« Je riais aussi, pensant: » Que les autres croient ce qu'ils veulent! Le principal, c'est de vivre en bonne santé, le plus longtemps possible.<<<

Nous n'avions qu'un blessé, le caporal Duhem, un vieux qui se bandait lui-même la jambe, et voulait marcher. Il avait un coup de lance dans le mollet droit. On le fit monter sur la première voiture, et Lehnel, la grande fille de Heitz, vint lui verser une goutte de kirschwasser, ce qui lui rendit aussitôt sa force et même sa bonne humeur. Il criait: »C'est la quinzième! J'en ai pour huit jours d'hôpital; mais laissez-moi la bouteille pour les compresses.<«<

Moi, je me réjouissais de voir mes douze pipes sur les voitures, car Schweyer et ses deux garçons s'étaient sauvés, et nous aurions eu de la peine à les recharger sans eux. J'allais tout de suite toquer1 sur la bonde de la dernière tonne, pour reconnaître ce qui manquait. Ces gueux de Cosaques avaient déjà bu près d'une demi-mesure d'esprit; le père Heitz me dit que plusieurs d'entre eux n'y mettaient presque pas d'eau. Il faut que des êtres pareils aient un gosier de fer-blanc; les plus vieux ivrognes chez nous ne supporteraient pas un verre de trois-six sans tomber à la renverse.

Enfin tout était gagné, il ne fallait plus que retourner en ville. Quand je pense à cela, il me semble encore y être: les gros chevaux gris-pommelés de Heitz sortent de l'écurie à la file; le sergent, près de la porte sombre, crie, la lanterne en l'air: »Allons, vivement.... la canaille pourrait revenir!« Sur la route, en face de l'auberge, les vétérans entourent les voitures; plus loin, à droite, les paysans, accourus avec des fourches et des pioches, regardent les Cosaques étendus dans la neige; et moi, debout, au haut de l'escalier, je chante dans mon cœur les louanges de l'Éternel, en songeant à la joie de Sorlé, de Zeffen, et du petit Sâfel, lorsqu'ils me verront revenir avec notre bien.

1

Of course the enemy leave nine dead on the field, while the Freach have one man wounded. The reader must remember that this was written for a French public.

2

=

Frapper to knock.

LANFREY.

SKETCH OF HIS LIFE AND WORKS.1

PIERRE IERRE LANFREY was born in 1828 at Chambéry in Savoy, but his father was a Frenchman and a retired officer of the Imperial army. He began his classical studies at the Jesuits' college in his native city and finished them at the collége Bourbon (lycée Condorcet) at Paris; he subsequently attended law-lectures, but he was never called to the bar. He gave all his time to the study of history and philosophy, and in 1857 became known as the author of a work called L'Eglise et les philosophes du 18ième siècle, which was followed in 1858 by an Essay on the French Revolution and in 1860 by a Political history of the popes.

M. Lanfrey's most important work and the one by which he may be said to have particularly deserved the gratitude of posterity is his Histoire de Napoléon I. In this he has had the courage, too rare in French historians, to seek the truth and speak it, without regard for national prejudices, and ruthlessly to combat and refute the accredited fables which constitute the Napoleonian legend. It has been said indeed that his preparatory studies were hardly commensurate with the magnitude of the task, and that a critical history of the first Empire might have been supported by a fuller array of quotations and references, yet »M. Lanfrey makes no statement and passes no judgment for which he does not patiently adduce detailed and abundant evidence, and after the venal homage which too many have paid to Napoleon's successful acquisition of unequalled power, it is an unspeakable satisfaction to find a Frenchman sternly bringing his falsehood, treachery and tyranny to the tests of ordinary moral principles and estimate at its true worth the meretricious and treacherous glory which these have purchased.«<2 HISTOIRE DE NAPOLÉON IER 3

