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la versification. Il semble qu'il ait voulu traiter le roman comme M. de Meaux avait traité l'histoire, en lui donnant une dignité et des charmes inconnus, et surtout en tirant de ces fictions une morale utile au genre humain, morale entièrement négligée dans presque toutes les inventions fabuleuses. On a cru qu'il avait composé ce livre pour servir de thèmes et d'instruction au duc de Bourgogne et aux autres enfants de France, dont il fut le précepteur, ainsi que Bossuet avait fait son Histoire universelle pour l'éducation de Monseigneur, mais son neveu, le marquis de Fénelon, héritier de la vertu de cet homme célèbre, et qui a été tué à la bataille de Rocoux, m'a assuré le contraire. En effet, il n'eût pas été convenable que les amours de Calypso et d'Eucharis eussent été les premières leçons qu'un prêtre eût données aux enfants de France.1

Il ne fit cet ouvrage que lorsqu'il fut relégué dans son archevêché de Cambrai. Plein de la lecture des anciens, et né avec une imagination vive et tendre, il s'était fait un style qui n'était qu'à lui, et qui coulait de source avec abondance. J'ai vu son manuscrit original: il n'y a pas dix ratures. Il le composa en trois mois, au milieu de ses malheureuses disputes sur le quiétisme, ne se doutant pas combien ce délassement était supérieur à ces occupations. On prétend qu'un domestique lui en déroba une copie qu'il fit imprimer. Si cela est, l'archevêque de Cambrai dut à cette infidélité toute la réputation qu'il eut en Europe; mais il lui dut aussi d'être perdu pour jamais à la cour. On crut voir dans le Télémaque une critique indirecte du gouvernement de Louis XIV. Sésostris, qui triomphait avec trop de faste; Idoménée, qui établissait le luxe dans Salente, et qui oubliait le nécessaire, parurent des portraits du roi; quoique, après tout, il soit impossible d'avoir chez soi le superflu que par la surabondance des arts de la première nécessité. Le marquis de Louvois semblait, aur yeux des mécontents, représenté sous le nom de Protésilas, vain, dur, hautain, ennemi des grands capitaines qui servaient l'État et non le ministre.

Les alliés, qui, dans la guerre de 1668, s'unirent contre Louis XIV, qui depuis ébranlèrent son trône dans la guerre de 1701, se firent une joie de le reconnaître dans ce même Idoménée, dont la hauteur révolte tous ses voisins. Ces allusions firent des impressions profondes, à la faveur de ce style harmonieux, qui insinue d'une manière si tendre la modération et la concorde. Les étrangers et les Français même, lassés de tant de guerres, virent avec une consolation maligne une satire dans un livre fait pour enseigner la vertu. Les éditions en furent innombrables. J'en ai vu quatorze en langue anglaise. Il est vrai qu'après la mort de ce monarque si craint, si envié, si respecté de tous, et si haï de quelques-uns, quand la malignité humaine eut cessé de s'assouvir des allusions prétendues qui censuraient sa conduite, les juges d'un goût sévère ont traité le Télémaque avec quelque rigueur. Ils ont blâmé les longueurs, les détails, les aventures trop peu liées, les descriptions trop répétées et trop uniformes de la vie champêtre; mais ce livre a toujours été regardé comme un des beaux monuments d'un siècle florissant.

Yet the Télémaque is indisputably an educational work.

On peut compter parmi les productions d'un genre unique les Caractères de LA BRUYÈRE. Il n'y avait pas chez les anciens plus d'exemples d'un tel ouvrage que du Télémaque. Un style rapide, concis, nerveux, des expressions pittoresques, un usage tout nouveau de la langue, mais qui n'en blesse pas les règles, frappèrent le public, et les allusions qu'on y trouvait en foule achevèrent le succès. Quand La Bruyère montra son ouvrage manuscrit à M. de Malezieu, celui-ci lui dit: »Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis.« Ce livre baissa dans l'esprit des hommes quand une génération entière attaquée dans l'ouvrage, fut passée. Cependant, comme il y a des choses de tous les temps et de tous les lieux, il est à croire qu'il ne sera jamais oublié. Le Télémaque a fait quelques imitateurs, les Caractères de La Bruyère en ent produit davantage. Il est plus aisé de faire de courtes peintures des choses qui nous frappent, que d'écrire un long ouvrage d'imagination, qui plaise et qui instruise à la fois.

