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I. FRAGMENTS DU COURS DE LITTÉRATURE.

1. LE SAGE.1

Le Sage, dans sa vie obscure et modeste, sans prétention de secte ou de parti, fut un modèle à part, un classique de bonne plaisanterie et de bon sens, qui descendait en droite ligne de Molière, et avait emprunté la judicieuse et fine observation de La Bruyère, avec plus de simplicité dans l'expression.

Mettons-le donc à part, comme un de ces prosateurs de l'ancienne école qui, dans le XVIIIe siècle, conservèrent le goût du siècle précédent. Soit que l'amour du plaisir ou les embarras de fortune, ou le goût de libres études, ou peut-être toutes ces choses à la fois aient occupé la jeunesse de Le Sage, il fut de ces hommes dont le talent ne paraît que dans leur maturité. Il avait quarante-cinq ans quand il publia le Diable boiteux, et cinquante quand il fit jouer Turcaret.

Dans la langueur et l'ennui où s'éteignaient les dernières années du siècle brillant de Louis XIV, la vive satire du Diable boiteux eut un prodigieux succès; le titre et le fond étaient pris de l'espagnol, mais rajeunis par des allusions toutes contemporaines. L'édition fut enlevée rapidement; et deux jeunes seigneurs se disputèrent l'épée à la main, dans la boutique du libraire, le dernier exemplaire de ce livre, où la cour était si bien peinte.

Animé par cette faveur publique, Le Sage fit son chef-d'oeuvre, le chef-d'œuvre de la comédie-roman, Gil Blas. Puis, en vieillissant, il traduisit ou imita de l'espagnol Guzman d'Alfarache, Estevanille, le Bachelier de Salamanque. De là, sans doute, le procès littéraire fait à Le Sage sur la propriété de son meilleur roman; car de nos jours encore, une prétention nationale lui dispute son Gil Blas, en disant: Il nous a pris même ses plus médiocres ouvrages; à plus forte raison son chef-d'œuvre, raisonnement d'après lequel les Espagnols pourraient soutenir que Le Sage, leur ayant emprunté deux de ses petites comédies du Point d'Honneur et de Don César, a dû leur prendre aussi Turcaret.

2. HISTOIRE DE CHARLES XII PAR VOLTAIRE.2

Sa première entreprise historique, Charles XII, est un chef-d'œuvre de narration; et le héros, les faits, l'époque, ne voulaient pas un autre mérite. Voltaire commença cette histoire à la fin de son voyage d'Angleterre, en relisant Quinte-Curce, et en faisant causer le chevalier Dessaleurs, qui avait longtemps suivi le service aventureux de CharlesXII. L'Europe était encore pleine du bruit de ce roi. L'historien recueillit en courant, des détails et des témoignages; il en écrivit le récit, dans quelques mois de retraite profonde à Rouen, avec cette vitesse qui faisait partie de sa verve, et tout en composant à la fois Eriphyle et la Mort de César.

Mais s'il mêlait les travaux, il ne confondait pas les tons: il ne jeta sur Charles XII rien de la pompe un peu factice qu'il donnait à ses Romains de théâtre. L'ouvrage est dans un goût parfait d'élégance rapide et de simplicité. Pour les choses sérieuses, les

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descriptions de pays et de mœurs, les marches, les combats, le tour du récit tient de César bien plus que de Quinte-Curce. Nul détail oiseux, nulle déclamation, nulle parure: tout est net, intelligent, précis, au fait, au but. On voit les hommes agir; et les événements sont expliqués par le récit. Il y a même un rapport singulier et qui plaît entre l'action soudaine du héros et l'allure svelte de l'historien. Nulle part notre langue n'a plus de prestesse et d'agilité; nulle part on ne trouve mieux ce vif et clair langage que le vieux Caton attribuait à la nation gauloise, au même degré que le génie de la guerre: Duas res gens gallica industriosissime persequitur, rem militarem et argute loqui.1

