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autres par ses richesses qu'il est au-dessous de tout le monde par sa naissance; il aurait la meilleure table de Paris, s'il pouvait se résoudre à ne manger jamais chez lui. Il est bien impertinent, comme vous voyez; mais il excelle par son cuisinier: aussi n'en est-il pas ingrat, car vous avez entendu qu'il l'a loué tout aujourd'hui.<<

>>Mais, si je ne vous importune pas, dites-moi qui est celui qui est vis-à-vis de nous, qui est si mal habillé, qui fait quelquefois des grimaces, et a un langage différent des autres, qui n'a pas d'esprit pour parler, mais parle pour avoir de l'esprit? C'est, me répon

dit-il, un poëte, et le grotesque du genre humain. Ces gens-là disent qu'ils sont nés ce qu'ils sont; cela est vrai, et aussi ce qu'ils seront toute leur vie, c'est-à-dire presque toujours les plus ridicules de tous les hommes: aussi ne les épargne-t-on point; on verse sur eux le mépris à pleines mains. La famine a fait entrer celui-ci dans cette maison; il y est bien reçu du maître et de la maîtresse, dont la bonté et la politesse ne se démentent à l'égard de personne. Il fit leur épithalame lorsqu'ils se marièrent: c'est ce qu'il a fait de mieux en sa vie: car il s'est trouvé que le mariage a été aussi heureux qu'il l'a prédit.<<

>>Et ce vieux homme, lui dis-je tout bas, qui a l'air si chagrin? Je l'ai pris d'abord pour un étranger; car, outre qu'il est habillé autrement que les autres, il censure tout ce qui se fait en France, et n'approuve pas votre gouvernement. - C'est un vieux guerrier, me dit-il, qui se rend mémorable à tous ses auditeurs par la longueur de ses exploits. Il ne peut souffrir que la France ait gagné des batailles où il ne se soit pas trouvé, et qu'on vante un siége où il n'ait pas monté à la tranchée; il se croit si nécessaire à notre histoire qu'il s'imagine qu'elle finit où il a fini; il regarde quelques blessures qu'il a reçues comme la dissolution de la monarchie; et, à la différence de ces philosophes qui disent qu'on ne jouit que du présent, et que le passé n'est rien, il ne jouit, au contraire, que du passé, et n'existe que dans les campagnes qu'il a faites; il respire dans les temps qui sont écoulés, comme les héros doivent vivre dans ceux qui passeront après eux.<<

6. (Lettre LXXXIV.)

Je fus hier aux Invalides: j'aimerais autant avoir fait cet établissement, si j'étais prince, que d'avoir gagné trois batailles. On y trouve partout la main d'un grand monarque. Je crois que c'est le lieu le plus respectable de la terre.

Quel spectacle que de voir rassemblées dans un même lieu toutes ces victimes de la patrie, qui ne respirent que pour la défendre, et qui, se sentant le même cœur et non pas la même force, ne se plaignent que de l'impuissance où elles sont de se sacrifier encore pour elle!

Quoi de plus admirable que de voir ces guerriers débiles, dans cette retraite, observer une discipline aussi exacte que s'ils y étaient contraints par la présence d'un ennemi, chercher leur dernière satisfaction dans cette image de la guerre, et partager leur cœur et leur esprit entre les devoirs de la religion et ceux de l'art militaire!

Je voudrais que les noms de ceux qui meurent pour la patrie fussent conservés dans les temples, et écrits dans des registres qui fussent comme la source de la gloire et de la noblesse.

II.

CONSIDÉRATIONS SUR LES CAUSES DE LA GRANDEUR DES ROMAINS ET DE LEUR DÉCADENCE.

VI. DE LA Conduite que LES ROMAINS tinrent pour soumettre les

PEUPLES.

Dans le cours de tant de prospérités, où l'on se néglige pour l'ordinaire, le sénat agissait toujours avec la même profondeur; et, pendant que les armées consternaient tout, il tenait à terre ceux qu'il trouvait abattus.

Il s'érigea en tribunal qui jugea tous les peuples: à la fin de chaque guerre, il décidait des peines et des récompenses que chacun avait méritées. Il ôtait une partie du domaine du peuple vaincu pour la donner aux alliés; en quoi il faisait deux choses: il attachait à Rome des rois dont elle avait peu à craindre et beaucoup à espérer; et il en affaiblissait d'autres dont elle n'avait rien à espérer et tout à craindre.