Qui croirait que tous ces bons ouvrages en prose n'auraient probablement jamais existé, s'ils n'avaient été précédés par la poésie? C'est pourtant la destinée de l'esprit humain dans toutes les nations: les vers furent partout les premiers enfants du génie et les premiers maîtres d'éloquence.

Les peuples sont ce qu'est chaque homme en particulier. Platon et Cicéron commencèrent par faire des vers. On ne pouvait encore citer un passage noble et sublime de prose française, quand on savait par cœur le peu de belles stances que laissa Malherbe; et il y a grande apparence que, sans Pierre Corneille, le génie des prosateurs ne se serait pas développé.

Cet homme est d'autant plus admirable qu'il n'était environné que de très-mauvais modèles quand il commença à donner des tragédies. Ce qui devait encore lui fermer le bon chemin, c'est que ces mauvais modèles étaient estimés; et, pour comble de découragement, ils étaient favorisés par le cardinal de Richelieu, le protecteur des gens de lettres, et non pas du bon goût. Il récompensait de misérables écrivains qui d'ordinaire sont rampants; et, par une hauteur d'esprit si bien placée ailleurs, il voulait abaisser ceux en qui il sentait avec quelque dépit un vrai génie, qui rarement se plie à la dépendance. Il est bien rare qu'un homme puissant, quand il est lui-même artiste, protége sincèrement les bons artistes.

CORNEILLE eut à combattre son siècle, ses rivaux et le cardinal de Richelieu. Je ne répéterai point ici ce qui a été écrit sur le Cid.2 Je remarquerai seulement que l'Académie, dans ses judicieuses décisions entre Corneille et Scudéri, eut trop de complaisance pour le cardinal de Richelieu, en condamnant l'amour de Chimène. Aimer le meurtrier de son père et poursuivre la vengeance de ce meurtre était une chose admirable. Vaincre son amour eût été un défaut capital dans l'art tragique, qui consiste principalement dans les combats du cœur. Mais l'art était inconnu alors à tout le monde, hors à l'auteur.

Le Cid ne fut pas le seul ouvrage de Corneille que le cardinal de Richelieu voulut rabaisser. L'abbé d'Aubignac nous apprend que ce ministre désapprouva Polyeucte.s

V. p. 211. 2 V. p. 1 and 2. 3 V. p. 47.

Le Cid, après tout, était une imitation très-embellie de Guilhem de Castro et, en plusieurs endroits, une traduction. Cinna, qui le suivit, était unique. J'ai connu un ancien domestique de la maison de Condé, qui disait que le grand Condé, à l'âge de vingt ans, étant à la première représentation de Cinna, versa des larmes à ces paroles d'Auguste:

Je suis maître de moi comme de l'univers;

Je le suis, je veux l'être. O siècles! ô mémoire!
Conservez à jamais ma dernière victoire.
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous:
Soyons amis, Cinna; c'est moi qui t'en convie.1

C'étaient là des larmes de héros. Le grand Corneille, faisant pleurer le grand Condé d'admiration, est une époque bien célèbre dans l'histoire de l'esprit humain.

La quantité de pièces indignes de lui qu'il fit, plusieurs années après, n'empêcha pas la nation de le regarder comme un grand homme, ainsi que les fautes considérables d'Homère n'ont jamais empêché qu'il ne fût sublime. C'est le privilége du vrai génie, et surtout du génie qui ouvre une carrière, de faire impunément de grandes fautes.