Ce livre a cependant rencontré deux sérieux critiques: l'un est le grand capitaine 2 qui repassa plus désastreusement sur quelquesunes des traces de Charles XII en Russie. Napoléon, dans sa funeste campagne de 1812, en touchant aux lieux qu'a nommés Voltaire, trouvait son récit inexact et faible, et le jetait pour prendre le journal militaire d'Adlerfeldt. On conçoit, en effet, que les descriptions devinées par l'historien, d'après des cartes et des livres, n'aient pas satisfait la rigueur de la géographie militaire, la plus exacte de toutes, par le but décisif qu'elle se propose. Voltaire cependant eut, un des premiers, l'art de mêler l'image des lieux à celle des événements, pour l'intelligence et l'effet du récit; témoin sa description si bien placée du climat de la Suède, sa vue des plaines de la Pologne et des forêts de l'Ukraine, sa route tracée vers Smolensk. Mais cette géographie de peintre, avec ses brillantes perspectives, ne suffit pas au général qu'une erreur de quelques lieues peut fatalement tromper; ce n'est pas là cette carte historique qui ressemble à un plan de bataille, cette topographie de conquérant, que Napoléon voulait, et qu'il a jetée lui-même en tête du récit de sa campagne d'Italie, comme le cercle magique où il enfermait sa proie. Un autre défaut de l'Histoire de Charles XII, lue surtout pendant la campagne de Russie, c'est que le récit, toujours si net et d'un coloris si pur, manque parfois de sérieux, et n'a jamais cette mâle tristesse et cette austérité qui peint et fait sentir les grandes catastrophes, même sans les déplorer.

L'autre critique qu'a rencontré Voltaire, c'est Montesquieu, qui, tout en trouvant admirable le récit de la retraite de Schulenbourg, morceau des plus vifs qu'on ait écrits, dit-il, ajoute sèchement: »>L'auteur manque parfois de sens.< Montesquieu n'ayant pas dit en quoi Voltaire manquait de sens, je n'essaierai pas de le suppléer, et je verrai là plutôt une de ces censures outrecuidantes, que les génies contemporains ne s'épargnent pas entre eux.

Dans le fait, l'Histoire de Charles XII, si amusante à lire, est plus vraie qu'on ne croit. Le chapelain Norberg, qui nomme Voltaire un archi-menteur, ne l'a convaincu que rarement d'inexactitude, et il n'ajoute, dans ses trois volumes in-quarto, que bien peu de détails importants au récit pressé de Voltaire: tant la diffusion est stérile et l'art d'écrire laconique! Le héros suédois ne vaut pas Alexandre; mais Voltaire est bien supérieur à Quinte-Curce.

This might be paraphrased in modern French parlance by la gloire and l'esprit. Capitaine in the sense of general.

2

3. MONTESQUIEU ET ROUSSEAU.1

De Montesquieu à Rousseau quel immense intervalle! quel contraste de vues et d'idées! Et cependant l'un de ces hommes suscitait l'autre; ou plutôt ils étaient appelés tous deux par leur siècle, dont ils représentaient deux époques successives. Les abus et l'affaiblissement de l'ancien pouvoir, le respect d'habitude qu'il inspirait encore, l'indépendance d'esprit, à défaut de liberté civile, la curiosité des choses politiques, le commerce intellectuel avec l'Angleterre avaient appelé Montesquieu. Il travailla sur ces idées de son temps; il les mûrit, il les éleva par vingt ans de méditation. Et lorsque son grand ouvrage fut achevé, cet ouvrage, accueilli avec tant d'admiration en Europe, semblait à peine assez hardi pour l'opinion de la France: tant l'ancien édifice de la monarchie s'était insensiblement affaissé sur lui-même!

