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Toutefois j'ai enrichi mon expérience de quelques notions intéressantes; ainsi je sais désormais que le feuillage du marronnier est excessivement amer à la bouche, comme au cœur; le rosier n'est pas mauvais; le tilleul est onctueux et assez agréable, le lilas poivré et malsain, je crois.

Tout en méditant sur ces découvertes, je me suis dirigé vers le couvent d'Hélène. En mettant le pied dans le parloir, que j'ai trouvé plein comme une ruche, je me suis senti plus assourdi qu'à l'ordinaire par les confidences tumultueuses des jeunes abeilles. Hélène est arrivée les cheveux en désordre, les joues enflammées, les yeux rouges et étincelants. Elle tenait à la main un morceau de pain de la longueur de son bras. Comme elle m'embrassait d'un air préoccupé: Eh bien! fillette, qu'est-ce qu'il y a donc? Tu as pleuré? Non, non, Maxime, ce n'est rien.

Voyons

Qu'est-ce qu'il y a?

Elle a baissé la voix: Ah! je suis bien malheureuse, va, mon pauvre Maxime! Vraiment? conte-moi donc cela en mangeant

ton pain.

Oh! je ne vais certainement pas manger mon pain; je suis trop malheureuse pour manger. Tu sais bien, Lucie, Lucie Campbell, ma meilleure amie? eh bien! nous sommes brouillées mortellement. Oh! mon Dieu!.... Mais sois tranquille, ma mignonne, vous Vous raccommoderez, va.

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Oh! Maxime, c'est impossible, vois-tu. Il y a eu des choses trop graves. Ce n'était rien d'abord; mais on s'échauffe et on perd la tête, tu sais. Figure-toi que nous jouions au volant, et Lucie s'est trompée en comptant les points; j'en avais six cent quatre-vingts, et elle six cent quinze seulement, et elle a prétendu en avoir six cent soixante-quinze. C'était un peu trop fort, tu m'avoueras. J'ai soutenu mon chiffre, bien entendu; elle le sien. Eh bien! mademoiselle, lui ai-je dit, consultons ces demoiselles; je m'en rapporte à elles. Non, mademoiselle, m'a-t-elle répondu, je suis sûre de mon chiffre, et vous êtes une mauvaise joueuse. Eh bien! vous,

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mademoiselle, lui ai-je dit, vous êtes une menteuse! C'est bien, mademoiselle, a-t-elle dit alors, moi je vous méprise trop pour vous répondre! Ma sœur Sainte-Félix1 est arrivée à ce moment-là heureusement, car je crois que j'allais la battre.... Ainsi voilà ce qui s'est passé. Tu vois s'il est possible de nous raccommoder après cela. C'est impossible; ce serait une lâcheté. En attendant, je ne peux pas te dire ce que je souffre; je crois qu'il n'y a pas une personne sur la terre qui soit aussi malheureuse que moi.

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Certainement, mon enfant, il est difficile d'imaginer un malheur plus accablant que le tien; mais, pour te dire ma façon de penser, tu te l'es un peu attiré, car dans cette querelle, c'est de ta bouche qu'est sortie la parole la plus blessante. Voyons, est-elle dans le parloir, ta Lucie?

Oui, la voilà là-bas dans le coin. Et elle m'a montré d'un signe de tête digne et discret une petite fille très-blonde, qui avait

One of the governesses of the school. These governesses being nuns are called ma sœur by the young ladies.

également les joues enflammées et les yeux rouges, et qui paraissait en train de faire à une vieille dame très-attentive le récit du drame que la sœur Sainte-Félix avait si heureusement interrompu. Tout en parlant avec un feu digne du sujet, Mlle Lucie lançait de temps à autre un regard furtif sur Hélène et sur moi.

Eh bien! ma chère enfant, ai-je dit, as-tu confiance en moi? Oui, j'ai beaucoup de confiance en toi, Maxime. En ce cas, voici ce que tu vas faire; tu vas t'en aller tout doucement te placer derrière la chaise de Mlle Lucie; tu vas lui prendre la tête comme ceci, en traître, tu vas l'embrasser sur les deux joues comme cela, de force, et puis tu vas voir ce qu'elle va faire à son tour.

