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>Non, répondit Don Quichotte, je n'ai jamais lu qu'aucun chevalier se fût muni de ce vil métal. Vous êtes dans l'erreur, reprit l'aubergiste; si les historiens n'en parlent pas, c'est qu'ils ont pensé qu'il allait sans dire que les chevaliers ne marchaient jamais sans une chose aussi nécessaire que l'argent. Je puis vous assurer qu'ils portaient tous une bourse bien garnie, des chemises blanches, et une petite boîte d'onguent pour les blessures qu'ils pouvaient recevoir. Vous sentez bien qu'ils n'étaient pas toujours sûrs, après un combat terrible, de voir arriver sur un nuage une demoiselle ou un nain qui vînt leur faire boire de ces eaux divines dont une seule goutte guérissait leurs plaies. Pour plus grande précaution, ils chargeaient leurs écuyers d'avoir avec eux de la charpie, de l'onguent et de l'argent. Quand ils n'avaient point d'écuyer, ce qui était rare à la vérité, ces messieurs portaient leurs provisions dans un petit porte-manteau, qui ne paraissait presque point, sur la croupe du cheval, et qui n'était permis que pour ce seul cas. Ainsi, je vous ordonne, comme à mon fils en chevalerie, de ne jamais voyager sans argent; vous verrez que vous et les autres s'en trouveront à merveille.<1

Don Quichotte promit de n'y pas manquer. Pressé de commencer la veille des armes, il alla chercher les siennes, qu'il vint porter au milieu de la cour sur une auge près du puits. Il prit seulement son écu,2 sa lance, et se mit à se promener en long et en large devant l'auge. La lune, au plus haut de son cours, brillait dans un ciel sans nuage. Les habitants de l'auberge, à qui l'hôte avait raconté les folies du chevalier, vinrent le contempler de loin. Don Quichotte, sans y prendre garde, continuait sa promenade, s'appuyait de temps en temps sur sa lance, et regardait fixement les armes, affectant toujours une contenance aussi tranquille que fière.

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Don

Il arriva qu'un des muletiers logés dans l'hôtellerie voulut donner à boire à ses mulets, et s'en vint pour débarrasser l'auge. Quichotte, le voyant approcher, lui cria d'une voix terrible: »Qui que tu sois, présomptueux chevalier, tremble de toucher à ces armes: elles appartiennent au plus vaillant de tous ceux qui ont ceint l'épée: ta mort expierait ton audace.<«< Le malheureux muletier, écoutant peu le héros, prit les armes et les jeta loin de lui. Don Quichotte alors levant les yeux au ciel, et s'adressant à Dulcinée: »O dame de mon cœur, s'écria-t-il, n'abandonnez pas dans ce premier danger le chevalier, votre esclave, et que votre intérêt pour lui vienne redoubler sa valeur!<< En disant ces mots, il jette son bouclier, saisit sa lance à deux mains, et la fait tomber avec tant de force sur la tête du muletier, qu'il l'étend par terre sans mouvement. Cela fait, il va relever ses armes, les remet froidement sur l'auge, et recommence à se promener.

L'instant d'après, un autre muletier, ignorant ce qui venait d'arriver à son confrère, qui restait là tout étourdi, voulut de même abreuver ses mulets et retira les armes de dessus l'auge. Cette fois-ci don Quichotte, sans lui dire une parole et sans invoquer Dulcinée, lève sa lance et la lui casse sur la tête, qu'il ouvre en trois ou quatre endroits. L'aubergiste et tous les gens de la maison accourent vers le chevalier, qui

1 More correctly: Vous et les autres, vous vous en trouverez
2 Ecu, i. e. bouclier, from the Latin scutum, Engl. scutcheon.

se couvrant de son écu, s'écrie: »O dame de beauté, soutien et force de mon âme, animez-moi d'un de vos regards dans cette terrible aventure!<<