Alors parut Rousseau, et à son premier ouvrage, deux ans après l'Esprit des lois, à cette satire des lettres et de la mollesse sociale, au milieu du monde le plus enchanté par tous les plaisirs de l'esprit et de l'élégance, on pouvait comprendre qu'un nouveau personnage était entré sur la scène, qu'une classe nouvelle, pour ainsi dire, avait pris enfin la parole, avec des passions plus fortes, en les couvrant toutefois encore de l'élégance et de la pompe exigées pour plaire. Ce n'est plus l'opposition fine et modérée de quelques académiciens: ce ne sont plus les épigrammes profondes, mais discrètes de l'Esprit des lois; ce n'est plus cette indépendance qui flattait parfois les vices de la cour, et ne lui demandait que d'être favorable aux lettres. Sous le beau langage de Rousseau perce une rancune démocratique, qui s'en prend à la philosophie comme aux abus, aux lettres comme aux grands seigneurs, et frappe les premiers pour mieux atteindre les seconds.

Il n'y a pas seulement dans ce Discours comme le dit La Harpe, le dépit de n'avoir pas été invité chez madame Dupin, le jour où elle donnait son dîner de gens de lettres: la blessure de Rousseau remonte plus loin. On sent l'irritation d'un homme supérieur tenu longtemps en dehors de la société; il y a le souvenir de sa misérable jeunesse d'apprenti, de sa fuite sans asile et sans pain, de sa conversion forcée, de ses métiers de laquais, de séminariste, de pauvre musicien, de trucheman2 d'un moine quêteur, de copiste, de secrétaire, et enfin de commis de caisse à Paris, sans pouvoir arriver à rien, qu'à vivre à force de travail. Tant de peines et de mécomptes avaient agi sur l'âme de Rousseau et éclataient en lui par un blâme amer, qui répond à des passions que trop souvent la société ignore et dédaigne, bien qu'elles fermentent dans son sein. Ce n'étaient pas les lettres qui déplaisaient à Rousseau. Quel homme les aima plus que celui qui, tout enfant, pleurait en lisant Plutarque, qui dans sa jeunesse errante et pauvre, étudiait partout, et d'un âge déjà mûr, sans soupçonner encore son génie, s'exerçait, dans les allées du Luxembourg, à retenir par cœur des Eglogues de Virgile qu'il avait lues cent fois? A vrai dire, ce que Rousseau attaque bien plus que les lettres mêmes, c'est l'esprit général du XVIIIe siècle. Sa dissidence est déjà marquée dans son début. Par là, ce Discours commence la mission politique de Rousseau.

V.

P. 289 and 366.

2 Trucheman, a word borrowed from the Spanish, which has corrupted it from the Arab dragoman, an interpreter.

SCRIBE.

SKETCH OF HIS LIFE AND WORKS.1

AUGUSTIN-EUGÈNE SCRIBE was born in 1791 at Paris, where

his father was engaged in the silk trade. After receiving a classical education at the school of St. Barbe, young Scribe began to read for the bar. But the passion for the stage which he developed at an early period considerably interfered with his legal studies, and in 1811 he brought out his first piece, which turned out a complete failure. But neither this nor a great many similar disappointments could discourage the young writer, and by dint of perseverance he at last gained the ear and the favour of the public. The fifteen years of the Restoration were marked in Scribe's life by a long series of triumphs, each month producing a new work and a fresh success. The Vaudeville and Variétés theatres scarcely sufficed for the insatiable demands of the public or the unlimited supply of pieces provided by Scribe; a fresh opening was found in the new Theatre of Madame founded in 1819, which subsequently took the name of Théâtre du Gymnase, and for which Scribe worked almost exclusively for several years, supplying it during that time with about 150 pieces.

To account for this extraordinary fertility we must suppose that Scribe's study presented about this time the aspect of an office where a number of collaborators contributed each his share of the work, one the idea, another the plot, a third a dialogue, a fourth couplets of verse, etc. Scribe, who was gifted with marvellous powers of work and endurance, superintended and arranged the whole and always conscientiously named his assistants. During the same period he supplied most of the celebrated composers of the day with libretti for their operas; thus the texts of the Dame Blanche, Masaniello, Fra Diavolo, Robert the Devil, La Juive, Les Huguenots, Le Prophète, etc. etc. have been provided by his fertile pen.

