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se servit contre lui des troupes mêmes qu'il avait sauvées; et lorsque les Numantins eurent réduit vingt mille Romains, près de mourir de faim, à demander la paix, cette paix, qui avait sauvé tant de citoyens, fut rompue à Rome, et l'on éluda la foi publique en envoyant le consul qui l'avait signée.1

Quelquefois ils traitaient de la paix avec un prince sous des conditions raisonnables; et, lorsqu'il les avait exécutées, ils en ajoutaient de telles qu'il était forcé de recommencer la guerre. Ainsi, quand ils se furent fait livrer par Jugurtha ses éléphants, ses chevaux, ses trésors, ses transfuges, ils lui demandèrent de livrer sa personne; chose qui, étant pour un prince le dernier des malheurs, ne peut jamais faire une condition de paix.2

Enfin ils jugèrent les rois pour leurs fautes et leurs crimes particuliers. Ils écoutèrent les plaintes de tous ceux qui avaient quelques démêlés avec Philippe: ils envoyèrent des députés pour pourvoir à leur sûreté; et ils firent accuser Persée devant eux pour quelques meurtres et quelques querelles avec des citoyens des villes alliées.

Comme on jugeait de la gloire d'un général par la quantité de l'or et de l'argent qu'on portait à son triomphe, ils ne laissaient rien à l'ennemi vaincu. Rome s'enrichissait toujours, et chaque guerre la mettait en état d'en entreprendre une autre.

Les peuples qui étaient amis ou alliés se ruinaient tous par les présents immenses qu'ils faisaient pour conserver la faveur, ou l'obtenir plus grande; et la moitié de l'argent qui fut envoyé pour ce sujet aux Romains aurait suffi pour les vaincre.3

Maîtres de l'univers, ils s'en attribuèrent tous les trésors: ravisseurs moins injustes en qualité de conquérants qu'en qualité de législateurs. Ayant su que Ptolémée, roi de Chypre, avait des richesses immenses, ils firent une loi, sur la proposition d'un tribun, par la quelle ils se donnèrent l'hérédité d'un homme vivant et la confiscation d'un prince allié.

Bientôt la cupidité des particuliers acheva d'enlever ce qui avait échappé à l'avarice publique. Les magistrats et les gouverneurs vendaient aux rois leurs injustices. Deux compétiteurs se ruinaient à l'envi pour acheter une protection toujours douteuse contre un rival qui n'était pas entièrement épuisé: car on n'avait pas même cette justice des brigands, qui apportent une certaine probité dans l'exercice du crime. Enfin les droits légitimes ou usurpés ne se soutenant que par de l'argent, les princes, pour en avoir, dépouillaient les temples, confisquaient les biens des plus riches citoyens: on faisait mille crimes pour donner aux Romains tout l'argent du monde.

Mais rien ne servit mieux Rome que le respect qu'elle imprima à la terre. Elle mit d'abord les rois dans le silence, et les rendit

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Ils en agirent de même avec les Samnites, les Lusitaniens et les peuples de Corse."

2 Ils en agirent de même avec Viriathe; après lui avoir fait rendre les transfuges, on lui demanda qu'il rendît les armes; à quoi ni lui ni les siens ne purent consentir."

3 Les présents que le sénat envoyait aux rois n'étaient que des bagatelles, comme une chaise et un bâton d'ivoire, ou quelque robe de magistrature." Now we say: réduire au silence.

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comme stupides. Il ne s'agissait pas du degré de leur puissance; mais leur personne propre était attaquée. Risquer une guerre, c'était s'exposer à la captivité, à la mort, à l'infamie du triomphe. Ainsi des rois qui vivaient dans le faste et dans les délices n'osaient jeter des regards fixes sur le peuple romain; et perdant le courage, ils attendaient de leur patience et de leurs bassesses quelque délai aux misères dont ils étaient menacés. 2

Remarquez, je vous prie, la conduite des Romains. Après la défaite d'Antiochus, ils étaient maîtres de l'Afrique, de l'Asie et de la Grèce, sans y avoir presque de villes en propre. Il semblait qu'ils ne conquissent que pour donner: mais ils restaient si bien les maîtres que, lorsqu'ils faisaient la guerre à quelque prince, ils l'accablaient pour ainsi dire du poids de tout l'univers.

