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nence sans exemple, d'un naturel magnanime, et qui n'avait été barbare qu'une fois; celui-ci n'ayant pas dépouillé la rudesse de son éducation et de son pays, aussi terrible à ses sujets qu'admirable aux étrangers, et trop adonné à des excès qui ont même abrégé ses jours. Charles avait le titre d'Invincible, qu'un moment pouvait lui ôter; les nations avaient déjà donné à Pierre Alexiowitz le nom de Grand, qu'une défaite ne pouvait lui faire perdre, parce qu'il ne le devait pas à des victoires.

(LIVRE VIII.)

Ainsi périt, à l'âge de trente-six ans et demi, Charles XII, roi de Suède, après avoir éprouvé ce que la prospérité a de plus grand, et ce que l'adversité a de plus cruel, sans avoir été amolli par l'une, ni ébranlé un moment par l'autre. Presque toutes ses actions, jusqu'à celles de sa vie privée et unie, ont été bien loin au-delà du vraisemblable. C'est peut-être le seul de tous les hommes, et jusqu'ici le seul de tous les rois, qui ait vécu sans faiblesse; il a porté toutes les vertus des héros à un excès où elles sont aussi dangereuses que les vices opposés. Sa fermeté, devenue opiniâtreté, fit ses malheurs dans l'Ukraine et le retint cinq ans en Turquie; sa libéralité, dégénérant en profusion, a ruiné la Suède; son courage, poussé jusqu'à la témérité, a causé sa mort: sa justice a été quelquefois jusqu'à la cruauté; et, dans les dernières années, le maintien de son autorité approchait de la tyrannie. Ses grandes qualités, dont une seule eût pu immortaliser un autre prince, ont fait le malheur de son pays. Il n'attaqua jamais personne; mais il ne fut pas aussi prudent qu'implacable dans ses vengeances. Il a été le premier qui ait eu l'ambition d'être conquérant sans avoir l'envie d'agrandir ses États; il voulait gagner des empires pour les donner. Sa passion pour la gloire, pour la guerre et pour la vengeance l'empêcha d'être bon politique, qualité sans laquelle on n'a jamais vu de conquérant. Avant la bataille et après la victoire, il n'avait que de la modestie; après la défaite, que de la fermeté: dur pour les autres comme pour lui-même, comptant pour rien la peine et la vie de ses sujets, aussi bien que la sienne; homme unique plutôt que grand homme; admirable plutôt qu'à imiter. Sa vie doit apprendre aux rois combien un gouvernement pacifique et heureux est au-dessus de tant de gloire.

IV. SIÈCLE DE LOUIS XIV.

(1751.)

Le plus beau titre de Voltaire, comme historien," says Villemain (cf. p. 505), c'est le Siècle de Louis XIV. Cet ouvrage est, par l'élégance même de la forme, une image du siècle mémorable dont il offre l'histoire; on y voudrait seulement plus de grandeur et d'unité. L'historien, qui prend assez souvent le ton d'un contemporain, ne voit pas seulement d'un coup d'œil les faits, les caractères, les mœurs se développer devant lui; il aime mieux diviser son sujet par groupes distincts de faits homogènes, racontant d'abord et de suite toutes les guerres, depuis Rocroi jusqu'à la bataille de Hochstädt; puis des anecdotes, puis le gouvernement intérieur, puis les finances, les affaires ecclésiastiques, le jansénisme, les querelles religieuses. Mais les guerres ne se comprennent

The doctrines of Jansenius, a Dutch bishop, on free-will and

predestination.

pas bien sans les finances, et les unes et les autres sans l'esprit général du gouvernement."

In spite of this drawback, Voltaire's Siècle de Louis XIV is not only very attractive reading, but is and will remain one of the most lasting monuments of French literature. The author's style displays in it its most brilliant qualities and, if only for that reason, the work will always be a favourite with foreigners who wish to acquire a thorough knowledge of French. Passing on to the matter of the book, we must of course make some allowance for a Frenchman, who is at the same time an enthusiastic admirer of his great king. Voltaire sees and depicts only the bright side of the monarch's reign, and on many points the judgment of posterity has been greatly at variance with that of a historian who lived so soon after the period of which he wrote. Nevertheless we must confess that in spite of his undisguised admiration for his hero, Voltaire shows in his work more impartiality than we are generally accustomed to from French writers, when they discuss their country's relations with foreign powers.

