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Et ce n'est qu'un objet digne de nos mépris,
Si de ses pleins effets l'infamie est le prix!
Je veux bien avouer qu'une action si belle
Donne à Rome bien plus que vous ne tenez d'elle;
Mais commet-on un crime indigne de pardon,
Quand la reconnaissance est au-dessus du don?
Suivez, suivez, Seigneur, le ciel qui vous inspire:
Votre gloire redouble à mépriser l'empire;

Et vous serez fameux chez la postérité,

Moins pour l'avoir conquis que pour l'avoir quitté.
Le bonheur peut conduire à la grandeur suprême;
Mais pour y renoncer il faut la vertu même;
Et peu de généreux vont jusqu'à dédaigner,
Après un sceptre acquis, la douceur de régner.

Considérez d'ailleurs que vous régnez dans Rome,
Où, de quelque façon que votre cour vous nomme,
On hait la monarchie; et le nom d'empereur,
Cachant celui de roi, ne fait pas moins d'horreur.
Ils passent pour tyran quiconque s'y fait maître;
Qui le sert, pour esclave, et qui l'aime, pour traître;
Qui le souffre a le cœur lâche, mol, abattu,
Et pour s'en affranchir tout s'appelle vertu.
Vous en avez, Seigneur, des preuves trop certaines:
On a fait contre vous dix entreprises vaines;
Peut-être que l'onzième3 est prête d'éclater,
Et que ce mouvement qui vous vient agiter5
N'est qu'un avis secret que le ciel vous envoie,
Qui pour vous conserver n'a plus que cette voie.
Ne vous exposez plus à ces fameux revers.
Il est beau de mourir maître de l'univers;
Mais la plus belle mort souille notre mémoire,
Quand nous avons pu vivre et croître notre gloire."
CINNA. Si l'amour du pays doit ici prévaloir,
C'est son bien seulement que vous devez vouloir;
Et cette liberté, qui lui semble si chère,
N'est pour Rome, Seigneur, qu'un bien imaginaire,
Plus nuisible qu'utile, et qui n'approche pas
De celui qu'un bon prince apporte à ses Etats.
Avec ordre et raison les honneurs il dispense,7

Avec discernement punit et récompense,

Et dispose de tout en juste possesseur,

1

And few men are highminded enough to despise the sweets of power after they have acquired it.

2 Passer is here used in an active sense, in which it no longer occurs. The meaning is: The Romans think any one a tyrant, who makes himself master of Rome.

We find l'onzième in all the writers of 17th and even in some of the 18th century. The French of to-day has only le onze, le onzième, la onzième. The custom of the 17th and 18th century allowed both prêt à and prêt de; that of the 19th has decided in favour of prêt à.

Now we should say: qui vient vous agiter.

Vid. p. 10 n. 4.

This is an inversion, which would not be tolerated nowadays.

Sans rien précipiter de peur d'un successeur.

Mais quand le peuple est maître, on n'agit qu'en tumulte:
La voix de la raison jamais ne se consulte!

Les honneurs sont vendus aux plus ambitieux,
L'autorité livrée aux plus séditieux.

Ces petits souverains qu'il fait pour une année,
Voyant d'un temps si court leur puissance bornée,
Des plus heureux desseins font avorter le fruit,

De peur de le laisser à celui qui les suit.

Comme ils ont peu de part aux biens dont ils ordonnent,1
Dans le champ du public2 largement ils moissonnent,
Assurés que chacun leur pardonne aisément,

Espérant à son tour un pareil traitement:

Le pire des Etats c'est l'Etat populaire.

AUGUSTE. Et toutefois le seul qui dans Rome peut plaire. Cette haine des rois, que depuis cinq cents ans

Avec le premier lait sucent tous ses enfants,

Pour l'arracher des cœurs, est trop enracinée.

MAXIME. Oui, Seigneur, dans son mal Rome est trop obstinée;
Son peuple, qui s'y plait, en fuit la guérison:
Sa coutume l'emporte, et non pas la raison;
Et cette vieille erreur que Cinna veut abattre,
Est une heureuse erreur dont il est idolâtre,
Par qui le monde entier, asservi sous ses lois,
L'a vu cent fois marcher sur la tête des rois,
Son épargne s'enfler du sac3 de leurs provinces.
Que lui pouvaient de plus donner les meilleurs princes?
J'ose dire, Seigneur, que par tous les climats

Ne sont pas bien reçus toutes sortes d'États;
Chaque peuple a le sien conforme à sa nature,
Qu'on ne saurait changer sans lui faire une injure:
Telle est la loi du ciel, dont la sage équité
Sème dans l'univers cette diversité.

