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Messieurs et mesdames, soyez fiers de votre intelligence tant qu'il vous plaira; mais défiez-vous beaucoup de l'autre.

J'ai fait je ne sais combien d'expériences sur l'union de ces deux créatures hétérogènes. Par exemple, j'ai reconnu clairement que l'âme peut se faire obéir par la bête, et, que, par un fâcheux retour, celleci oblige très-souvent l'âme d'agir contre son gré. Dans les règles, l'une a le pouvoir législatif, et l'autre le pouvoir exécutif; mais ces deux pouvoirs se contrarient souvent. Le grand art d'un homme de génie est de savoir bien élever sa bête, afin qu'elle puisse aller seule, tandis que l'âme, délivrée de cette pénible accointance, peut s'élever jusqu'au ciel. Mais il faut éclaircir ceci par un exemple.

Lorsque vous lisez un livre, monsieur, et qu'une idée plus agréable entre tout à coup dans votre imagination, votre âme s'y attache tout de suite et oublie le livre, tandis que vos yeux suivent machinalement les mots et les lignes; vous achevez la page sans la comprendre et sans vous souvenir de ce que vous avez lu. Cela vient de ce que votre âme, ayant ordonné à sa compagne de lui faire la lecture, ne l'a point avertie de la petite absence qu'elle allait faire, en sorte que l'autre continuait la lecture que votre âme n'écoutait plus.

CHAPITRE QUATORZIÈME.

J'ai dit que j'aimais singulièrement à méditer dans la douce chaleur de mon lit, et que sa couleur agréable contribue beaucoup au plaisir que j'y trouve.

Pour me procurer ce plaisir, mon domestique a reçu l'ordre d'entrer dans ma chambre une demi-heure avant celle où j'ai résolu de me lever. Je l'entends marcher légèrement et tripoter dans ma chambre avec discrétion; et ce bruit me donne l'agrément de me sentir sommeiller: plaisir délicat et inconnu de bien des gens.

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On est assez éveillé pour s'apercevoir qu'on ne l'est pas tout à fait et pour calculer confusément que l'heure des affaires et des ennuis est encore dans le sablier du temps. Insensiblement mon homme devient plus bruyant; il est si difficile de se contraindre, d'ailleurs il sait que l'heure fatale approche. Il regarde à ma montre et fait sonner les breloques pour m'avertir; mais je fais la sourde oreille; et, pour allonger encore cette heure charmante, il n'est sorte de chicane que je ne fasse à ce pauvre malheureux. J'ai cent ordres préliminaires à lui donner pour gagner du temps. Il sait fort bien que ces ordres, que je lui donne d'assez mauvaise humeur, ne sont que des prétextes pour rester au lit sans paraître le désirer. Il ne fait pas semblant de s'en apercevoir, et je lui en suis vraiment reconnaissant. Enfin, lorsque j'ai épuisé toutes mes ressources, il s'avance au milieu de ma chambre et se plante là, les bras croisés, dans la plus parfaite immobilité.

On m'avouera qu'il n'est pas possible de désapprouver ma paresse avec plus d'esprit et de discrétion: aussi je ne résiste jamais à cette invitation tacite; j'étends les bras pour lui témoigner que j'ai compris, et me voilà assis.

Si le lecteur réfléchit sur la conduite de mon domestique, il pourra se convaincre que, dans certaines affaires délicates, du genre de celleci, la simplicité et le bon sens valent infiniment mieux que l'esprit

le plus adroit. J'ose assurer que le discours le plus étudié sur les inconvénients de la paresse ne me déciderait pas à sortir aussi promptement de mon lit que le reproche muet de M. Joannetti.

C'est un parfait honnête homme que M. Joannetti, et en même temps celui de tous les hommes qui convenait le plus à un voyageur comme moi. Il est accoutumé aux fréquents voyages de mon âme, et ne rit jamais des inconséquences de l'autre; il la dirige même quelquefois lorsqu'elle est seule, en sorte qu'on pourrait dire alors qu'elle est conduite par deux âmes. Lorsqu'elle s'habille, par exemple, il l'avertit par un signe qu'elle est sur le point de mettre ses bas à l'envers, ou son habit avant sa veste. Mon âme s'est souvent amusée à voir le pauvre Joannetti courir après la folle sous les berceaux de la citadelle, pour l'avertir qu'elle avait oublié son chapeau, une autre fois son mouchoir.

Un jour (l'avouerai-je ?) sans ce fidèle domestique, qui la rattrapa au bas de l'escalier, l'étourdie s'acheminait vers la cour sans épée, aussi hardiment que le grand-maître des cérémonies portant l'auguste baguette.

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CHAPITRE DIX-NEUVIÈME.

