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On croyait entendre gronder le canon. Nous écoutions, en marchant, de quel côté le combat s'engageait. Mais, à l'exception de quelques troupes de Cosaks, ce jour-là, comme les suivants, le ciel seul se montra notre ennemi. En effet, à peine l'empereur avait-il passé le fleuve qu'un bruit sourd avait agité l'air. Bientôt le jour s'obscurcit, le vent s'éleva et nous apporta les sinistres roulements du tonnerre. Ce ciel menaçant, cette terre sans abri nous attristèrent. Quelques-uns même, naguère enthousiastes, en furent effrayés comme d'un funeste présage. Ils crurent que ces nuées enflammées s'amoncelaient sur nos têtes et s'abaissaient sur cette terre, pour nous en défendre l'entrée.

Il est vrai que cet orage fut grand comme l'entreprise. Pendant plusieurs heures, ses lourds et noirs nuages s'épaissirent et pesèrent sur toute l'armée; de la droite à la gauche et sur cinquante lieues d'espace, elle fut tout entière menacée de ses feux et accablée de ses torrents, les routes et les champs furent inondés; la chaleur insupportable de l'atmosphère fut changée subitement en un froid désagréable. Dix mille chevaux périrent dans la marche et surtout dans les bivacs qui suivirent. Une grande quantité d'équipages resta abandonnée dans les sables, beaucoup d'hommes succombèrent ensuite.

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Ce jour-là même, un malheur particulier vint se joindre à ce désastre général. Au-delà de Kowno, Napoléon s'irrite contre la Vilia, dont les Cosaks ont rompu le pont, et qui s'oppose au passage d'Oudinot. Il affecte de la mépriser, comme tout ce qui lui faisait obstacle, et il ordonne à un escadron des Polonais de sa garde de se jeter dans cette rivière. Ces hommes d'élite s'y précipitèrent sans hésiter.

D'abord ils marchèrent en ordre, et quand le fond leur manqua, ils redoublèrent d'efforts. Bientôt ils atteignirent à la nage le milieu des flots. Mais ce fut là que le courant plus rapide les désunit. Alors leurs chevaux s'effrayent, ils dérivent, et sont emportés par la violence des eaux. Ils ne nagent plus, ils flottent dispersés. Leurs cavaliers luttent et se débattent vainement, la force les abandonne; enfin ils se résignent. Leur perte est certaine, mais c'est à leur patrie; c'est devant elle, c'est pour leur libérateur qu'ils se sont dévoués; et près d'être engloutis, suspendant leurs efforts, ils tournent la tête vers Napoléon et s'écrient: Vive l'empereur! On en remarqua trois surtout, qui, ayant encore la bouche hors de l'eau, répétèrent ce cri, et périrent aussitôt. L'armée était saisie d'horreur et d'admiration.

Quant à Napoléon, il ordonna vivement et avec précision tout ce qu'il fallut pour en sauver le plus grand nombre, mais sans paraître ému; soit habitude de se maîtriser, soit qu'à la guerre il regardât les émotions du cœur comme des faiblesses, dont il ne devait pas donner l'exemple, et qu'il fallait vaincre; soit enfin qu'il entrevît de plus grands malheurs, devant lesquels celui-ci n'était rien.

en extravagance digne de Don Quichotte l'action toute simple d'un général en chef qui reconnaît le terrain sur lequel il doit agir? L'empereur ne fit pas la folie que lui prête M. de Ségur, de courir tout seul à travers les bois. Il fit lui-même une forte reconnaissance de cavalerie, et en envoya d'autres dans plusieurs directions, afin d'avoir des nouvelles de l'ennemi. Mais M. le maréchal des logis du palais ignore cela; il était probablement resté auprès des tentes, où ses fonctions le retenaient."