On se servait des alliés pour faire la guerre à un ennemi; mais d'abord on détruisit les destructeurs. Philippe fut vaincu par le moyen des Étoliens, qui furent anéantis d'abord après pour s'être joints à Antiochus. Antiochus fut vaincu par le secours des Rhodiens; mais, après qu'on leur eut donné des récompenses éclatantes, on les humilia pour jamais, sous prétexte qu'ils avaient demandé qu'on fit la paix avec Persée.

Quand ils avaient plusieurs ennemis sur les bras, ils accordaient une trêve au plus faible, qui se croyait heureux de l'obtenir, comptant pour beaucoup d'avoir différé sa ruine.

Lorsque l'on était occupé à une grande guerre, le sénat dissimulait toutes sortes d'injures, et attendait, dans le silence, que le temps de la punition fût venu; que si quelque peuple lui envoyait les coupables, il refusait de les punir, aimant mieux tenir toute la nation pour criminelle et se réserver une vengeance utile.

Comme ils faisaient à leurs ennemis des maux inconcevables, il ne se formait guère de ligue contre eux; car celui qui était le plus éloigné du péril ne voulait pas en approcher.

Par là ils recevaient rarement la guerre, mais la faisaient toujours dans le temps, de la manière et avec ceux qu'il leur convenait; et de tant de peuples qu'ils attaquèrent, il y en a bien peu qui n'eussent souffert toutes sortes d'injures si l'on avait voulu les laisser en paix.

Leur coutume étant de parler toujours en maîtres, les ambassadeurs qu'ils envoyaient chez les peuples qui n'avaient point encore senti leur puissance étaient sûrement maltraités, ce qui était un prétexte sûr pour faire une nouvelle guerre.

Comme ils ne faisaient jamais la paix de bonne foi, et que, dans le dessein d'envahir tout, leurs traités n'étaient proprement que des suspensions de guerre, ils y mettaient des conditions qui commençaient toujours la ruine de l'État qui les acceptait. Ils faisaient sortir les

1 A Latinism for renversaient, abattaient, the meaning of the Latin sternere.

garnisons des places fortes, ou bornaient le nombre des troupes de terre, ou se faisaient livrer les chevaux ou les éléphants; et si ce peuple était puissant sur la mer, ils l'obligeaient de brûler ses vaisseaux, et quelquefois d'aller habiter plus avant dans les terres.

Après avoir détruit les armées d'un prince, ils ruinaient ses finances par des taxes excessives ou un tribut, sous prétexte de lui faire payer les frais de la guerre: nouveau genre de tyrannie, qui le forçait d'opprimer ses sujets et de perdre leur amour.

Lorsqu'ils accordaient la paix à quelque prince, ils prenaient quelqu'un de ses frères ou de ses enfants en otage; ce qui leur donnait le moyen de troubler son royaume à leur fantaisie. Quand ils avaient le plus proche héritier, ils intimidaient le possesseur; s'ils n'avaient qu'un prince d'un degré éloigné, ils s'en servaient pour animer les révoltes des peuples.

Quand quelque prince ou quelque peuple s'était soustrait de1 l'obéissance de son souverain, ils lui accordaient d'abord le titre d'allié du peuple romain; 2 par là ils le rendaient sacré et inviolable: de manière qu'il n'y avait point de roi, quelque grand qu'il fût, qui pût un moment être sûr de ses sujets, ni même de sa famille.

Quoique le titre de leur allié fût une espèce de servitude, il était néanmoins très-recherché; 3 car on était sûr que l'on ne recevait d'injures que d'eux, et l'on avait sujet d'espérer qu'elles seraient moindres. Ainsi il n'y avait point de services que les peuples et les rois ne fussent prêts à rendre, ni de bassesses qu'ils ne fissent pour l'obtenir.