Morbleu! dis-je un jour à mon domestique, c'est pour la troisième fois que je vous ordonne de m'acheter une brosse. Quelle tête! quel animal! Il ne répondit pas un mot: il n'avait rien répondu la veille à une pareille incartade. Il est si exact! disais-je; je n'y concevais rien. Allez chercher un linge pour nettoyer mes souliers, lui dis-je en colère. Pendant qu'il allait, je me repentais de l'avoir ainsi brusqué. Mon courroux passa tout à fait lorsque je vis le soin avec lequel il tâchait d'ôter la poussière de mes souliers, sans toucher à mes bas: j'appuyai ma main sur lui en signe de réconciliation. — Quoi! dis-je alors en moi-même, il y a donc des hommes qui décrottent les souliers des autres pour de l'argent? - Ce mot d'argent fut un trait de lumière qui vint m'éclairer. Je me ressouvins tout à coup qu'il y avait longtemps que je n'en avais point donné à mon domestique. Joannetti, lui dis-je en retirant mon pied, avez-vous de l'argent? Un demi-sourire de justification parut sur ses lèvres, à cette demande. - Non, monsieur, il y a huit jours que je n'ai pas un sou; j'ai dépensé tout ce qui m'appartenait pour vos petites emplettes. Et la brosse? C'est, sans doute, pour cela? . . . . — Il sourit encore. Il aurait pu dire à son maître: Non, je ne suis point une tête vide, un animal, comme vous avez eu la cruauté de le dire à votre fidèle serviteur. Payez-moi 23 livres 10 sous 4 deniers que vous me devez, et je vous achèterai votre brosse. Il se laissa maltraiter injustement plutôt que d'exposer son maître à rougir de sa colère. Que le ciel le bénisse! Philosophes! chrétiens! avez-vous lu? Tiens, Joannetti, lui dis-je, tiens, cours acheter la brosse. Mais, monsieur, voulez-vous rester ainsi avec un soulier blanc et l'autre noir? - Va, te dis-je, acheter la brosse; laisse, laisse cette poussière sur mon soulier. Il sortit; je pris le linge, et je nettoyai délicieusement mon soulier gauche, sur lequel je laissai tomber une larme de repentir.

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BEAUMARCHAIS.

SKETCH OF HIS LIFE AND WORK S.1

PIERRE-AUGUSTE CARON DE BEAUMARCHAIS was born in

1732 at Paris, where his father was a clock-maker. He discovered at an early age great aptitude for instrumental music and was subsequently appointed to teach the princesses (Louis XV's daughters) to play the harp and the guitar. Owing to his liveliness and accommodating temper he was very successful at court; he became intimate with the banker Pâris-Duverney, threw himself into business speculations, and by the sagacity he displayed in them accumulated a considerable fortune in a few years.

He had not achieved this brilliant position without making a great number of enemies, who spread the foulest slanders to compass his ruin. The storm burst in 1771, after the death of Pâris-Duverney. Beaumarchais owed the estate a sum of 15,000 francs. This debt he acknowledged, but the legatee claimed 150,000 francs. Hence a lawsuit, which Goëzmann, a councillor in the parlement Maupeou was commissioned to report upon. According to the custom of the time, Beaumarchais went to see him, but could only obtain an audience by the gift of 100 louis and a diamond watch. He lost his lawsuit, and the 100 louis and the watch were returned; but Beaumarchais claimed the repayment of a further sum of fifteen louis, which he had given as an extra present to Mme Goëzmann. These fifteen louis became the cause of a tremendous uproar.3 Beaumarchais was prosecuted for diffamation of character, but he defended himself with so much skill both before the parliament and the public, that he proved himself clearly in the right. Both he and Mme Goëzmann were condemned by the parliament to pay a nominal fine, and to be reprimanded on their knees. This sentence raised a perfect storm of remonstrances, for Beaumarchais had long ago won his cause in the court of public opinion by his Mémoires contre le sieur Goëzmann. This pamphlet is a model of satirical humour and pungent wit. In its pages the author's antagonists appear like the characters of a comedy, travestied to make the spectators laugh, while the interrogatories and other legal proceedings are turned into play-scenes and dramatic incidents.

These writings revealed Beaumarchais' genius to the public and to himself. He had already brought out a couple of monotonous dramas, which were but indifferently received. In 1755 he put on the stage the Barbier de Séville, a comedy which has made him

1 We have followed the Notice sur Beaumarchais by Saint-Marc Girardin and a series of articles by M. de Loménie, Beaumarchais, sa Vie et son Temps, which appeared in the Revue des Deux Mondes (1852-1854).

2 In 1771 the chancellor Maupeou, who had risen to power through being a favourite of the famous Dubarry, had the whole parliament of Paris banished, so as to get rid of the opposition of this judicial body at a blow. In its place he established a Conseil du Roi which was soon christened in ridicule Le Parlement de Maupeou.

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Hence this clever play on the words: Louis quinze détruit l'ancien parlement, quinze louis détruisent le nouveau.

famous, though it is far from being perfect. Figaro, its principal character has acquired a political and social importance. Though it may be true that he represents Beaumarchais himself, whose wit and humour he reproduces, it is still more true that he embodies in his person all the virtues and vices and especially the desires of the tiers-état. On one side cleverness, industry, hard work, few scruples in the choice of means, and withal an inferior condition: such is Figaro's lot, and such was the people's. On the other, birth and riches, without having done anything to acquire them and doing very little to deserve them: such is count Almaviva, and such were the nobility and the court.