1. LE DEVOIR DE L'HISTORIEN.
(VOL. III, CHAP. I.)
(1868.)

J'aborde maintenant le récit des prospérités inouïes qui ont signalé le début et l'apogée de l'époque impériale. Malgré les maux sans nombre et les effroyables calamités dont elles ont été accompagnées et suivies, ces grandeurs si chèrement payées ont laissé après elles un tel éblouissement que notre nation n'a su pendant longtemps ni se consoler de les avoir perdues, ni les juger avec sang-froid en reconnaissant tout ce qu'elles avaient d'éphémère. On ne saurait s'étonner de son obstination à garder des illusions si flatteuses pour son orgueil; tous les peuples qui ont rêvé l'empire du monde en ont été punis par ce long aveuglement. C'est sans doute une tâche ingrate que d'avoir à les détromper, de montrer à une nation si fière de ce court moment de son histoire qu'elle a manqué à sa destinée en se faisant l'instrument généreux d'une domination perverse; il n'y a là ni gloire, ni popularité à recueillir, et ce devoir est particulièrement pénible dans un pays de routine, amoureux du lieu commun, et où Partly taken from Vapereau, Dictionnaire des contemporains. 2 British Quarterly Review, October 1876. We reprint these two fragments by permission of the publisher, M. Charpentier.

1

l'on ne pardonne jamais à quiconque a touché à certaines superstitions. Mais l'expérience nous a prouvé si ces erreurs sur le passé sont sans danger pour l'avenir; nous avons vu quelles déplorables résurrections peuvent amener ces méprises d'une admiration mal entendue. Au reste ce point de vue est lui-même secondaire. Que la vérité nous déplaise ou non, elle nous domine, et l'expérience n'a été en tout ceci que sa très-humble servante. L'histoire a une autre mission que celle de plaire. Elle n'est pas plus faite pour être le courtisan d'un peuple que pour être le courtisan d'un roi. Il faut que les préjugés soidisant patriotiques en prennent leur parti, il n'est plus possible aujourd'hui à l'historien d'être national dans le sens étroit du mot. Son patriotisme à lui c'est l'amour de la vérité. Il n'est pas l'homme d'une race ou d'un pays, il est l'homme de tous les pays, il parle au nom de la civilisation générale; il appartient aux intérêts communs de toutes les nations, aux intérêts de l'humanité, et son peuple est le peuple qui les sert le mieux. S'il est par exemple avec la France contre l'Espagne de Charles-Quint, il est avec l'Espagne contre la France de Napoléon. Il est tour à tour Hollandais contre Philippe II, Anglais contre Louis XIV, citoyen des États-Unis contre George III; mais il ne peut revêtir en quelque sorte ces individualités diverses qu'après les avoir dépouillées de ce qu'elles ont eu de passionné et d'excessif. Sa patrie plane au-dessus de toutes les frontières, et sa cause est la cause universelle, immuable du droit contre la force, de la liberté contre l'oppression. L'exclusivisme qu'on voudrait lui imposer était à la rigueur possible dans les petits États de l'antiquité, qui traitaient en ennemi tout ce qui était étranger, il ne peut se soutenir au milieu de la grande communauté européenne, qui vit d'une même vie et se nourrit d'une même pensée. Encore Rome, en conquérant le monde, a-t-elle su s'élever à la notion de l'humanité, et c'est là ce qui fait la grandeur incomparable de Tacite. On retrouve en lui, malgré ses préjugés, l'homme de tous les temps et de tous les pays, ou plutôt, on croit entendre le genre humain lui-même prononçant sur sa propre histoire d'ineffaçables arrêts. Aujourd'hui les peuples européens sont tellement solidaires qu'il ne faut pas un grand effort d'impartialité ni de compréhension pour discerner ce qui, dans leurs vues particulières, peut servir ou compromettre la cause des intérêts généraux; et là se trouve la seule règle de jugement que puisse accepter un esprit libre.

Ces réflexions supposent que les peuples ont leur responsabilité moins claire et moins distincte, mais non moins réelle que celle des individus. Ceux qui le nient auraient dû, pour être conséquents, s'interdire les dangereuses flatteries qu'ils ont si souvent prodiguées à notre vanité nationale, car la louange implique cette responsabilité tout autant que le blâme. Les peuples, on ne saurait trop le leur rappeler, ne sont grands que dans la mesure où ils savent s'élever à la dignité d'une personne, où ils se montrent capables de discernement, de volonté, de persévérance; là est tout le secret de leur gloire ou de leur ignominie. La France avait commis une grande faute envers elle-même en s'abandonnant sans réserve et sans garantie à l'homme qui avait fait le 18 brumaire: elle en commit une plus grande encore envers l'Europe en le suivant les yeux fermés dans la politique

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