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VI.

LETTRES DE VOLTAIRE.

1. A M. BROSSETTE.1

14 avril 1732.

Je suis bien flatté de plaire à un homme comme vous, monsieur; mais je le suis encore davantage de la bonté que vous avez de vouloir bien faire des corrections si judicieuses dans l'Histoire de Charles XII.

Je ne sais rien de si honorable pour les ouvrages de M. Despréaux' que d'avoir été commentés par vous et lus par Charles XII. Vous avez raison de dire que le sel de ses satires ne pouvait guère être senti par un héros vandale, qui était beaucoup plus occupé de l'humiliation du czar et du roi de Pologne que de celle de Chapelain3 et de Cotin. Pour moi, quand j'ai dit que les satires de Boileau n'étaient pas ses meilleures pièces, je n'ai pas prétendu pour cela qu'elles fussent mauvaises. C'est la première manière de ce grand peintre, fort inférieure, à la vérité, à la seconde, mais très-supérieure à celle de tous les écrivains de son temps, si vous en exceptez M. Racine. Je regarde ces deux grands hommes comme les seuls qui aient eu un pinceau correct, qui aient toujours employé des couleurs vives, et copié fidèlement la nature. Ce qui m'a toujours charmé dans leur style, c'est qu'ils ont dit ce qu'ils voulaient dire, et que jamais leurs pensées n'ont rien coûté à l'harmonie ni à la pureté du langage. Feu M. de La Motte,5 qui écrivait bien en prose, ne parlait plus français quand il faisait des vers. Les tragédies de tous nos auteurs, depuis M. Racine, sont écrites dans un style froid et barbare; aussi La Motte et ses consorts faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour rabaisser Despréaux, auquel ils ne pouvaient s'égaler. Il y a encore, à ce que j'entends dire, quelques-uns de ces beaux esprits subalternes qui passent leur vie dans les cafés, lesquels font à la mémoire de M. Despréaux le même honneur que les Chapelain faisaient à ses écrits, de son vivant. Ils en disent du mal, parce qu'ils sentent que si M. Despréaux les eût connus, il les aurait méprisés autant qu'ils méritent de l'être. Je serais très-fâché que ces messieurs crussent que je pense comme eux, parce que je fais une grande différence entre ses premières satires et ses autres ouvrages. Je suis surtout de votre avis sur la neuvième satire, qui est un chef-d'œuvre, et dont l'Épître aux Muses, de M. Rousseau, n'est qu'une imitation un peu forcée. Je vous serai très-obligé de me faire tenir la nouvelle édition des ouvrages de ce grand homme, qui méritait un commentateur comme vous.

1 Claude Brossette (1671-1743), attorney-general, afterwards échevin of the city of Lyon. Besides some law-books he published excellent editions of Boileau and Régnior with historical annotations.

3 V.

p. 218.

3 V. p. 63, n. 4.

V. p. 113, the introduction to the Femmes Savantes.

5 La Motte (1672-1731) wrote a number of operas, plays, odes, fables and critical essays.

Jean-Baptiste Rousseau, v. p. 260.

Sire,

2. AU ROI DE PRUSSE.

Hier vinrent pour mon bonheur
Deux bons tonneaux de Germanie:
L'un contient du vin de Hongrie,
L'autre est la panse rebondie

De monsieur votre ambassadeur.

Juin 1740.

Si les rois sont les images des dieux et les ambassadeurs les images des rois, il s'ensuit, Sire, par le quatrième théorème de Wolf,1 que les dieux sont joufflus, et ont une physionomie très - agréable. Heureux ce M. de Camas, non pas tant de ce qu'il représente Votre Majesté, que de ce qu'il la reverra!

Je volai hier au soir chez cet aimable M. de Camas, envoyé et chanté par son roi; et dans le peu qu'il m'en dit, j'appris que Votre Majesté, que j'appellerai toujours Votre Humanité, vit en homme plus que jamais, et qu'après avoir fait sa charge de roi sans relâche les trois quarts de la journée, elle jouit le soir des douceurs de l'amitié, qui sont si au-dessus de celles de la royauté.

Nous allons dîner dans une demi-heure tous ensemble chez madame la marquise du Châtelet: 2 jugez, Sire, quelle sera sa joie et la mienne. Depuis l'apparition de M. de Kaiserling nous n'avons pas eu un si beau jour.

Cependant vous courez sur les bords du Prégel,

Lieux où glace est fréquente, et très rare est dégel.
Puisse un diadème éternel

Orner cet aimable visage!

Apollon l'a déjà couvert de ses lauriers:

Mars y joindra les siens, si jamais l'héritage

De ce beau pays de Juliers3

Dépendait des combats et de votre courage.

Votre Majesté sait qu'Apollon, le dieu des vers, tua le serpent Python et les Aloïdes: le dieu des arts se battait comme un diable dans l'occasion.

Ce dieu vous a donné son carquois et sa lyre;

Si l'on doit vous chérir, on doit vous redouter.