The political agitation which followed upon the revolution of July having sensibly diminished the interest which the public took in the petty intrigues of the vaudeville, Scribe attempted a higher flight, by writing for the Théâtre Français a number of comedies in prose, most of which met with great success and some of which are really valuable works. To the latter number belong Bertrand et Raton ou l'Art de conspirer (1833), which we shall analyse briefly, la Camaraderie ou la Courte échelle, a witty picture of the power of interest and connexion (1837), and La Calomnie (1848). Le Verre d'Eau (1842) is a historical piece of more doubtful worth.

The incredible activity (it has been calculated that his pieces numbered above 350) which this prince of vaudeville and comedy displayed during half a century gained him an enormous amount of popularity and a large fortune. Scribe never forgot its origin, to which the inscription he placed on his fine country-house at Séricourt, in the department of Seine-et-Marne, bears witness:

Le théâtre a payé cet asile champêtre;

Vous qui passez, merci! je vous le dois peut-être.

We have followed Vapereau, Dictionnaire des contemporains.

It should be added that he made a most noble use of his wealth, many instances being reported of his delicate and ingenious charity. He died in 1861 of a stroke of apoplexy.

Of course an organized system of working the vast field of literature, such as Scribe's, must necessarily give rise to a number of productions, which have no title to be considered in the history of literature; but even those of his pieces, which are real literary works are affected in places by the rapidity of his composition, and his style, which is lively and piquant, occasionally wants strength and polish. He has however one incontestable merit, namely the art of grouping his characters well and of writing an agreeable dialogue.

BERTRAND ET RATON

OU

L'ART DE CONSPIRER.

(1833.)

The historical event which forms the groundwork of this play is borrowed from the Danish history of last century; it is the sudden rise and disastrous fall of Struensee, an event which seems at first sight a subject more adapted for tragedy than comedy.

Struensee, the son of a Protestant clergyman at Halle, was a medical practitioner at Altona, when Christian VII, king of Denmark passed through that town on his way to France. Struensee was appointed to accompany the king on this journey as physician in ordinary; he kept his place after the king's return to Copenhagen, became a favourite with Christian, who made him tutor to his son, and still more with the young queen, Caroline-Matilda whose influence he used in 1770 to upset the Bernstorf ministry. In 1771 he became prime-minister and brought about a complete revolution in the state, by abolishing the Privy Council and making useful reforms in finance, in trade and the penal code. But these changes were imprudently executed, for Struensee offended the Danish nobility by his haughty demeanour and by reforms which did not respect their old-established privileges and hurt the national pride of the Danes by using the German language in all public documents. The queen-dowager Marie-Julie (Juliane-Marie and count Rantzau put themselves at the head of his enemies and extorted from the feeble king an order for his arrest and that of the queen Caroline-Matilda. The fallen minister was treated with the utmost cruelty; he was attainted and sentenced to have his right hand and his head struck off.

Scribe has left out of sight the tragical part of the picture and has not even introduced Struensee; the subject for his comedy he found in the conspiracy directed against him. Of course he has used a poet's freedom in his treatment of historical events, and has increased the interest attached to the bistorical characters by a cleverly combined intrigue.

The principal personage of the play is count Bertrand de Rantzau, whom Scribe does not paint in nearly such black colours as he really deserves. He was in truth a bad, perfidious and inconstant man, an unprincipled adventurer, who made no scruple of serving any party, and always abandoned his friends in the hour of danger. He had done his utmost to raise Struensee to power, but his pride was wounded by the parvenu, and being ruined and overwhelmed with debts, seeing no hope except in a revolution, this Catilina of the North conspired for his ruin and joined the queen Marie-Julie to bring it about. As to the cleverness and inventive genius which he displays in the piece, these are

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