Corneille s'était formé tout seul; mais Louis XIV, Colbert, Sophocle et Euripide contribuèrent tous à former RACINE. 2 Une ode qu'il composa à l'âge de dix-huit ans, pour le mariage du roi, lui attira un présent qu'il n'attendait pas et le détermina à la poésie.3 Sa réputation s'est accrue de jour en jour, et celle des ouvrages de Corneille a un peu diminué. La raison en est que Racine, dans tous ses ouvrages, depuis son Alexandre, est toujours élégant, toujours correct, toujours vrai; qu'il parle au cœur, et que l'autre manque trop souvent à tous ces devoirs. Racine passa de bien loin et les Grecs et Corneille dans l'intelligence des passions, et porta la douce harmonie de la poésie, ainsi que les grâces de la parole, au plus haut point où elles puissent parvenir. Ces hommes enseignèrent à la nation à penser, à sentir et à s'exprimer. Leurs auditeurs, instruits par eux seuls, devinrent enfin des juges sévères pour ceux mêmes qui les avaient éclairés.

Il y avait très-peu de personnes en France, du temps du cardinal de Richelieu, capables de discerner les défauts du Cid; et, en 1702, quand Athalie, le chef-d'œuvre de la scène, fut représentée chez Madame la duchesse de Bourgogne, les courtisans se crurent assez habiles pour la condamner. Le temps a vengé l'auteur; mais ce grand homme est mort sans jouir du succès de son plus admirable ouvrage. Un nombreux parti se piqua toujours de ne pas rendre justice à Racine. Mme de Sévigné, la première personne de son siècle pour le style épistolaire, et surtout pour conter des bagatelles avec grâce, croit toujours que Racine n'ira pas loin. Elle en jugeait comme du café, dont elle dit qu'on se désabusera bientôt. Il faut du temps pour que les réputations mûrissent.

La singulière destinée de ce siècle rendit MOLIÈRE contemporain 1 Cinna, V, 3; v. p. 46. 2 V. p. 164. For le déterminer à se livrer à la poésie. 5 V. p. 61.

V. p. 134.

de Corneille et de Racine. Il n'est pas vrai que Molière, quand il parut, eût trouvé le théâtre absolument dénué de bonnes comédies. Corneille lui-même avait donné le Menteur, pièce de caractère et d'intrigue, prise du théâtre espagnol comme le Cid; et Molière n'avait encore fait paraître que deux de ses chefs-d'œuvre, lorsque le public avait la Mère coquette de Quinault, pièce à la fois de caractère et d'intrigue, et même modèle d'intrigue. Elle est de 1664; c'est la première comédie où l'on ait peint ceux que l'on a appelés depuis les marquis. La plupart des grands seigneurs de la cour de Louis XIV voulaient imiter cet air de grandeur, d'éclat et de dignité qu'avait leur maître. Ceux d'un ordre inférieur copiaient la hauteur des premiers; et il y en avait enfin, et même en grand nombre, qui poussaient cet air avantageux et cette envie dominante de se faire valoir jusqu'au plus grand ridicule.

Ce défaut dura longtemps. Molière l'attaqua souvent, et il contribua à défaire le public de ces importants subalternes, ainsi que de l'affectation des précieuses, du pédantisme des femmes savantes,* de la robe et du latin des médecins. Molière fut, si on ose le dire, un législateur des bienséances du monde. Je ne parle ici que de ce service rendu à son siècle; on sait assez ses autres mérites.

C'était un temps digne de l'attention des temps à venir que celui où les héros de Corneille et de Racine, les personnages de Molière, les symphonies de Lulli, toutes nouvelles pour la nation, et (puisqu'il ne s'agit ici que des arts) les voix des Bossuet et des Bourdaloue se faisaient entendre à Louis XIV, à Madame,3 si célèbre par son goût, à un Condé, à un Turenne, à un Colbert, et à cette foule d'hommes supérieurs qui parurent en tout genre. Ce temps ne se retrouvera plus où un duc de la Rochefoucauld, l'auteur des Maximes, au sortir de la conversation d'un Pascal et d'un Arnauld, allait au théâtre de Corneille.

DESPRÉAUX (BOILEAU)4 s'élevait au niveau de tant de grands hommes, non point par ses premières satires, car les regards de la postérité ne s'arrêteront point sur les Embarras de Paris et sur les noms des Cassaigne et des Cotin; mais il instruisait cette postérité par ses belles épitres et surtout par son Art poétique, où Corneille eût trouvé beaucoup à apprendre.

LA FONTAINE, bien moins châtié dans son style, bien moins correct dans son langage, mais unique dans sa naïveté et dans les grâces qui lui sont propres, se mit, par les choses les plus simples, presque à côté de ces hommes sublimes.