Il n'était pas temps encore de s'emparer des pays conquis. S'ils avaient gardé les villes prises à Philippe, ils auraient fait ouvrir les yeux aux Grecs; si, après la seconde guerre punique, ou celle contre Antiochus, ils avaient pris des terres en Afrique ou en Asie, ils n'auraient pu conserver des conquêtes si peu solidement établies.3

Il fallait attendre que toutes les nations fussent accoutumées à obéir comme libres et comme alliées, avant de leur commander comme sujettes, et qu'elles eussent été se perdre peu à peu dans la république romaine.

Voyez le traité qu'ils firent avec les Latins après la victoire du lac Régille; il fut un des principaux fondements de leur puissance. On n'y trouve pas un seul mot qui puisse faire soupçonner l'empire.

C'était une manière lente de conquérir. On vainquait un peuple, et on se contentait de l'affaiblir; on lui imposait des conditions qui le minaient insensiblement; s'il se relevait, on l'abaissait encore davantage, et il devenait sujet sans qu'on pût donner une époque de sa sujétion.

Ainsi Rome n'était pas proprement une monarchie ou une république, mais la tête du corps formé par tous les peuples du monde.

Si les Espagnols, après la conquête du Mexique et du Pérou, avaient suivi ce plan, ils n'auraient pas été obligés de tout détruire pour tout conserver.

C'est la folie des conquérants de vouloir donner à tous les peuples leurs lois et leurs coutumes: cela n'est bon à rien; car dans toutes sortes de gouvernements on est capable d'obéir.

Mais Rome n'imposant aucunes lois générales, les peuples n'avaient point entre eux de liaisons dangereuses: ils ne faisaient un corps que par une obéissance commune; et, sans être compatriotes, ils étaient tous Romains.

On objectera peut-être que les empires fondés sur les lois des fiefs n'ont jamais été durables ni puissants. Mais il n'y a rien au monde

1

2

I. e. stupéfaits, interdits; v. page 46; note 1.

Ils cachaient autant qu'ils pouvaient leur puissance et leurs richesses aux Romains. Voyez là-dessus un fragment du premier livre de Dion." Ils n'osèrent y exposer leurs colonies; ils aimèrent mieux mettre une jalousie éternelle entre les Carthaginois et Masinissa et se servir du secours des uns et des autres pour soumettre la Macédoine et la Grèce."

de si contradictoire que le plan des Romains et celui des barbares; et, pour n'en dire qu'un mot, le premier était l'ouvrage de la force, l'autre de la faiblesse; dans l'un, la sujétion était extrême; dans l'autre, l'indépendance. Dans les pays conquis par les nations germaniques, le pouvoir était dans la main des vassaux; le droit seulement, dans la main du prince: c'était tout le contraire chez les Romains.

III. ESPRIT DES LOIS.

1. ALEXANDRE LE GRAND.

(Livre X, chapitre XIV.)

Il ne partit qu'après avoir assuré la Macédoine contre les peuples barbares qui en étaient voisins, et achevé d'accabler les Grecs; il ne se servit de cet accablement que pour l'exécution de son entreprise; il rendit impuissante la jalousie des Lacédémoniens; il attaqua les provinces maritimes; il fit suivre à son armée de terre les côtes de la mer, pour n'être point séparé de sa flotte; il se servit admirablement bien de la discipline contre le nombre; il ne manqua point de subsistance; et, s'il est vrai que la victoire lui donna tout, il fit aussi tout pour se procurer la victoire.