We append to this last sketch the comments which General Gourgaud makes on them in his Examen critique:

Le pont sur la Vilia est rompu; Napoléon s'irrite contre elle: c'est Xerxès faisant frapper de verges l'Hellespont: il affecte de la mépriser, comme tout ce qui lui fait obstacle, et ordonne à un escadron de Polonais de se jeter dans cette rivière. Ils périssent tous. Ce dénoûment de mélodrame fait succéder l'odieux au ridicule. L'auteur fait peser sur la mémoire de l'empereur l'accusation d'avoir sacrifié à une colère insensée la vie de tant de braves gens. Voici la vérité:

Napoléon, arrivant sur la Vilia, trouva le pont rompu. Voulant avoir des nouvelles de l'ennemi, il donna ordre à un escadron du régiment des chevau-légers polonais de la garde1 de passer la rivière, comme les cosaques, à la nage. Quelques-uns, moins bons cavaliers que les autres, se séparèrent de l'escadron; un chevau-léger lancier de la première compagnie, nommé Trzcinski, fut le seul qui périt. Un officier de ce même escadron, le comte Joseph Zaluski, alors capitaine, aujourd'hui aide de camp du roi de Pologne, ayant abandonné son cheval, courait risque de se noyer; il fut sauvé par des ouvriers sapeurs et des soldats d'infanterie légère. Que deviennent les lamentations de M. de Ségur? Que devient ce saisissement d'horreur et d'admiration qu'il prête à l'armée?

Il en est de même de cet orage grand comme l'entreprise; il faut le réduire à une simple averse. Ce qui a induit en erreur notre historien, c'est qu'il a lu dans Labaume qu'un orage avait éclaté au moment où le corps du vice-roi passait le Niémen, le 29 juin. Il en fait l'application au passage du Niémen par l'empereur, à Kowno, le 25, sans réfléchir à la différence de cinq jours qui eut lieu entre ces deux opérations. Mais M. de Ségur n'y regarde pas de si près. D'ailleurs, en plaçant cet orage au passage même de l'empereur, il donnait à son récit une couleur bien plus dramatique et trouvait l'occasion de grouper autour de ce prétendu phénomène les réflexions mystiques qui conviennent si bien à la tournure de son esprit. C'est seulement après les torrents de pluie dont parle Labaume qu'un grand nombre de chevaux périrent, par suite d'un refroidissement subit de l'atmosphère.

Tel est le récit du passage du Niémen, écrit, comme on le dit aujourd'hui, dans le style romantique, puisqu'il est chargé de descriptions et de petits détails racontés avec de grands mots. Pour nous, nous le qualifions de romanesque. Ainsi doit s'appeler une histoire où ce qu'on trouve le moins, c'est la vérité."

C'était le premier escadron, commandé par le chef d'escadron Kozietulski, et composé de la première compagnie, capitaine Zaluski, et de la cinquième, capitaine Szeptycki. Le général Krasinski, qui commandait le régiment, se jeta à l'eau pour sauver un de ses soldats. (Note by general Gourgaud.)

R. Platz, Jianual of French Literature.

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BARANTE.

SKETCH OF HIS LIFE AND WORKS.1

GUILLAUME-PROSPER BRUGIÈRE, BARON DE BARANTE, was

born in 1782 at Riom in Auvergne. After being educated at a private school in Paris, he entered the Ecole Polytechnique, where he remained three years. On leaving it, he obtained a supernumerary clerkship in the Home office; in 1806 he was appointed auditor in the Council of State and was sent on several confidential missions to Germany; in 1807 he became sub-prefect and in 1809 prefect.

After the fall of the Empire the baron de Barante exhibited much zeal for the cause of the Bourbons. In 1815 he was appointed councillor of state and secretary-general to the Home office. Having been elected a deputy, he joined the Constitutional Royalists and opposed the excesses of the Reaction. The law of 1816 having raised the limit of age for deputies, he was obliged to resign his seat; but he was appointed director-general of indirect taxation, and in 1819 raised to the peerage. After the fall of his friend Decazes he joined the opposition and lost his appointment.