Les Macédoniens aiment le monarchique,
Et le reste des Grecs la liberté publique;

Les Parthes, les Persans veulent des souverains,
Et le seul consulat est bon pour les Romains.

CINNA. Il est vrai que du ciel la prudence infinie
Départ à chaque peuple un différent génie;

Mais il n'est pas moins vrai que cet ordre des cieux
Change selon les temps comme selon les lieux.
Rome a reçu des rois ses murs et sa naissance;
Elle tient des consuls sa gloire et sa puissance,
Et reçoit maintenant de vos rares bontés
Le comble souverain de ses prospérités.
Sous vous, l'État n'est plus en pillage aux armées;
Les portes de Janus par vos mains sont fermées,
Ce que sous ses consuls on n'a vu qu'une fois,
Et qu'a fait voir comme eux le second de ses rois.

We should now say: aux biens dont ils disposent.
Sac, i. e. pillage, sack; saccager, to plunder.

2 V. p. 23 n. 4.

MAXIME. Les changements d'État que fait l'ordre céleste Ne coûtent point de sang, n'ont rien qui soit funeste.

CINNA. C'est un ordre des dieux qui jamais ne se rompt, De nous vendre un peu cher les grands biens qu'ils nous font. L'exil des Tarquins même ensanglanta nos terres,

Et nos premiers consuls nous ont coûté des guerres.

MAXIME. Donc votre aïeul Pompée au ciel a résisté

Quand il a combattu pour notre liberté?

CINNA. Si le ciel n'eût voulu que Rome l'eût perdue,
Par les mains de Pompée il l'aurait défendue:

Il a choisi sa mort pour servir dignement
D'une marque éternelle à ce grand changement,
Et devait cette gloire aux mânes d'un tel homme,
D'emporter avec eux la liberté de Rome.

Ce nom depuis longtemps ne sert qu'à l'éblouir,
Et sa propre grandeur l'empêche d'en jouir.
Depuis qu'elle se voit la maîtresse du monde,
Depuis que la richesse entre ses murs abonde,
Et que son sein, fécond en glorieux exploits,
Produit des citoyens plus puissants que des rois,
Les grands, pour s'affermir achetant les suffrages,
Tiennent pompeusement leurs maîtres à leurs gages,
Qui par des fers dorés se laissant enchaîner,
Reçoivent d'eux les lois qu'ils pensent leur donner.
Envieux l'un de l'autre, ils mènent tout par brigues
Que leur ambition tourne en sanglantes ligues.
Ainsi de Marius Sylla devint jaloux;

César, de mon aïeul; Marc-Antoine, de vous;
Ainsi la liberté ne peut plus être utile
Qu'à former les fureurs d'une guerre civile,
Lorsque, par un désordre à l'univers fatal,

L'un ne veut point de maître, et l'autre point d'égal.
Seigneur, pour sauver Rome, il faut qu'elle s'unisse
En la main d'un bon chef à qui tout obéisse.
Si vous aimez encore à la favoriser,

Otez-lui les moyens de se plus diviser.

Sylla, quittant la place enfin bien usurpée,

N'a fait qu'ouvrir le champ à César et Pompée,

Que le malheur des temps ne vous eût pas fait voir,
S'il eût dans sa famille assuré son pouvoir.
Qu'a fait du grand César le cruel parricide,
Qu'élever contre vous Antoine avec Lépide,
Qui n'eussent pas détruit Rome par les Romains,
Si César eût laissé l'empire entre vos mains?
Vous la replongerez, en quittant cet empire,
Dans les maux dont à peine encore elle respire,
Et de ce peu, Seigneur, qui lui reste de sang
Une guerre nouvelle épuisera son flanc.

Que l'amour du pays, que la pitié vous touche;
Votre Rome à genoux vous parle par ma bouche.
Considérez le prix que vous avez coûté:

Non pas qu'elle vous croie avoir trop acheté; 1

Des maux qu'elle a soufferts elle est trop bien payée;
Mais une juste peur tient son âme effrayée;

Si, jaloux de son heur, et las de commander,
Vous lui rendez un bien qu'elle ne peut garder,
S'il lui faut à ce prix en acheter un autre,
Si vous ne préférez son intérêt au vôtre,
Si ce funeste don la met au désespoir.
Je n'ose dire ici ce que j'ose prévoir.

Conservez-vous, Seigneur, en lui laissant un maître
Sous qui son vrai bonheur commence de renaître;
Et pour mieux assurer le bien commun de tous,
Donnez un successeur qui soit digne de vous.

AUGUSTE. N'en délibérons plus, cette pitié l'emporte.
Mon repos m'est bien cher, mais Rome est la plus forte;
Et quelque grand malheur qui m'en puisse arriver,
Je consens à me perdre afin de la sauver.
Pour ma tranquillité mon cœur en vain soupire:
Cinna, par vos conseils je retiendrai l'empire;
Mais je le retiendrai pour vous en faire part.