Dans le commencement de son entreprise, c'est-à-dire dans un temps où un échec pouvait le renverser, il mit peu de chose au hasard:1 quand la fortune le mit au-dessus des événements, la témérité fut quelquefois un de ses moyens. Lorsque avant son départ, il marche contre les Triballiens et les Illyriens, vous voyez une guerre comme celle que César fit depuis dans les Gaules. Lorsqu'il est de retour dans la Grèce, c'est comme malgré lui qu'il prend et détruit Thèbes: campé auprès de leur ville, il attend que les Thébains veuillent faire la paix; ils précipitent eux-mêmes leur ruine. Lorsqu'il s'agit de combattre les forces maritimes des Perses, c'est plutôt Parménion qui a de l'audace, c'est plutôt Alexandre qui a de la sagesse. Son industrie fut de séparer les Perses des côtes de la mer, et de les réduire à abandonner eux-mêmes leur marine, dans laquelle ils étaient supérieurs. Tyr était par principe attachée aux Perses, qui ne pouvaient se passer de son commerce et de sa marine; Alexandre la détruisit. Il prit l'Égypte, que Darius avait laissée dégarnie de troupes pendant qu'il assemblait des armées innombrables dans un autre univers.

Le passage du Granique fit qu'Alexandre se rendit maître des colonies grecques: la bataille d'Issus lui donna Tyr et l'Égypte; la bataille d'Arbèles lui donna toute la terre.

Après la bataille d'Issus, il laisse fuir Darius, et ne s'occupe qu'à affermir et à régler ses conquêtes: après la bataille d'Arbèles, il le suit de si près qu'il ne lui laisse aucune retraite dans son empire. Darius n'entre dans ses villes et dans ses provinces que pour en sortir: les marches d'Alexandre sont si rapides, que vous croyez voir l'empire de l'univers plutôt le prix de la course, comme dans les jeux de la Grèce, que le prix de la victoire.

C'est ainsi qu'il fit ses conquêtes: voyons comment il les conserva.

1 We should say: il laissa peu au hasard, il risqua peu.

Il résista à ceux qui voulaient qu'il traitât1 les Grecs comme maîtres, et les Perses comme esclaves; il ne songea qu'à unir les deux nations, et à faire perdre les distinctions du peuple conquérant et du peuple vaincu; il abandonna après la conquête tous les préjugés qui lui avaient servi à la faire; il prit les mœurs des Perses, pour ne pas désoler les Perses, en leur faisant prendre les mœurs des Grecs; c'est ce qui fit qu'il marqua tant de respect pour la femme et pour la mère de Darius, et qu'il montra tant de continence; c'est ce qui le fit tant regretter des Perses. Qu'est-ce que ce conquérant qui est pleuré de tous les peuples qu'il a soumis? Qu'est-ce que cet usurpateur sur la mort duquel la famille qu'il a renversée du trône verse des larmes? C'est un trait de cette vie dont les historiens ne nous disent pas que quelque autre conquérant se puisse vanter.

Rien n'affermit plus une conquête que l'union qui se fait des deux peuples par les mariages. Alexandre prit des femmes de la nation qu'il avait vaincue: il voulut que ceux de sa cour en prissent aussi, le reste des Macédoniens suivit cet exemple.

Alexandre, qui cherchait à unir les deux peuples, songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies grecques: il bâtit une infinité de villes, et il cimenta si bien toutes les parties de ce nouvel empire, qu'après sa mort, dans le trouble et la confusion des plus affreuses guerres civiles, après que les Grecs se furent, pour ainsi dire, anéantis eux-mêmes, aucune province de Perse ne se révolta.

Pour ne point épuiser la Grèce et la Macédoine, il envoya à Alexandrie une colonie de Juifs:2 il ne lui importait quelles mœurs eussent ces peuples, pourvu qu'ils lui fussent fidèles.

Il ne laissa pas seulement aux peuples vaincus leurs mœurs, il leur laissa encore leurs lois civiles, et souvent même les rois et les gouverneurs qu'il avait trouvés. Il mettait les Macédoniens à la tête des troupes, et les gens du pays à la tête du gouvernement; aimant mieux courir le risque de quelque infidélité particulière (ce qui lui arriva quelquefois), que d'une révolte générale. Il respecta les traditions anciennes et tous les monuments de la gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de Perse avaient détruit les temples des Grecs, des Babyloniens et des Égyptiens; il les rétablit: peu de nations se soumirent à lui sur les autels desquelles il ne fît des sacrifices. Il semblait qu'il n'eût conquis que pour être le monarque particulier de chaque nation, et le premier citoyen de chaque ville. Les Romains conquirent tout pour tout détruire; il voulut tout conquérir pour tout conserver; et, quelque pays qu'il parcourût, ses premières idées, ses premiers desseins furent toujours de faire quelque chose qui pût en augmenter la prospérité et la puissance. Il en trouva les premiers moyens dans la grandeur de son génie; les seconds dans sa frugalité et son économie particulière; les troisièmes, dans son immense prodigalité pour les grandes choses. Sa main se fermait pour les dépenses pri