This was the period of his greatest literary activity. He had an important share in the translation of the Masterpieces of foreign dramatic literature, published the Dramatic works of Schiller, wrote a certain number of articles for the Biographie universelle and published between 1824 and 1826 his chief work, the History of the dukes of Burgundy of the house of Valois. The motto he chose for this book was a sentence from Quintilian: Scribitur ad narrandum, non ad probandum; he closely follows the contemporary chronicles and thus preserves as much as possible the local colouring, which is the chief characteristic of the narrative school. However, his book is much inferior to the historical works of Augustin Thierry, which belong to the same category of writings. In 1828 the author of the History of the dukes of Burgundy was admitted into the French Academy.

After the revolution of July, Barante became one of the most zealous partisans of king Louis-Philippe, under whose reign he filled successively the posts of French ambassador at Turin and St.-Petersburg. The events of February 1848 proved the end of his political career. From this time he devoted himself exclusively to literary work; he published in 1853 his History of the National Convention and two years later that of the Directory, but the partiality which disfigures these two works caused it to be said that he had inverted his former motto, and that after professing himself an adherent of purely narrative history, he had used it exclusively for political purposes. He died in November 1866.

1 We have followed Vapereau, Dictionnaire des contemporains.
2 V. p. 534.

MEURTRE DU DUC JEAN SANS-PEUR SUR LE PONT
DE MONTEREAU.1

Parmi les conseillers du Duc et ceux qui étaient dévoués à sa personne, la plupart n'étaient point pour cette entrevue; ils lui représentaient que le Dauphin n'était entouré que de ses mortels ennemis, de serviteurs de l'ancien duc d'Orléans, des seigneurs dont les parents avaient été tués récemment par les Parisiens; qu'on ne voyait pas bien le motif de cette conférence; que le lieu avait été disposé par les gens du Dauphin et à leur guise. Mais, après beaucoup d'hésitation, le Duc s'était résolu à y aller; il l'avait promis; déjà quatre messages avaient été envoyés de Paris pour l'y engager. C'était aussi l'opinion du conseil du roi à Troyes. »C'est mon devoir, disait-il, d'aventurer ma personne pour parvenir à un aussi grand bien que la paix. Quoi qu'il arrive, je veux la paix. S'ils me tuent, je mourrai martyr.« Puis il ajoutait: >Quand la paix sera faite, je prendrai les gens de monseigneur le Dauphin pour aller combattre les Anglais. Il a de braves hommes de guerre et de sages capitaines; Tanneguy et Barbazan sont vaillants chevaliers. Puis se donnant à lui-même le nom que lui donnaient ses sujets de Flandre: pour lors on verra qui vaudra le mieux, d'Hannotin de Flandre ou de Henri de Lancaster.<< A son départ, ses fidèles serviteurs renouvelèrent les mêmes instances et les mêmes avertissements. Un juif qu'il avait dans sa maison, et qui se mêlait de prédire l'avenir, lui disait que s'il y allait, il ne reviendrait jamais. Rien ne put l'arrêter; il partit avec environ quatre cents hommes d'armes et arriva vers deux heures devant Montereau. Il fit halte dans une prairie auprès du château, et envoya tout aussitôt Archambauld de Foix, seigneur de Navailles, Guillaume de Vienne et Antoine de Vergy saluer le Dauphin, et lui dire qu'il s'était rendu à ses ordres.

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Tanneguy vint le trouver. »Hé bien! lui dit-il, sur votre assurance nous venons voir monseigneur le Dauphin, pensant qu'il veut bien tenir la paix qui a été faite entre lui et nous, comme nous la tiendrons aussi, tout prêt à le servir selon sa volonté. Mon très-redouté seigneur, répondit Tanneguy, n'ayez nulle crainte; car monseigneur est bien content de vous et veut désormais se gouverner selon vos conseils. D'ailleurs, vous avez près de lui de bons amis qui vous servent bien.«<

1

Il fut ensuite question des sûretés qu'on devait se donner de part et d'autre; on convint de jurer, par parole de prince, qu'on ne se porterait mutuellement aucun mal ni dommage; que le Dauphin et le During the lengthy period of the insanity of king Charles VI (1392-1422) the houses of Orléans and Burgundy were contending for the regency. In 1407 Jean Sans-Peur, duke of Burgundy caused Louis, duke of Orléans, to be murdered, thus obtaining the entire control of the government. This murder proved the beginning of the frightful civil war between the Armagnacs and the Bourguignons, the former taking their name from their head, the count of Armagnac, father-in-law to the son of the murdered duke. In 1419 the duke of Burgundy was enticed by the Dolphin (subsequently Charles VII) to an interview on the bridge of Montereau, where he was treacherously murdered in revenge for the death of the duke of Orléans.