Cela dit, il se sentit tant de courage, que tous les muletiers de l'univers ne l'auraient pas fait reculer d'un pas. Les camarades des blessés commencèrent à prendre des pierres, qu'ils firent pleuvoir sur notre héros. Celui-ci s'en garantissait de son mieux avec son bouclier, et ne s'éloignait pas de l'auge. L'aubergiste se tuait de crier que c'était un fou; qu'il les avait avertis; qu'ils n'y gagneraient que des coups. Don Quichotte criait plus fort qu'ils étaient tous des lâches, des traîtres; que le seigneur châtelain était lui-même un chevalier félon, puisqu'il souffrait chez lui des trahisons pareilles; qu'il saurait bien l'en punir aussitôt qu'il aurait reçu l'ordre de la chevalerie. >> Mais vous autres, ajoutait-il, indigne et vile canaille, venez, approchez, attaquez; vous aurez le prix de votre insolence.<<

Il prononçait ces paroles d'un air si ferme, si résolu, que les muletiers, effrayés, finirent par suivre le conseil de l'hôte. Ils cessèrent de jeter des pierres, emportèrent les deux blessés, et Don Quichotte reprit sa promenade aussi tranquillement qu'auparavant. L'aubergiste, qui commençait à ne plus rire des plaisanteries du héros, résolut de les faire finir en lui conférant le plus tôt possible ce malheureux ordre de la chevalerie. Il vint lui demander excuse de la grossièreté de ces rustres qu'il avait si bien châtiés, l'assurant que tout s'était passé à son insu, et ajouta qu'au surplus, ayant satisfait à l'obligation de la veille des armes, qui n'exigeait que deux heures, il pouvait, au défaut de la chapelle, recevoir dans tout autre lieu l'accolade et le coup de plat d'épée sur le dos, seules choses nécessaires, suivant les rites de l'ordre.

Don Quichotte le crut aisément, le supplia de se dépêcher, parce qu'une fois armé chevalier, son dessein, si l'on venait encore le provoquer, était de ne laisser personne en vie dans le château. Le châtelain n'en fut que plus pressé d'aller chercher le livre où il écrivait ses rations de paille, et, suivi d'un petit garçon qui portait un bout de chandelle et de deux demoiselles, il revint trouver Don Quichotte, qu'il fit mettre à genoux devant lui. Marmottant alors dans son livre, comme s'il eût dit quelque oraison, il leva sa main, la fit tomber assez rudement sur le cou de Don Quichotte, et, sans s'interrompre, le frappa de même avec le plat de son épée. L'une des dames lui ceignit l'épée; l'autre lui chaussa l'éperon. Don Quichotte, reconnaissant, voulut savoir comment elles se nommaient, afin de les faire jouir d'une portion de sa gloire. Les modestes demoiselles lui avouèrent que l'une d'elles était la fille d'une ravaudeuse de Tolède et s'appelait la Tolosa; que l'autre, étant la fille d'un meunier, n'avait d'autre nom que la Meunière. Don Quichotte leur rendit grâces et les pria de vouloir bien prendre le don pour l'amour de lui, et de s'appeler désormais dona Tolosa et dona Meunière.

Toutes les cérémonies achevées, notre nouveau chevalier, qui brûlait d'aller chercher des aventures, courut seller Rossinante, monta dessus, et tout à cheval vint embrasser l'aubergiste, en le remerciant de la faveur qu'il avait reçue de lui daus des termes si extraordinaires, qu'il me serait impossible de les rapporter. L'hôte, qui désirait fort de s'en voir défait, répondit plus brièvement, mais dans le même langage, et, sans rien lui demander de sa dépense, le vit partir avec grande joie.

SÉGUR (LE PÈRE).

LOUIS-PHILIPPE, COMTE DE SÉGUR, the son of a marshal of France, was born in 1753 and died in 1833. He served under Lafayette during the American war and on his return to Europe, was sent, though still very young, as ambassador to St. Petersburg, where he gained great influence with the empress Catherine II. On the outbreak of the Revolution he returned to France, where for some time he lived entirely on the produce of his pen, and was elected a member of the French Academy. He came into office again under the Consulate, was appointed Councillor of State and subsequently grand-master of the ceremonies of the emperor Napoleon I. In 1813 he was made a senator and in 1818 a peer of France. The most important of his works are the Decade historique and some very interesting Memoirs, from which we select the following fragment.