Ce n'est point des exploits que ce grand cœur désire;

Mais vous savez les faire, et les savez chanter.

C'est un peu trop à la fois, Sire: mais votre destin est de réussir à tout ce que vous entreprendrez, parce que je sais de bonne part que vous avez cette fermeté d'âme qui fait la base des grandes vertus. D'ailleurs, Dieu bénira sans doute le règne de Votre Humanité, puisque, quand elle s'est bien fatiguée tout le jour à être roi pour

1 J.-C. Wolf (1679-1754) a German philosopher who composed the Corpus philosophiae, a work in 24 volumes.

The marquise du Châtelet (1706-1749) a woman famous for her learning, who wrote the Institutions de physique, an Analysis of the philosophy of Leibnitz etc.; see the Sketch of Voltaire's life, p. 318. 2 Jülich.

faire des heureux, elle a encore la bonté d'orner sa lettre, à moi chétif,

D'un des plus aimables sizains
Qu'écrive une plume légère;

Vers doux et sentiments humains:
De telle espèce il n'en est guère
Chez nos seigneurs les souverains,
Ni chez le bel esprit vulgaire.

Votre Humanité est bien adorable de la façon dont elle parle à son sujet sur le voyage de Clèves.

Vous faites trop d'honneur à ma persévérance;

Connaissez les vrais noeuds dont mon cœur est lié.

Je ne suis plus, hélas! dans l'âge où l'on balance
Entre l'amour et l'amitié.

L'ouvrage de Marc-Aurèle1 est bientôt tout imprimé. J'en ai parlé à Votre Majesté dans cinq lettres; je l'ai envoyé selon la permission expresse de Votre Majesté: et voilà M. de Camas qui me dit qu'il y a un ou deux endroits qui déplairaient à certaines puissances. Mais moi, j'ai pris la liberté d'adoucir ces deux endroits, et j'oserais bien répondre que le livre fera autant d'honneur à son auteur, quel qu'il soit, qu'il sera utile au genre humain. Cependant s'il avait pris un remords à Votre Majesté, il faudrait qu'elle eût la bonté de se hâter de me donner ses ordres, car dans un pays comme la Hollande, on ne peut arrêter l'empressement avide d'un libraire qui sent qu'il a sa fortune sous la presse.

Si vous saviez, Sire, combien votre ouvrage est au-dessus de celui de Machiavel, même par le style, vous n'auriez pas la cruauté de le supprimer. J'aurais bien des choses à dire à Votre Majesté sur une académie qui fleurira bientôt sous ses auspices: me permettra-t-elle d'oser lui présenter mes idées, et de les soumettre à ses lumières? Je suis toujours avec le plus respectueux et le plus tendre dévouement, etc.

LETTRE DE FRÉDÉRIC LE GRAND A VOLTAIRE.

A Charlottenbourg, le 27 juin 1740. Mon cher Voltaire, vos lettres me font toujours un plaisir infini, non pas par les louanges que vous me donnez, mais par la prose instructive et les vers charmants qu'elles contiennent. Vous voulez que je vous parle de moi-même, comme l'éternel abbé de Chaulieu. Qu'importe? il faut vous contenter.

Voici donc la gazette de Berlin, telle que vous me la demandez.3 J'arrivai le vendredi soir à Potsdam, où je trouvai le roi dans une si triste situation, que j'augurai bientôt que sa fin était prochaine. Il me témoigna mille amitiés; il me parla plus d'une grande heure sur les affaires, tant internes qu'étrangères, avec toute la justesse

This work of, Marc-Aurèle" is Frederick's Anti-Machiavel.

2 The abbé de Chaulieu (1639-1720) a poet who generally lived at the Temple (the old house of the Templars), where a select society of men of letters met together. His elegant epicurean verses gained for him the surname of Anacreon du Temple.

Voltaire had asked the king for these details in a letter written on the 18th of June.

1

d'esprit et le bon sens imaginables. Il me parla de même le samedi, le dimanche, et le lundi, paraissant très-tranquille, très-résigné, et soutenant ses souffrances avec beaucoup de fermeté. Il résigna la régence entre mes mains le mardi 2 matin à cinq heures, prit tendrement congé de mes frères, de tous les officiers de marque, et de moi. La reine, mes frères et moi, nous l'avons assisté dans ses dernières heures; dans ses angoisses il a témoigné le stoïcisme de Caton. Il est expiré avec la curiosité d'un physicien sur ce qui se passait en lui à l'instant même de sa mort, et avec l'héroïsme d'un grand homme, nous laissant à tous des regrets sincères de sa perte, et sa mort courageuse comme un exemple à suivre.

Le travail infini qui m'est échu en partage depuis sa mort, laisse à peine du temps à ma juste douleur. J'ai cru que depuis la perte de mon père je me devais entièrement à la patrie. Dans cet esprit, j'ai travaillé autant qu'il a été en moi pour prendre les arrangements les plus prompts et les plus convenables au bien, public.