Hélène a paru hésiter quelques secondes; puis elle est partie à grands pas, est tombée comme la foudre sur Mlle Campbell, et lui a causé néanmoins la plus douce surprise: les deux jeunes infortunées, réunies enfin pour jamais, ont confondu leurs larmes dans un groupe attendrissant, pendant que la vieille et respectable Mme Campbell se mouchait avec un bruit de cornemuse.

Hélène est revenue me trouver toute radieuse. Eh bien! ma chérie, lui ai-je dit, j'espère que maintenant tu vas manger ton pain?

-Oh! vraiment non, Maxime; j'ai été trop émue, vois-tu, et puis il faut te dire qu'il est arrivé aujourd'hui une élève, une nouvelle, qui nous a donné un régal de meringues, d'éclairs et de chocolat à la crême, de sorte que je n'ai pas faim du tout. Je suis même très-embarrassée, parce que dans mon trouble j'ai oublié tout à l'heure de remettre mon pain au panier, comme on doit le faire quand on n'a pas faim au goûter, et j'ai peur d'être punie; mais, en passant dans la cour, je vais tâcher de jeter mon pain dans le soupirail de la cave sans qu'on s'en aperçoive.

-Comment! petite sœur, ai-je repris en rougissant légèrement, tu vas perdre ce gros morceau de pain-là? Ah! je sais que ce n'est pas bien, car il y a peut-être des pauvres qui seraient bien heureux de l'avoir, n'est-ce pas, Maxime? Il y en a certainement, ma chère enfant. Mais comment veux-tu que je fasse? les pauvres n'entrent pas ici. Voyons, Hélène, confie-moi ce pain, et je le donnerai en ton nom au premier pauvre que je rencontrerai, veuxtu? Je crois bien! L'heure de la retraite a sonné: j'ai rompu le pain en deux morceaux que j'ai fait disparaître honteusement dans les poches de mon paletot. Cher Maxime! a repris l'enfant, à bientôt, n'est-ce pas? Tu me diras si tu as rencontré un pauvre, si tu lui as donné mon pain, et s'il l'a trouvé bon.

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Oui, Hélène, j'ai rencontré un pauvre, et je lui ai donné ton pain, qu'il a emporté comme une proie dans sa mansarde solitaire, et il l'a trouvé bon; mais c'était un pauvre sans courage, car il a pleuré en dévorant l'aumône de tes petites mains bien-aimées. Je te dirai tout cela, Hélène, car il est bon que tu saches qu'il y a sur la terre des souffrances plus sérieuses que tes souffrances d'enfant: je te dirai tout, excepté le nom du pauvre.

ERCKMANN-CHATRIAN.

SKETCH OF THEIR LIFE AND WORKS. 1

EMILE ERCKMANN, born in 1822, at Pfalzburg in Lorraine, was the son of a bookseller. After going through a somewhat irregular course of study at the grammar-school of his native town, he went to Paris to read for the bar; but, after several interruptions, he abandoned the idea and took to literature. In 1847 he made the acquaintance of M. Chatrian.

ALEXANDRE CHATRIAN, born in 1826 at the hamlet of Soldatenthal in Lorraine, came from a commercial family. After attending the classes of the grammar-school of Pfalzburg, he was sent to Belgium with a view to his going into business. But he had a taste for literary work, and returned, in spite of his family, to his old school, in the character of usher; it was there that he became intimate with M. Erckmann.

Henceforth the two friends worked together, and so well did their style and manner of composition agree, that for a long time the public never suspected that the double name Erckmann-Chatrian, which appeared on the title-page of their works really represented two distinct individuals. In the beginning however the young authors found it very uphill work, and it was not till the year 1859 that they made any name as novel-writers. Since then a series of original compositions, illustrating the glories and reverses of France during the wars of the first Republic and the Empire, have rendered their name exceedingly popular. The best and the most successful among their works are Madame Thérèse ou le Volontaire de 1792 (1863), Histoire d'un conscrit de 1813 (1864), Waterloo (1865), Le Blocus, épisode de la fin de l'Empire (1867), from which we reprint an extract.2 MM. Erckmann-Chatrian have also been equally successful on the stage. In 1869 they brought out together at the Théâtre de Cluny, Le Juif polonais,3 which proved immensely popular, and in 1876 and 1877 they obtained a still greater success at the ThéâtreFrançais with a comedy, L'Ami Fritz, the subject of which is taken from one of their own novels. It is a charming little idyll, the scene of which was laid originally in Rhenish Bavaria but to humour French susceptibilities (after the war of 1870), the authors changed it to the Vosges, when they put their novel on the stage.