QUINAULT, dans un genre tout nouveau et d'autant plus difficile qu'il paraît plus aisé, fut digne d'être placé avec tous ses illustres contemporains. On sait avec quelle injustice Boileau voulut le décrier. Il manquait à Boileau d'avoir sacrifié aux Grâces. Il chercha en vain toute sa vie à humilier un homme qui n'était connu que par elles. Le véritable éloge d'un poëte, c'est qu'on retienne ses vers: on sait par cœur des scènes entières de Quinault; c'est un avantage qu'aucun opéra d'Italie ne pourrait obtenir. La musique française est demeurée dans une simplicité qui n'est plus du goût d'aucune

1 V.

2 V.

p. 63 p. 113. 3 V. p. 136, n. 8. E. Platz, Manual of French Literature.

4 V. 218.
p.

23

nation. Mais la simple et belle nature, qui se montre souvent dans Quinault avec tant de charmes, plaît encore dans toute l'Europe à ceux qui possèdent notre langue, et qui ont le goût cultivé. Si l'on trouvait dans l'antiquité un poëme comme Armide ou comme Atys, avec quelle idolâtrie il serait reçu! Mais Quinault était moderne.

Tous ces grands hommes furent connus et protégés de Louis XIV, excepté La Fontaine. Son extrême simplicité, poussée jusqu'à l'oubli de soi-même, l'écartait d'une cour qu'il ne cherchait pas. Mais le duc de Bourgogne l'accueillit, et il reçut dans sa vieillesse quelques bienfaits de ce prince.

V. JEANNOT ET COLIN.

(1764.)

Plusieurs personnes dignes de foi ont vu Jeannot et Colin à l'école, dans la ville d'Issoire, en Auvergne, ville fameuse dans tout l'univers par son collége et par ses chaudrons. Jeannot était fils d'un marchand de mulets très - renommé; Colin devait le jour à un brave laboureur des environs, qui cultivait la terre avec quatre mulets, et qui, après avoir payé la taille, le taillon, les aides et gabelles, le sou pour livre, la capitation et les vingtièmes, ne se trouvait pas puissamment riche au bout de l'année.

Le temps des études de Jeannot et de Colin était sur le point de finir, quand un tailleur apporta à Jeannot un habit de velours à trois couleurs, avec une veste de Lyon de fort bon goût; le tout était accompagné d'une lettre à M. de la Jeannotière. Colin admira l'habit et ne fut point jaloux; mais Jeannot prit un air de supériorité qui affligea Colin. Dès ce moment Jeannot n'étudia plus, se regarda au miroir, et méprisa tout le monde. Quelque temps après, un valet de chambre arrive en poste et apporte une seconde lettre à M. le marquis de la Jeannotière; c'était un ordre de monsieur son père de faire venir monsieur son fils à Paris. Jeannot monta en chaise en tendant la main à Colin avec un sourire de protection assez noble. Colin sentit son néant et pleura. Jeannot partit dans toute la pompe de sa gloire.

Les lecteurs qui aiment à s'instruire doivent savoir que M. Jeannot le père avait acquis assez rapidement des biens immenses dans les affaires. Vous demandez comment on fait ces grandes fortunes? c'est parce qu'on est heureux. M. Jeannot et sa femme allèrent à Paris pour un procès qui les ruinait, lorsque la fortune, qui élève et qui abaisse les hommes à son gré, les présenta à la femme d'un entrepreneur des hôpitaux des armées, homme d'un grand talent, et qui pouvait se vanter d'avoir tué plus de soldats en un an que le canon n'en fait périr en dix. Jeannot fut bientôt de part dans l'entreprise; il entra dans d'autres affaires. Dès qu'on est dans le fil de l'eau, il n'y a qu'à se laisser aller; on fait sans peine une fortune immense. Les gredins, qui du rivage vous regardent voguer à pleines

The names of different taxes under the old régime. The taille and the taillon were land-taxes, the aides taxes on merchandise, the gabelle was the salt-tax, the capitation a poll-tax, the sou pour livre, and the vingtièmes were additional imposts of a shilling in the pound.

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