LE PRINCE DE KAUNITZ.

LA FRANCE A LA FIN DE 1789.

Le prince de Kaunitz, honoré constamment de la confiance de Marie-Thérèse, avait conservé le même ascendant sur l'esprit de l'empereur Joseph II. Ce ministre expérimenté était l'un des hommes les plus habiles du dernier siècle; mais à un génie étendu il unissait des caprices singuliers et des manies bizarres. Toutes ses bizarreries étaient supportées sans murmure par les personnages de Vienne et par les étrangers les plus considérables.

Quoiqu'il fût vieux, il affectait encore, dans sa parure, des prétentions qui auraient rendu un jeune homme ridicule: sa coiffure était composée d'une inconcevable quantité de boucles, et, pour qu'elles fussent poudrées avec une égalité parfaite, il passait dans un cabinet destiné à cet usage, entre une haie de plusieurs valets de chambre, qui, armés de grands soufflets, l'enveloppaient d'un nuage de poudre. Malade souvent imaginaire et extrêmement sensible aux variations de la température, on le voyait changer de vêtements vingt ou trente fois par jour.

L'un des mérites auxquels il attachait le plus de prix, et qu'il s'attribuait, c'était d'être le plus habile écuyer de l'Europe. On ne pouvait lui faire de plus grand plaisir que de se rendre dans un grand manége où il passait une longue partie de la journée, et d'y admirer la dextérité avec laquelle il se livrait à tous les exercices de l'équitation.

Jamais l'heure de ses repas n'était réglée, de sorte que ses convives couraient le double risque, ou d'arriver trop tard, ou d'être obligés de l'attendre pendant quelques heures.

Au dessert, on apportait devant lui un miroir, un bassin, des cure-dents, une éponge, et, sans se gêner, il nettoyait lentement sa bouche et ses dents, sans que personne voulût ou osât quitter la table: le pli était pris, tout le monde se prêtait à ses fantaisies.

Ayant reçu une invitation de ce premier ministre, M. le marquis de Noailles m'y conduisit. Son accueil fut poli, mais assez froid. A la fin du dîner, adressant la parole, d'une voix haute, au marquis de Noailles, il lui dit: »J'ai reçu, monsieur l'ambassadeur, des nouvelles

R. Platz, Manual of French Literature.

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de France: on y pille, on y égorge plus que jamais; toutes les têtes y sont renversées; c'est un pays attaqué de démence et de frénésie.<<

Je croyais que l'ambassadeur allait répondre; mais il garda le silence, croyant, sans doute, que ce silence était une improbation assez marquée d'une sortie si inconvenante.

Moi, plus jeune, assez impatient, et ne pouvant alors me contenir, je dis très-haut: >>Il est vrai, mon prince, que la France, dans ce moment, est attaquée d'une fièvre très-ardente; on prétend même que cette maladie est contagieuse, et qu'elle nous est venue de Bruxelles.<< 1

Cette saillie imprévue fit sourire les assistants et parut vivement étonner le premier ministre, qui n'y répondit pas; mais il n'acheva point sa toilette accoutumée et sortit de table presqu'à l'instant.

Je m'attendais qu'il me montrerait2 quelque humeur de ma vivacité, mais il en fut tout autrement: sa froideur se changea en accueil amical, et même, pendant le peu de jours que je restai à Vienne, il m'invita plusieurs fois à venir le matin chez lui, pour parler avec moi des affaires du temps.

Je dois convenir que, dans ces entretiens, il développa cette supériorité de raison et de lumières qui lui avait acquis en Europe une si grande réputation.

Le prince de Kaunitz n'ignorait pas qu'il existait en France un parti très-opposé à l'alliance de notre cour avec la sienne, et que ce parti devenait de jour en jour plus influent, soit par inimitié pour la reine, soit par le souvenir des pertes que cette alliance nous avait fait éprouver pendant la guerre de Sept ans, soit enfin par le seul esprit d'opposition. Ce qui est certain, c'est que, dès l'époque des affaires de la Hollande, ce même parti avait accusé faussement l'infortunée Marie-Antoinette de sacrifier l'argent et la considération de la France aux intérêts de l'empereur, son frère.