LE BLOCUS.*

This book presents all the attraction of history and fiction side by side. The authors place the description of the siege of Pfalzburg (1814) in the mouth of an old Jew, Moïse by name, who tells the story to his friend Fritz. Je demeurais alors, says Moïse, dans la petite maison qui fait le coin à droite de la halle; j'avais mon commerce de fer à la livre, en bas

1 We have followed Vapereau, Dictionnaire des contemporains.

2 We reprint this by permission of the publisher, M. Hetzel, who has also published all the rest of MM. Erckmann-Chatrian's works. 3 This is the original of the celebrated drama the Bells, which was so popular in London a short time ago.

Blocus (pr. as if written blo-kuce), a complete investment.

sous la voûte, et je restais au-dessus avec ma femme Sorlé (Sarah) et mon petit Safel." Besides these, his married daughter Zeffen comes to live with him during the siege. When the allied armies are about to invade France, and the inhabitants of Pfalzburg begin to speculate on the probability of a siege, old Moïse fancies that there is some business to be done. Being well aware that a besieged garrison is always in need of stimulants, he writes to Pézenas in Languedoc and orders a large quantity of spirits of wine. Nous y mettrons de l'eau nous-mêmes, says he. De cette façon le port coûtera moins que si nous faisions venir de l'eau-de-vie; car, he sapiently adds, on n'a pas besoin de payer le transport de l'eau, puisque nous en avons ici." But weeks go by, Cossacks appear in the neighbourhood, and yet the goods have not come to hand. Old Moïse is in a frightful state of mind.

L'EAU-DE-VIE ENLEVÉE AUX COSAQUES.

Vers les quatre heures, j'entendis quelqu'un monter notre escalier. C'était un pas lourd, le pas d'un homme qui cherche son chemin en tâtonnant dans l'ombre.

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Zeffen et Sorlé se trouvaient dans la cuisine et préparaient le souper. Les femmes ont toujours quelque chose à se raconter entre elles qu'on ne doit pas entendre. J'écoute donc, et puis j'ouvre en disant: Qui est là? N'est-ce pas ici que demeure M. Moïse, marchand d'eau-de-vie?« me demande un homme en blouse et large feutre, son fouet pendu à l'épaule; enfin une grosse figure de roulier. En entendant cela, je devins tout pâle, et je répondis: »Oui, je m'appelle Moïse. Que voulez-vous?« Il entre alors et tire de dessous sa blouse un gros portefeuille en cuir. Je le regardais tout tremblant. »Tenez, dit-il, en me remettant deux papiers: ma facture et ma lettre de voiture, voilà! C'est pour vous les douze pipes de trois-six3 de Pézenas? Oui, où sont-elles? Sur la côte de Mittelbronn, à vingt minutes d'ici, répondit-il tranquillement. Des Cosaques ont arrêté mes voitures, il a fallu dételer. Je me suis dépêché de venir en ville, par une poternet sous le pont.<<

Comme il parlait, les jambes me manquèrent; je tombai dans mon fauteuil sans pouvoir répondre un mot. >>Vous allez me payer le port, dit cet homme et reconnaître la livraison.<<< Alors je criai d'une voix désolée: »Sorlé! Sorlé!« Et ma femme accourut avec Zeffen. Le voiturier leur expliqua tout; moi je n'entendais plus rien, je n'avais plus que la force de crier: »Maintenant tout est perdu!.... Maintenant il faut payer sans avoir la marchandise!« Ma femme disait: >>Nous voulons bien payer, monsieur, mais la lettre porte que les douze pipes seront rendues en ville.« A la fin le voiturier répondit: >Je sors de chez le juge de paix. Avant de me présenter chez vous, j'ai voulu connaître mon droit; il m'a dit que tout est à votre charge,

1 Roulier a carrier; the usual phrase was envoyer des marchandises par roulage ordinaire ou accéléré, just as since the establishment of the railroads, we say envoyer par petite ou par grande vitesse.