J'ai d'abord commencé par augmenter les forces de l'État de seize bataillons, de cinq escadrons de houssards, et d'un escadron de gardes-du-corps. J'ai posé les fondements de notre nouvelle académie. J'ai fait acquisition de Wolf, de Maupertuis, d'Algarotti.5 J'attends la réponse de s'Gravesande, de Vaucanson, et d'Euler.8 J'ai établi un nouveau collége9 pour le commerce et les manufactures; j'engage des peintres et des sculpteurs; et je pars pour la Prusse, pour y recevoir l'hommage, etc.

Mon genre de vie est assez déréglé quant à présent, car la faculté 10 a jugé à propos de m'ordonner, ex officio, de prendre les eaux de Pyrmont. Je me lève à quatre heures, je prends les eaux jusqu'à huit, j'écris jusqu'à dix, je vois les troupes jusqu'à midi, j'écris jusqu'à cinq heures, et le soir je me délasse en bonne compagnie. Lorsque les voyages seront finis, mon genre de vie sera plus tranquille et plus uni; mais jusqu'à présent, j'ai le cours ordinaire des affaires à suivre, j'ai les nouveaux établissements de surplus, et avec cela beaucoup de compliments inutiles à faire, d'ordres circulaires à donner.

1 Frederick here uses the word régence in the old sense of government; it is only used now to mean regency, but it is also applied to the subdivisions of the Prussian provinces and lastly to the states of Tunis and Tripoli, which are subject to the sultan's authority. 2 May 31, 1740.

3 V. p. 361, n. 1. * Maupertuis (1698-1759) a distinguished mathematician, a member of the French Academy, and president of the Academy of Berlin, where he settled in 1745.

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Algarotti (1712-1764) an Italian, who was one of the greatest connoisseurs in art of his time.

s'Gravesande (1688-1742), a Dutch savant and professor of the university of Leyden.

7 Vaucanson (1709-1782) one of the greatest of mechanical engineers. Euler (1707-1783) a celebrated mathematician, who came to live at Berlin in 1741.

9

College (collegium) is no longer used in the sense of authority, assembly, except in the expressions sacré college and collège électoral. 10 Faculté is used absolutely, meaning the medical faculty, the doctors.

VAUVENARGUES.

SKETCH OF HIS LIFE AND WORKS.

LUC DE CLAPIERS, marquis de VAUVENARGUES, was born in 1715 at Aix in Provence. After receiving a very careless education, he entered the army at the age of eighteen. He served successively in the Italian campaign of 1734 and the German campaign of 1741 and was present during marshal Belle-Isle's famous retreat from Prage (December 1742). Vauvenargues returned to France with a shattered constitution, which compelled him to leave the service in 1744, at the age of twenty-eight, and with the rank of captain. He had returned to the bosom of his family and devoted himself to the studies which were to enable him to enter the diplomatic career, when he was seized with an attack of small-pox of the most virulent type, which disfigured his features and left him in a state of hopeless infirmity. He found some consolation in the study of literature, which he had never neglected, and at Paris, where he spent the three last years of his life, he attached himself to Voltaire, who though over fifty years of age and surrounded with the homage of the whole of Europe, became united to the young man by ties of the closest and truest friendship. Vauvenargues died in 1747 at the age of thirtytwo, after having published the following small works 1) Introduction à la connaissance de l'esprit humain; 2) Réflexions critiques sur quelques poëtes and 3) Réflexions et Maximes. These works, which are distinguished by elegance and thoughtfulness have placed him in the first rank among the writers of the 18th century. We reprint a short fragment of the first and of the last-mentioned of them.

I. DE L'ESPRIT HUMAIN.

(4. Vivacité.) La vivacité consiste dans la promptitude des opérations de l'esprit. Elle n'est pas toujours unie à la fécondité. Il y a des esprits lents, fertiles; il y en a de vifs, stériles. La lenteur des premiers vient quelquefois de la faiblesse de leur mémoire, ou de la confusion de leurs idées, ou enfin de quelque défaut dans leurs organes, qui empêche leurs esprits de se répandre avec vitesse. La stérilité des esprits vifs dont les organes sont bien disposés, vient de ce qu'ils manquent de force pour suivre une idée ou de ce qu'ils sont sans passions; car les passions fertilisent l'esprit sur les choses qui leur sont propres, et cela pourrait expliquer de certaines bizarreries: un esprit vif dans la conversation, qui s'éteint dans le cabinet; un génie perçant dans l'intrigue, qui s'appesantit dans les sciences, etc.

C'est aussi par cette raison que les personnes enjouées, que les objets frivoles intéressent, paraissent les plus vives dans le monde. Les bagatelles qui soutiennent la conversation étant leur passion dominante, elles excitent toute leur vivacité, leur fournissent une occasion continuelle de paraître. Ceux qui ont des passions plus sérieuses étant froids sur ces puérilités, toute la vivacité de leur esprit demeure concentrée.

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