Je vois trop que vos cœurs n'ont point pour moi de fard,
Et que chacun de vous, dans l'avis qu'il me donne,
Regarde seulement l'État et ma personne.

Votre amour en tous deux fait ce combat d'esprits,
Et vous allez tous deux en recevoir le prix.

Maxime, je vous fais gouverneur de Sicile:
Allez donner mes lois à ce terroir fertile;
Songez que c'est pour moi que vous gouvernerez,
Et que je répondrai de ce que vous ferez.
Pour épouse, Cinna, je vous donne Émilie:
Vous savez qu'elle tient la place de Julie,
Et que, si nos malheurs et la nécessité
M'ont fait traiter son père avec sévérité,
Mon épargne depuis en sa faveur ouverte
Doit avoir adouci l'aigreur de cette perte.
Voyez-la de ma part, tâchez de la gagner:
Vous n'êtes point pour elle un homme à dédaigner;
De l'offre de vos vœux elle sera ravie.

Adieu: j'en veux porter la nouvelle à Livie.

When Augustus has left them, Cinna confides to Maximus the chief motive of his strange conduct, namely his love for Emilia. Maximus is also in love with her, but he has never told his love. Jealousy and the perfidious counsels of his friend Euphorbus now urge him to betray the plot to Augustus and to take advantage of the death of his friend to possess himself of Emilia. Cinna himself is wavering and would willingly abandon the whole design, if his mistress would allow him to do so; she however remains inexorable; nothing will content her but Augustus' blood, and finally Cinna, overcome by her reproaches pledges himself once more to do the deed.

Not that she thinks she has bought you
trop cher.

this is a curious use of trop

=

at too high a price; 2 Vid. p. 13 n. 4.

Meanwhile Maximus has despatched Euphorbus to the emperor. Augustus is informed of the plot and is told that Maximus overcome by shame and remorse has put an end to his life. He is horrified by the news and indignant at Cinna's treachery but torn by conflicting emotions; remembering the blood he has shed, he breaks out in invectives now against his enemies, now against himself; nor can he make up his mind either to punish or to forgive. The empress Livia advises him for once to try the effect of mercy, as hitherto rigour has availed nothing, but Augustus refuses to listen to her entreaties.

In the mean time Maximus has gone to Emilia to confess his love and to beseech her to fly with him.

ACTE IV, SCÈNE V.

MAXIME, ÉMILIE, FULVIE.

ÉMILIE. Mais je vous vois, Maxime, et l'on vous faisait mort!
MAXIME. Euphorbe trompe Auguste avec ce faux rapport:
Se voyant arrêté, la trame découverte,

Il a feint ce trépas pour empêcher ma perte.
ÉMILIE. Que dit-on de Cinna?

MAXIME. Que son plus grand regret

C'est de voir que César sait tout votre secret;
En vain il le dénie et le veut méconnaître,
Evandre1 a tout conté pour excuser son maître,
Et par l'ordre d'Auguste on vient vous arrêter.

EMILIE. Celui qui l'a reçu tarde à l'exécuter:
Je suis prête à le suivre, et lasse de l'attendre.
MAXIME. Il vous attend chez moi.

EMILIE. Chez vous?

MAXIME. C'est vous surprendre;

Mais apprenez le soin que le ciel a de vous:
C'est un des conjurés qui va fuir avec nous.
Prenons notre avantage avant qu'on nous poursuive;

Nous avons pour partir un vaisseau sur la rive.

ÉMILIE. Me connais-tu, Maxime, et sais-tu qui je suis?
MAXIME. En faveur de Cinna je fais ce que je puis,
Et tache à garantir de ce malheur extrême

La plus belle moitié qui reste de lui-même.

Sauvons-nous, Émilie, et conservons le jour,

Afin de le venger par un heureux retour.

EMILIE. Cinna dans son malheur est de ceux qu'il faut suivre,

Qu'il ne faut pas venger, de peur de leur survivre:2

Quiconque après sa perte aspire à se sauver

Est indigne du jour qu'il tâche à conserver.

MAXIME. Quel désespoir aveugle à ces fureurs vous porte?

O dieux! que de faiblesse en une âme si forte!

Ce cœur si généreux rend si peu de combat,3

Et du premier revers la fortune l'abat!

Rappelez, rappelez cette vertu sublime;

Ouvrez enfin les yeux, et connaissez Maxime:

1 Evander is Cinna's freedman and friend.

* De peur de leur survivre, i. e. to survive them would be disgraceful,

So we must not think of avenging them.

Rendre peu de combat stands for to offer little resistance.

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