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Ils avaient plusieurs sortes d'alliés. Les uns leur étaient unis par des priviléges et une participation de leur grandeur, comme les Latins et les Herniques; d'autres, par l'établissement même, comme leurs colonies; quelques-uns par les bienfaits, comme furent Masinissa, Euménès et Attalus, qui tenaient d'eux leur royaume ou leur agrandissement; d'autres, par des traités libres; et ceux-là devenaient sujets par un long usage de l'alliance, comme les rois d'Égypte, de Bithynie, de Cappadoce, et la plupart des villes grecques; plusieurs enfin par des traités forcés et par la loi de leur sujétion, comme Philippe et Antiochus; car ils n'accordaient point de paix à un ennemi qui ne contînt une alliance, c'est-à-dire qu'ils ne soumettaient point de peuple qui ne leur servit à en abaisser d'autres.

Lorsqu'ils laissaient la liberté à quelques villes, ils y faisaient d'abord naître deux factions; l'une défendait les lois et la liberté du pays, l'autre soutenait qu'il n'y avait de loi que la volonté des Romains; et, comme cette dernière faction était toujours la plus puissante, on voit bien qu'une pareille liberté n'était qu'un nom.

Quelquefois ils se rendaient maîtres d'un pays sous prétexte de succession; ils entrèrent en Asie, en Bithynie, en Libye, par les testaments d'Attalus, de Nicomède et d'Apion; et l'Égypte fut enchaînée par celui du roi de Cyrène.

1

2

Se soustraire de is an archaïsm, we should say se soustraire à q. ch. „Voyez surtout leur traité avec les Juifs, au premier livre des Macchabées, chapitre 8." (The notes in inverted commas are the author's.) 3 „Ariarathe fit un sacrifice aux dieux, dit Polybe, pour les remercier de ce qu'il avait obtenu cette alliance."

4 Nowadays we should write: Eumène et Attale.

Pour tenir les grands princes toujours faibles, ils ne voulaient pas qu'ils reçussent dans leur alliance ceux à qui ils avaient accordé la leur et, comme ils ne la refusaient à aucun des voisins d'un prince puissant, cette condition, mise dans un traité de paix, ne lui laissait plus d'alliés.

De plus, lorsqu'ils avaient vaincu quelque prince considérable, ils mettaient dans le traité qu'il ne pourrait faire la guerre pour ses différends avec les alliés des Romains (c'est-à-dire ordinairement avec tous ses voisins), mais qu'il les mettrait en arbitrage: ce qui lui ôtait pour l'avenir la puissance militaire.

Et, pour se la réserver toute, 2 ils en privaient leurs alliés mêmes; dès que ceux-ci avaient le moindre démêlé, ils envoyaient des ambassadeurs qui les obligeaient de faire la paix. Il n'y a qu'à voir comme ils terminèrent les guerres d'Attalus et de Prusias.

Quand quelque prince avait fait une conquête qui souvent l'avait épuisé, un ambassadeur romain survenait d'abord, qui la lui arrachait des mains. Entre mille exemples, on peut se rappeler comment, avec une parole, ils chassèrent d'Égypte Antiochus.

Sachant combien les peuples d'Europe étaient propres à la guerre, ils établirent comme une loi qu'il ne serait permis à aucun roi d'Asie d'entrer en Europe et d'y assujettir quelque peuple que ce fût. Le principal motif de la guerre qu'ils firent à Mithridate fut que, contre cette défense, il avait soumis quelques barbares.

Lorsqu'ils voyaient que deux peuples étaient en guerre, quoiqu'ils n'eussent aucune alliance, ni rien à démêler avec l'un ni avec l'autre, ils ne laissaient pas de paraître sur la scène, et, comme nos chevaliers errants, ils prenaient le parti du plus faible. C'était, dit Denys d'Halicarnasse, une ancienne coutume des Romains d'accorder toujours leur secours à quiconque venait l'implorer.

Ces coutumes des Romains n'étaient point quelques faits particuliers arrivés par hasard, c'étaient des principes toujours constants; et cela se peut voir aisément: car les maximes dont ils firent usage contre les plus grandes puissances furent précisément celles qu'ils avaient employées dans les commencements contre les petites villes qui étaient autour d'eux.

Ils se servirent d'Euménès et de Masinissa pour subjuguer Philippe et Antiochus, comme ils s'étaient servis des Latins et des Herniques pour subjuguer les Volsques et les Toscans; ils se firent livrer les flottes de Carthage et des rois d'Asie, comme ils s'étaient fait donner les barques d'Antium; ils ôtèrent les liaisons politiques et civiles entre les quatre parties de la Macédoine, comme ils avaient autrefois rompu l'union des petites villes latines.