2 Montereau, a town of 6000 inhabitants, on the junction of the Seine and the Yonne.

Duc entreraient chacun de leur côté sur le pont, avec dix hommes d'armes de leur choix, dont ils se communiqueraient d'avance la liste. Comme on s'occupait à régler ces précautions, un valet de chambre, qui était allé d'avance préparer le logis de son maître dans le château, vint en toute hâte s'écriant: »Monseigneur, avisez à vous-même; sans faute vous serez trahi. Pour Dieu, pensez-y!«< Le Duc se retourna vers Tanneguy: »>Nous nous fions à votre parole. Par le saint nom de Dieu, êtes-vous bien sûr de ce que vous nous avez dit? car vous feriez mal de nous trahir. - Mon très-redouté seigneur, répéta encore Tanneguy, j'aimerais mieux être mort que de faire trahison à vous ou à nul autre; n'ayez aucune crainte. Je vous certifie que monseigneur ne vous veut aucun mal! — Hé bien! nous irons donc, nous fiant à Dieu et à vous,« reprit le Duc.

Il donna le nom de ses dix hommes d'armes ; c'étaient Charles de Bourbon, son gendre; Archambauld de Foix, seigneur de Navailles; Guillaume de Vienne, Antoine de Vergy, Jean de Fribourg, Jean de Neufchâtel, Guy de Pontailler, Charles de Lens, Pierre de Giac et le sire d'Autray. Le Dauphin lui fit aussi remettre sa liste; elle portait: le vicomte de Narbonne, Pierre de Beauveau, Robert de Loire, Tanneguy-Duchâtel, Barbazan, Guillaume Le Boutellier, Guy d'Avangour, Olivier Loyet, Varennes et Frottier.

Le Duc se mit en route pour aller du château sur le pont. Un de ses serviteurs vint encore le supplier de prendre garde, lui disant qu'on voyait beaucoup de gens dans les maisons de la ville qui touchaient au pont. Il y envoya le sire2 de Giac, qui revint et rapporta qu'il n'y avait trouvé personne.

Les gens du Dauphin avaient fait construire aux deux bouts du pont de fortes barrières fermées d'une porte. Vers le milieu du pont était une sorte de loge en charpente, où l'on entrait de chaque côté par un passage assez étroit. Contre l'usage commun de ces sortes d'entrevues, aucune barrière ne régnait dans le milieu de cette loge pour séparer les deux partis. Le sire de Vienne et le sire de Navailles furent envoyés à la porte du côté de la ville, pour recevoir les serments du Dauphin et de ses gens; et, lorsque le Duc arriva à la barrière du côté du château, il y trouva, pour recevoir les siens, le sire de Beauveau et Tanneguy-Duchâtel. »Venez vers monseigneur; il vous attend«<, dirent-ils. Le Duc prêta son serment. »Messieurs, ditil en les saluant, vous voyez comme je viens.« Et il leur montra que lui et ses gens n'avaient d'autres armes que leur cottes et leur épée. Puis frappant sur l'épaule à Tanneguy: »Voici en qui je me fie.< A peine fut-il passé que Tanneguy pressa les chevaliers bourguignons d'entrer, et tira même par la manche Jean Seguinat, secrétaire du Duc, pour le hâter; car le Duc amenait son secrétaire, comme aussi le Dauphin devait avoir avec lui son chancelier et le président de Provence.

1 Hommes d'armes or gendarmes (the spelling gens d'armes has fallen into disuse, was equivalent to knights or men at arms. It is only since the first revolution that the word has taken the sense it now bears of police-soldiers.

2 Sire, i. e. seigneur de Giac.

Cotte i. e. cotte de maille, mail-shirt.

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