Aussi le prince de Kaunitz me pressa de combattre ce parti et de réfuter les écrits qu'il répandait avec profusion; pour m'y engager, il me prodigua tous les éloges qui pouvaient flatter la vanité d'un jeune diplomate.

Malgré l'intérêt de ces conférences, ne pouvant me résoudre à prolonger une absence déjà si longue, je partis pour la France; et ce ne fut pas sans une émotion qui alla jusqu'aux larmes que je franchis la frontière, et que je revis une patrie livrée à tous les périls et à toutes les calamités d'une révolution.

Sur ma route même, et avant de parler à personne, j'éprouvais une vive surprise; car tout présentait à mes regards un spectacle imprévu: les bourgeois, les paysans, les ouvriers, les femmes même me montraient dans leur maintien, dans leurs gestes et sur tous leurs traits, quelque chose de vif, de fier, d'indépendant et d'animé, que je ne leur avais jamais connu.

Un mouvement extraordinaire régnait partout; j'apercevais dans les rues, sur les places, des groupes d'hommes qui se parlaient avec vivacité: le bruit du tambour frappait mes oreilles au milieu des villages, et les bourgs m'étonnaient par le grand nombre d'hommes armés que j'y rencontrais.

1 Alluding to the insurrection of the Belgians, who had risen against Joseph II in 1789. 2 Better: Je m'attendais à ce qu'il me montrerait.

ANDRIEUX.

SKETCH OF HIS LIFE AND WORKS.

FRANÇOIS ANDRIEUX was born at Strassburg in 1759. He studied

law, became judge at the court of appeal (1796), was elected a member of the Council of Five hundred (1798), and next of the Tribunate, from which he was excluded by the first consul in 1802. Two years after, he was appointed professor of Classics at the Ecole polytechnique and lastly professor of Literature at the Collège de France. This last appointment he filled till his death, which took place in 1833. >>In spite of the exceeding weakness of his voice, says Villemain, Andrieux always managed to be heard, because he always managed to be listened to.« He had been a member of the Institut de France since 1797, the date of its creation and of the reorganization of the Academies. In 1829 he became perpetual secretary of the French Academy.

Andrieux had begun at an early age to write for the stage; his best comedies are les Étourdis (1788) and le Manteau (1826). He also composed some Fables and a number of charming Tales in verse and prose. His chief characteristics are subtlety and elegant badinage.

SOCRATE ET GLAUCON.

Toi qui fus autrefois le plus sage des hommes,
Tu le serais encor dans le temps où nous sommes,
Bon Socrate, ou plutôt tu serais parmi nous
Le seul sage au milieu d'une bande de fous.
Hélas! que dirais-tu du bon peuple de France?
Que de celui d'Athène1 il a bien l'inconstance;
Qu'avec fureur toujours embrassant chaque excès,
L'exagération est le vrai mal français.

Mais n'allons pas du siècle entamer la satire:
Elle serait trop longue, et j'aurais trop à dire;
Voyons comment Socrate instruisit certain fat,
Qui voulait s'emparer du timon de l'état.

Glaucon avait trente ans, bon air, belle figure;
Mais parmi les présents que lui fit la nature,
Elle avait oublié celui du jugement.

Glaucon se croyait fait pour le gouvernement.
Pour avoir eu jadis un prix de rhétorique,
Il s'estimait au monde un personnage unique;
Sitôt qu'à la tribune il s'était accroché,
Aucun pouvoir humain ne l'en eût détaché:
Parler à tout propos était sa maladie.

Socrate l'abordant: »Plus je vous étudie,
Plus je vois, lui dit-il, le but où vous visez.
Votre projet est beau, s'il n'est des plus aisés.
Vous voulez gouverner; vous désirez qu'Athènes
De l'État en vos mains remette un jour les rênes?
Je l'avoue. Et sans doute à vos concitoyens
Vous pairez cet honneur en les comblant de biens?

1 Athène a poetical licence for Athènes.

For: vous payerez or paierez.

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