Mais surtout leur maxime constante fut de diviser. La république d'Achaïe était formée par une association de villes libres: le sénat déclara que chaque ville se gouvernerait dorénavant par ses propres lois, sans dépendre d'une autorité commune.

La république des Béotiens était pareillement une ligue de plusieurs

1 „Ce fut le cas d'Antiochus." Nowadays we should say: tout entière. 3 La défense faite à Antiochus, même avant la guerre, de passer en Europe, devint générale contre les autres rois."

villes; mais, comme dans la guerre contre Persée, les unes suivirent le parti de ce prince, les autres celui des Romains, ceux-ci les reçurent en grâce, moyennant la dissolution de l'alliance commune.

Si un grand prince, qui a régné de nos jours, avait suivi ces maximes, lorsqu'il vit un de ses voisins détrôné,2 il aurait employé de plus grandes forces pour le soutenir, et le borner dans l'îles qui lui resta fidèle: en divisant la seule puissance qui pût s'opposer à ses desseins, il aurait tiré d'immenses avantages du malheur même de son allié.

Lorsqu'il y avait quelques disputes dans un État, ils jugeaient d'abord l'affaire; et par là ils étaient sûrs de n'avoir contre eux que la partie qu'ils avaient condamnée. Si c'étaient des princes du même sang qui se disputaient la couronne, ils les déclaraient quelquefois tous deux rois; si l'un d'eux était en bas âge,5 ils décidaient en sa faveur, et ils en prenaient la tutelle, comme protecteurs de l'univers: car ils avaient porté les choses au point que les peuples et les rois étaient leurs sujets, sans savoir précisément par quel titre; étant établi que c'était assez d'avoir ouï parler d'eux pour devoir leur être soumis.

Ils ne faisaient jamais de guerres éloignées sans s'être procuré quelque allié auprès de l'ennemi qu'ils attaquaient, qui pût joindre ses troupes à l'armée qu'ils envoyaient; et, comme elle n'était jamais considérable par le nombre, ils observaient toujours d'en tenir une autre dans la province la plus voisine de l'ennemi, et une troisième dans Rome, toujours prête à marcher. Ainsi ils n'exposaient qu'une très-petite partie de leurs forces, pendant que leur ennemi mettait au hasard toutes les siennes.8

Quelquefois ils abusaient de la subtilité des termes de leur langue. Ils détruisirent Carthage, disant qu'ils avaient promis de conserver la cité, et non pas la ville.9 On sait comment les Étoliens, qui s'étaient abandonnés à leur foi, furent trompés; les Romains prétendirent que la signification de ces mots s'abandonner à la foi d'un ennemi, emportait la perte de toutes sortes de choses, des personnes, des terres, des villes, des temples et des sépultures même.

Ils pouvaient même donner à un traité une interprétation arbitraire: ainsi, lorsqu'ils voulurent abaisser les Rhodiens, ils dirent qu'ils ne leur avaient pas donné autrefois la Lycie comme présent, mais comme amie et alliée.

Lorsqu'un de leurs généraux faisait la paix pour sauver son armée prête à périr,10 le sénat, qui ne la ratifiait point, profitait de cette paix, et continuait la guerre. Ainsi, quand Jugurtha eut enfermé une armée romaine, et qu'il l'eut laissée aller sous la foi d'un traité, on

1 Louis XIV." 2 Jacques II, roi d'Angleterre."

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3 Ireland.

Comme il arriva à Ariarathe et Holopherne, en Cappadoce."

5 Pour pouvoir ruiner la Syrie en qualité de tuteurs, ils se déclarèrent pour le fils d'Antiochus, encore enfant, contre Démétrius, qui était chez eux en otage, et qui les conjurait de lui rendre justice, disant que Rome était sa mère et les sénateurs ses pères."

Nowadays we should say: à quel titre.

8

D

7 For: ils avaient soin.

Voyez comme ils se conduisirent dans la guerre de Macédoine."

I. e. the inhabitants, not the houses.

10 Now we should say: près de périr.

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