The character of Figaro soon became so popular a type that Beaumarchais resolved to make use of it a second time.

In 1785 appeared on the boards of the Théâtre - Français the Mariage de Figaro, a comedy of intrigue, sparkling with wit and satire, which was acted on sixty-eight nights running and met with an unheard-of success. This play, which was something more than a literary event, and which may justly be called one of the forerunners of the Revolution, owed its popularity above all to the flood of pitiless sarcasm which the author showered on the court, the nobility and all those established powers which the revolutionary spirit was about to sweep away. King Louis XVI, who had at first put a veto on the play being acted, for its plot was as immoral as its language was bold and inflammatory, found himself compelled to yield to the demands of the public and of his own court, who found an amusement in a work whose extraordinary success was a striking symptom of the approaching crisis. Le Mariage de Figaro was only the candid expression of the bitter hatred and profound contempt which the middle and lower classes of French society then felt for the privileged few and the institutions which deprived the vast majority of the nation of any share in the government.

To complete his trilogy, Beaumarchais once more put Figaro on the stage in the play La Mère Coupable, a long-winded and tiresome effusion, which proved as great a failure as his two previous works had been a success. It is almost forgotten now, while the Barbier de Séville and the Mariage de Figaro are still acted to this day before crowded houses.

In these two pieces, the only ones to which he owes his fame as a dramatist, Beaumarchais exhibited literary qualities of the highest order, side by side with great faults; his stock of gaiety, wit and humour is inexhaustible; his style is often charmingly neat and graceful, but at other times he is painfully artificial and obscure.

In 1787 Beaumarchais published his Mémoire en réponse à celui de Guillaume Kornmann, from which Goethe has taken the materials of his tragedy Clavigo; he has even borrowed some of his scenes word for word from the chapters in which Beaumarchais tells the story of his relations with the famous Spanish author.

It will be remembered, that these two plays of Beaumarchais have furnished the libretti of two celebrated operas: the Nozze di Figaro by Mozart and the Barbiere di Siviglia by Rossini.

Beaumarchais, who had for some time been the idol of the Parisians soon fell into disfavour with the public. It transpired that he had been mixed up with a great many intrigues and had undertaken secret missions of very equivocal import for the corrupt court of Louis XV. On the outbreak of the Revolution he was elected provisional member of the Parisian Commune, but he was soon compelled to resign. Thereupon he embarked in fresh speculations; but Fortune did not favour him this time and he almost ruined himself by taking up a contract to furnish the Republican troops with arms. Under the Reign of Terror he was thrown into prison, but fortunately escaped the scaffold and retired abroad. Having returned to France to collect the remains of his fortune, he died in 1799 in a state of almost absolute destitution.

To give our readers an idea of the style of Beaumarchais, we reprint part of a scene from the Barbier de Séville and the famous monologue in the fifth act of the Mariage de Figaro.

I. RENCONTRE DE FIGARO ET DU COMTE ALMAVIVA. (BARBIER DE SÉVILLE, ACTE I, SCÈNE II).

The scene is laid in a street of Seville. Figaro, with a guitar hanging at his back, is humming a song, while writing on kis knees. Turning round he discovers count Almaviva, who is disguised as an abbé. FIGARO. J'ai vu cet abbé-là quelque part. (Il se relève.) LE COMTE (à part.) Cet homme ne m'est pas inconnu. FIGARO (de même). Eh! non, ce n'est pas un abbé. Cet air altier et noble ..

LE COMTE. Cette tournure grotesque

FIGARO. Je ne me trompe point; c'est le comte Almaviva.
LE COMTE. Je crois que c'est ce coquin de Figaro.

FIGARO. C'est lui-même, monseigneur.

LE COMTE. Maraud! si tu dis un mot

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FIGARO. Oui, je vous reconnais; voilà les bontés familières dont vous m'avez toujours honoré.

LE COMTE. Je ne te reconnaissais pas, moi. Te voilà si gros et si gras.... FIGARO. Que voulez-vous, monseigneur, c'est la misère....

LE COMTE. Pauvre petit! Mais que fais-tu à Séville? Je t'avais autrefois recommandé dans les bureaux pour un emploi.

FIGARO. Je l'ai obtenu, monseigneur, et ma reconnaissance.... LE COMTE. Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas à mon déguisement que je veux être inconnu? .... Eh bien, cet emploi?

FIGARO. Le ministre, ayant égard à la recommandation de votre Excellence, me fit nommer sur le champ garçon apothicaire .... LE COMTE. Dans les hôpitaux de l'armée?

FIGARO. Non, dans les haras d'Andalousie.

LE COMTE (riant). Beau début!

FIGARO. Le poste n'était pas mauvais, parce que, ayant le district des pansements et des drogues, je vendais souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval ...

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