2 Pipes, pipes; in French the word is only used of casks containing alcohol, spirits, etc. Trois-six, a commercial term, meaning

spirits-of-wine of 36 degrees strength.

Poterne a small gate, which generally leads from a passage underneath the walls into the moat of a fortress, and is used especially for sallies.

même mes chevaux et mes voitures, entendez-vous? J'ai dételé mes chevaux et je me suis sauvé, c'est autant de moins sur votre compte. Voulez-vous régler, oui, ou non?« Nous étions comme morts d'épouvante, quand le sergent1 survint. Il avait entendu crier, et demanda: Qu'est-ce que c'est, père Moïse? Qu'avez-vous? Qu'est-ce que cet homme vous veut?« Sorlé, qui ne perdait jamais la tête, lui raconta tout, clairement et vite; il comprit aussitôt et s'écria: »Douze pipes de trois-six, ça fait vingt-quatre pipes de cognac. Quelle chance pour la garnison! quelle chance!«<

>>Oui, répondis-je, mais elles ne peuvent plus entrer, les portes de la ville sont fermées, et les Cosaques entourent les voitures. Plus entrer! cria le sergent en levant les épaules, allons donc! Estce que vous prenez le gouverneur pour une bête? Est-ce qu'il ira refuser vingt-quatre pipes de bonne eau-de-vie, quand la garnison en manque? Est-ce qu'il va laisser cette aubaine aux Cosaques? .... Madame Sorlé, payez le port hardiment, et vous, père Moïse, mettez votre capote et suivez-moi chez le gouverneur, avec la lettre dans votre poche. En route! Ne perdons pas une minute. Si les Cosaques ont le temps de mettre le nez dans vos tonneaux, vous y trouverez un fameux déficit, je vous en réponds.« En entendant cela, je m'écriai: >Sergent, vous me sauvez la vie!« Et je me dépêchai de mettre ma capote. Sorlé me demanda: »Faut-il payer le port?« Oui! paye!<< lui répondis-je en descendant, car il était clair que le roulier pourrait nous forcer.

Je descendis donc, l'esprit plein de trouble. Tout ce que je me rappelle de ce moment, c'est que le sergent marchait devant moi dans la neige, qu'il dit ensuite quelques mots au sapeur de planton à l'hôtel du gouverneur, et que nous montâmes le grand escalier à rampe de marbre.

En haut, sur la galerie entourée d'une balustrade, le sergent me dit: »Du calme, père Moïse. Sortez votre lettre et laissez-moi parler. En même temps, il frappait doucement contre une porte. »Entrez!< dit quelqu'un. Nous entrâmes. Le colonel Moulin, un gros homme en robe de chambre et petite calotte de soie, fumait sa pipe en face d'un bon feu. Il était tout rouge, et avait sur le marbre de la cheminée, à côté de la pendule et des vases de fleurs, un carafon de rhum et un verre à côté. »Qu'est-ce que c'est? dit-il, en se retournant. - Mon colonel, voici ce qui se passe, répondit le sergent: douze pipes d'esprit-de-vin sont arrêtées sur la côte de Mittelbronn, les Cosaques les entourent.... Des Cosaques! s'écria le gouverneur, ils ont déjà franchi nos lignes? Oui, dit le sergent, c'est un hourra de Cosaques. Ils tiennent les douze pipes de trois-six, que ce patriote avait fait venir de Pézenas pour soutenir la garnison. Quelques bandits, fit le gouverneur, des pillards! Voici la lettre,« répondit le sergent en me la prenant de la main.

Le colonel jeta les yeux dessus et dit d'un ton brusque: »Sergent, vous allez prendre vingt-cinq hommes de votre compagnie. Vous irez au pas de course délivrer les voitures, et vous mettrez les chevaux du village en réquisition pour les amener en ville.« Et comme

The sergeant Troubert, who lodged with Moïse.

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