The body of the work is divided into 34 chapters. The two first contain the introduction, the next twenty-two relate the historical events of Louis XIV's reign, from his accession to his death, and the ten concluding ones are devoted to anecdotes, a description of the government and of contemporary literature and art. We select for reprinting two fragments of peculiar interest: 1) the Invasion of Holland; 2) a General view of the literary history of the age of Louis XIV.

1. INVASION DE LA HOLLANDE ET PASSAGE DU RHIN.1 (Fragment du chapitre X.)

Contre Turenne, Condé, Luxembourg, Vauban, cent trente mille combattants, une artillerie prodigieuse, et de l'argent avec lequel on attaquait encore la fidélité des commandants des places ennemies, la Hollande n'avait à opposer qu'un jeune prince d'une constitution faible, qui n'avait vu ni siéges ni combats, et environ vingt-cinq mille mauvais soldats, en quoi consistait alors toute la garde du pays. Le prince Guillaume d'Orange, âgé de vingt-deux ans, venait d'être élu capitaine général des forces de terre par les vœux de la nation: Jean de Witt, le grand-pensionnaire, y avait consenti par nécessité. Ce prince nourrissait, sous le flegme hollandais, une ardeur d'ambition et de gloire qui éclata toujours depuis dans sa conduite, sans s'échapper jamais dans ses discours. Son humeur était froide et sévère, son génie actif et perçant; son courage, qui ne se rebutait jamais, fit supporter à son corps faible et languissant des fatigues au-dessus de ses forces. Il était valeureux sans ostentation, ambitieux, mais ennemi du faste; né avec une opiniâtreté flegmatique faite pour combattre l'adversité, aimant les affaires et la guerre, ne connaissant ni les plaisirs attachés à la grandeur, ni ceux de l'humanité, enfin presque en tout l'opposé de Louis XIV.

Il ne put d'abord arrêter le torrent qui se débordait sur sa patrie. Ses forces étaient trop peu de chose, son pouvoir même était limité par les États. Les armes françaises venaient fondre tout à coup sur la Hollande, que rien ne secourait. L'imprudent duc de Lorraine, qui avait voulu lever des troupes pour joindre sa fortune à celle de

1

As to the causes of this war v. page 143, note 2.

cette république, venait de voir toute la Lorraine saisie par les troupes françaises avec la même facilité qu'on s'empare d'Avignon 1 quand on est mécontent du pape.

Cependant le roi faisait avancer ses armées vers le Rhin, dans ces pays qui confinent à la Hollande, à Cologne et à la Flandre. Il faisait distribuer de l'argent dans tous les villages, pour payer le dommage que ses troupes y pouvaient faire. Si quelque gentilhomme des environs venait se plaindre, il était sûr d'avoir un présent. Un envoyé du gouverneur des Pays-Bas, étant venu faire une représentation au roi sur quelques dégâts commis par les troupes, reçut de la main du roi son portrait enrichi de diamants, estimé plus de douze mille francs. Cette conduite attirait l'admiration des peuples et augmentait la crainte de sa puissance.

Le roi était à la tête de sa maison et de ses plus belles troupes, qui composaient trente mille hommes: Turenne les commandait sous lui. Le prince de Condé avait une armée aussi forte. Les autres corps, conduits tantôt par Luxembourg, tantôt par Chamilly, faisaient dans l'occasion des armées séparées, ou se rejoignaient selon le besoin. On commença par assiéger à la fois quatre villes, dont le nom ne mérite de place dans l'histoire que par cet événement: Rhinberg, Orsoy, Wesel, Burick. Elles furent prises presque aussitôt qu'elles furent investies. Celle de Rhinberg, que le roi voulut assiéger en personne, n'essuya pas un coup de canon, et, pour assurer encore mieux sa prise, on eut soin de corrompre le lieutenant de la place, Irlandais de nation, nommé Dosseri, qui eut la lâcheté de se vendre et l'imprudence de se retirer ensuite à Maestricht, où le prince d'Orange le fit punir de mort.