1 C'était le conseil d'Aristote. Plutarque, Euvres morales, de la fortune d'Alexandre."

2 Les rois de Syrie, abandonnant le plan des fondateurs de l'empire, voulurent, obliger les Juifs à prendre les mœurs des Grecs: ce qui donna à leur État de terribles secousses."

vées: elle s'ouvrait pour les dépenses publiques. Fallait-il régler sa maison? c'était un Macédonien; fallait-il payer les dettes des soldats, faire part de sa conquête aux Grecs, faire la fortune de chaque homme de son armée? il était Alexandre.

Il fit deux mauvaises actions: il brûla Persépolis et tua Clitus. Il les rendit célèbres par son repentir: de sorte qu'on oublia ses actions criminelles, pour se souvenir de son respect pour la vertu; de sorte qu'elles furent considérées plutôt comme des malheurs que comme des choses qui lui fussent propres; de sorte que la postérité trouve la beauté de son âme presque à côté de ses emportements et de ses faiblesses; de sorte qu'il fallut le plaindre, et qu'il n'était plus possible de le haïr.

Je vais le comparer à César. Quand César voulut imiter les rois d'Asie, il désespéra les Romains pour une chose de pure ostentation; quand Alexandre voulut imiter les rois d'Asie, il fit une chose qui entrait dans le plan de sa conquête.

2. DES LOIS DES PEUPLES GERMAINS.
(Livre XXVIII chapitre 1 à 3.)

Les Francs étant sortis de leur pays, ils firent rédiger par les sages de leur nation les lois saliques. La tribu des Francs ripuaires s'étant jointe, sous Clovis, à celle des Francs saliens, elle conserva ses usages; et Théodoric, roi d'Austrasie, les fit mettre par écrit. Il recueillit de même les usages des Bavarois et des Allemands2 qui dépendaient de son royaume; car, la Germanie étant affaiblie par la sortie de tant de peuples, les Francs, après avoir conquis devant eux, avaient fait un pas en arrière et porté leur domination dans les forêts de leurs pères. Il y a apparence que le code des Thuringiens fut donné par le même Théodoric, puisque les Thuringiens étaient aussi ses sujets. Les Frisons ayant été soumis par Charles-Martel et Pepin, leur loi n'est pas antérieure à ces princes.2 Charlemagne, qui le premier dompta les Saxons, leur donna la loi que nous avons. Il n'y a qu'à lire ces deux derniers codes pour voir qu'ils sortent des mains des vainqueurs. Les Wisigoths, les Bourguignons et les Lombards ayant fondé des royaumes, firent écrire leurs lois, non pas pour faire suivre leurs usages aux peuples vaincus, mais pour les suivre eux-mêmes.

Il y a, dans les lois saliques et ripuaires, dans celles des Allemands,3 des Bavarois, des Thuringiens et des Frisons, une simplicité admirable: on y trouve une rudesse originale et un esprit qui n'avait point été affaibli par un autre esprit. Elles changèrent peu, parce que ces peuples, si l'on en excepte les Francs, restèrent dans la Germanie.

1 »Voyez le Prologue de la loi salique. M. de Leibnitz dit dans son Traité de l'Origine des Francs que cette loi fut faite avant le règne de Clovis: mais elle ne put l'être avant que les Francs fussent sortis de la Germanie; ils n'entendaient pas pour lors la langue latine."

2 Ils ne savaient point écrire."

3 Since the researches of Augustin Thierry (v. infr.) the French prefer the forms Alemannes or Alemanni and Burgondes, when speaking of the old German tribes, as distinguished from the Allemands, inhabitants of modern Germany, and the Bourguignons, inhabitants of the old province of Burgundy.

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