(12 juin 1672.) Toutes les places qui bordent le Rhin et l'OverYssel se rendirent. Quelques gouverneurs envoyèrent leurs clefs, dès qu'ils virent seulement passer de loin un ou deux escadrons français; plusieurs officiers s'enfuirent des villes où ils étaient en garnison, avant que l'ennemi fût dans leur territoire: la consternation était générale. Le prince d'Orange n'avait point encore assez de troupes pour paraître en campagne. Toute la Hollande s'attendait à passer sous le joug, dès que le roi serait au-delà du Rhin. Le prince d'Orange fit faire à la hâte des lignes au-delà de ce fleuve; et, après les avoir faites, il connut l'impuissance de les garder. Il ne s'agissait plus que de savoir en quel endroit les Français voudraient faire un pont de bateaux, et de s'opposer, si on pouvait, à ce passage. En effet, l'intention du roi était de passer le fleuve sur un pont de ces petits bateaux inventés par Martinet. Des gens du pays informèrent alors le prince de Condé que la sécheresse de la saison avait formé un gué sur un bras du Rhin, auprès d'une vieille tourelle qui sert de bureau de péage, qu'on nomme Toll-huys, la maison du péage, dans laquelle il y avait dixsept soldats. Le roi fit sonder ce gué par le comte de Guiche. II n'y avait qu'environ vingt pas à nager au milieu de ce bras du fleuve, selon ce que dit dans ses lettres Pellisson, témoin oculaire, et ce que m'ont confirmé les habitants. Cet espace n'était rien, parce que plusieurs chevaux de front rompaient le fil de l'eau, très-peu rapide.

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Avignon was finally united to France in 1791.

L'abord était aisé: il n'y avait de l'autre côté de l'eau que quatre à cinq cents cavaliers, et deux faibles régiments d'infanterie sans canon; l'artillerie française les foudroyait en flanc. Tandis que la maison du roi et les meilleures troupes de cavalerie passaient, sans risque, au nombre d'environ quinze mille hommes, le prince de Condé les côtoyait dans un bateau de cuivre. A peine quelques cavaliers hollandais entrèrent dans la rivière, pour faire semblant de combattre; ils s'enfuirent, l'instant d'après, devant la multitude qui venait à eux. Leur infanterie mit aussitôt bas les armes et demanda la vie. On ne perdit dans le passage que le comte de Nogent et quelques cavaliers qui, s'étant écartés du gué, se noyèrent; et il n'y aurait eu personne de tué dans cette journée, sans l'imprudence du jeune duc de Longueville. On dit qu'ayant la tête pleine des fumées du vin, il tira un coup de pistolet sur les ennemis qui demandaient la vie à genoux en leur criant: Point de quartier pour cette canaille. Il tua du coup un de leurs officiers. L'infanterie hollandaise désespérée reprit à l'instant ses armes et fit une décharge dont le duc de Longueville fut tué. Un capitaine de cavalerie, nommé Ossembræck, qui ne s'était point enfui avec les autres, court au prince de Condé qui montait alors à cheval en sortant de la rivière, et lui appuie son pistolet à la tête. Le prince, par un mouvement, détourna le coup, qui lui fracassa le poignet. Condé ne reçut jamais que cette blessure dans toutes ses campagnes. Les Français irrités firent main basse sur cette infanterie, qui se mit à fuir de tous côtés. Louis XIV passa sur un pont de bateaux avec l'infanterie, après avoir dirigé lui-même toute la marche.

Tel fut ce passage du Rhin, action éclatante et unique, célébrée alors comme un des grands événements qui dussent occuper la mémoire des hommes. Cet air de grandeur dont le roi relevait toutes ses actions, le bonheur rapide de ses conquêtes, la splendeur de son règne, l'idolâtrie de ses courtisans; enfin, le goût que le peuple, et surtout les Parisiens, ont pour l'exagération, joints à l'ignorance de la guerre où l'on est dans l'oisiveté des grandes villes, tout cela fit regarder à Paris le passage du Rhin comme un prodige qu'on exagérait encore. L'opinion commune était que toute l'armée avait passé ce fleuve à la nage, en présence d'une armée retranchée, et malgré l'artillerie d'une forteresse imprenable, appelée le Tholus. Il était très-vrai que rien n'était plus important pour les ennemis que ce passage, et que, s'ils avaient eu un corps de bonnes troupes à l'autre bord, l'entreprise était très-périlleuse.

Dès qu'on eut passé le Rhin, on prit Doesbourg, Zutphen, Arnheim, Nosembourg, Nimègue, Schenk, Bommel, Crèvecœur, etc. Il n'y avait guère d'heures dans la journée où le roi ne reçût la nouvelle de quelque conquête. Un officier, nommé Mazel, mandait à M. de Turenne: Si vous voulez m'envoyer cinquante chevaux, je pourrai prendre avec cela deux ou trois places.

(20 juin 1672) Utrecht envoya ses clefs et capitula avec toute la province qui porte son nom. Louis fit son entrée triomphale dans cette ville, menant avec lui son grand aumônier, son confesseur et l'archevêque titulaire d'Utrecht. On rendit avec solennité la grande église aux catholiques. L'archevêque, qui n'en portait que le vain.

nom, fut pour quelque temps établi dans une dignité réelle. La religion de Louis XIV faisait des conquêtes comme ses armes. C'était un droit qu'il acquérait sur la Hollande dans l'esprit des catholiques.

Les provinces d'Utrecht, d'Over-Yssel, de Gueldre étaient soumises: Amsterdam n'attendait plus que le moment de son esclavage ou de sa ruine. Les juifs qui y sont établis s'empressèrent d'offrir à Gourville, intendant et ami du prince de Condé, deux millions de florins pour se racheter du pillage.

Déjà Naerden, voisine d'Amsterdam, était prise. Quatre cavaliers allant en maraude s'avancèrent jusqu'aux portes de Muiden, où sont les écluses qui peuvent inonder le pays. et qui n'est qu'à une lieue d'Amsterdam. Les magistrats de Muiden, éperdus de frayeur, vinrent présenter leurs clefs à ces quatre soldats; mais enfin, voyant que les troupes ne s'avançaient point, ils reprirent leurs clefs et fermèrent les portes. Un instant de diligence eût mis Amsterdam dans les mains du roi. Cette capitale une fois prise, non-seulement la république périssait, mais il n'y avait plus de nation hollandaise, et bientôt la terre même de ce pays allait disparaître. Les plus riches familles, les plus ardentes pour la liberté, se préparaient à fuir aux extrémités du monde et à s'embarquer pour Batavia. On fit le dénombrement de tous les vaisseaux qui pouvaient faire ce voyage et le calcul de ce qu'on pouvait embarquer. On trouva que cinquante mille familles pouvaient se réfugier dans leur nouvelle. patrie. La Hollande n'eût plus existé qu'au bout des Indes orientales: ses provinces d'Europe, qui n'achètent leur blé qu'avec leurs richesses d'Asie, qui ne vivent que de leur commerce, et, si on l'ose dire, de leur liberté, auraient été presque tout à coup ruinées et dépeuplées. Amsterdam, l'entrepôt et le magasin de l'Europe, où deux cent mille hommes cultivent le commerce et les arts, serait devenue bientôt un vaste marais. Toutes les terres voisines demandent des frais immenses, et des milliers d'hommes pour élever leurs digues: elles eussent probablement à la fois manqué d'habitants comme de richesses, et auraient été enfin submergées, ne laissant à Louis XIV que la gloire déplorable d'avoir détruit le plus singulier et le plus beau monument de l'industrie humaine.

La désolation de l'État était augmentée par les divisions ordinaires aux malheureux, qui s'imputent les uns aux autres les calamités publiques. Le grand-pensionnaire de Witt ne croyait pouvoir sauver ce qui restait de sa patrie qu'en demandant la paix au vainqueur. Son esprit, à la fois tout républicain et jaloux de son autorité particulière, craignait toujours l'élévation du prince d'Orange, encore plus que les conquêtes du roi de France; il avait fait jurer à ce prince même l'observation d'un édit perpétuel, par lequel le prince était exclu de la charge de stathouder. L'honneur, l'autorité, l'esprit de parti, l'intérêt lièrent de Witt à ce serment. Il aimait mieux voir sa république subjuguée par un roi vainqueur que soumise à un stathouder.

Le prince d'Orange, de son côté, plus ambitieux que de Witt, aussi attaché à sa patrie, plus patient dans les malheurs publics, attendant tout du temps et de l'opiniâtreté de sa constance, briguait le stathoudérat et s'opposait à la paix avec la même ardeur. Les

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