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ordonna à tous nos rameurs de se baisser le plus qu'ils pourraient le long de leurs bancs, pour n'être point reconnus des ennemis. En cet état, nous passâmes au milieu de leur flotte; ils poussèrent des cris de joie en nous voyant, comme en revoyant des compagnons qu'ils avaient crus perdus. Nous fûmes même contraints par la violence de la mer d'aller assez longtemps avec eux; enfin nous demeurâmes un peu derrière; et, pendant que les vents impétueux les poussaient vers l'Afrique, nous fimes les derniers efforts pour aborder à force de rames sur la côte voisine de Sicile.

Nous y arrivâmes en effet. Mais ce que nous cherchions n'était guère moins funeste que la flotte qui nous faisait fuir; nous trouvâmes sur cette côte de Sicile d'autres Troyens ennemis des Grecs. C'était là que régnait le vieux Aceste sorti de Troie. A peine fûmes-nous arrivés sur ce rivage, que les habitants crurent que nous étions, ou d'autres peuples de l'île armés pour les surprendre, ou des étrangers qui venaient s'emparer de leurs terres. Ils brûlent notre vaisseau dans le premier emportement, ils égorgent tous nos compagnons, ils ne réservent que Mentor et moi pour nous présenter à Aceste, afin qu'il pût savoir de nous quels étaient nos desseins, et d'où nous venions. Nous entrons dans la ville les mains liées derrière le dos; et notre mort n'était retardée que pour nous faire servir de spectacle à un peuple cruel, quand on saurait que nous étions Grecs.

On nous présenta d'abord à Aceste, qui, tenant son sceptre d'or en main, jugeait les peuples et se préparait à un grand sacrifice. Il nous demanda, d'un ton sévère, quel était notre pays et le sujet de notre voyage. Mentor se hâta de répondre et lui dit: Nous venons des côtes de la grande Hespérie, et notre patrie n'est pas loin de là. Ainsi il évita de dire que nous étions Grecs. Mais Aceste, sans l'écouter davantage, et nous prenant pour des étrangers qui cachaient leur dessein, ordonna qu'on nous envoyât dans une forêt voisine, où nous servirions en esclaves sous ceux qui gouvernaient ses troupeaux.

Cette condition me parut plus dure que la mort. Je m'écriai: 0 roi! faites-nous mourir plutôt que de nous traiter si indignement; sachez que je suis Télémaque, fils du sage Ulysse, roi des Ithaciens; je cherche mon père dans toutes les mers: si je ne puis le trouver, ni retourner dans ma patrie, ni éviter la servitude, ôtez-moi la vie, que je ne saurais supporter.

A peine eus-je prononcé ces mots, que tout le peuple ému s'écria qu'il fallait faire périr le fils de ce cruel Ulysse dont les artifices avaient renversé la ville de Troie. O fils d'Ulysse! me dit Aceste, je ne puis refuser votre sang aux mânes de tant de Troyens que votre père a précipités sur les rivages du noir Cocyte; vous et celui qui vous mène, vous périrez. En même temps, un vieillard de la troupe proposa au roi de nous immoler sur le tombeau d'Anchise. Leur sang, disait-il, sera agréable à l'ombre de ce héros; Énée même, quand il saura un tel sacrifice, sera touché de voir combien vous aimez ce qu'il avait de plus cher au monde.

Tout le peuple applaudit à cette proposition, et on ne songea plus qu'à nous immoler. Déjà on nous menait sur le tombeau d'Anchise. On y avait dressé deux autels, où le feu sacré était allumé; le glaive qui devait nous percer était devant nos yeux; on nous avait couronnés

de fleurs, et nulle compassion ne pouvait garantir notre vie. C'était fait de nous, quand Mentor demanda tranquillement à parler au roi. Illuidit:

O Aceste si le malheur du jeune Télémaque, qui n'a jamais porté les armes contre les Troyens, ne peut vous toucher, du moins que votre propre intérêt vous touche. La science que j'ai acquise des présages et de la volonté des dieux me fait connaître qu'avant que trois jours soient écoulés vous serez attaqué par des peuples barbares, qui viennent comme un torrent du haut des montagnes pour inonder votre ville et pour ravager tout votre pays. Hâtez-vous de les prévenir; mettez vos peuples sous les armes, et ne perdez pas un moment pour retirer au-dedans de vos murailles les riches troupeaux que vous avez dans la campagne. Si ma prédiction est fausse, vous serez libre de nous immoler dans trois jours; si au contraire elle est véritable, souvenez-vous qu'on ne doit pas ôter la vie à ceux de qui on la tient.

Aceste fut étonné de ces paroles que Mentor lui disait avec une assurance qu'il n'avait jamais trouvée en aucun homme. Je vois bien, répondit-il, ô étranger, que les dieux, qui vous ont si mal partagé pour tous les dons de la fortune, vous ont accordé une sagesse qui est plus estimable que toutes les prospérités. En même temps il retarda le sacrifice et donna avec diligence les ordres nécessaires pour prévenir l'attaque dont Mentor l'avait menacé. On ne voyait de tous côtés que des femmes tremblantes, des vieillards courbés, de petits enfants les larmes aux yeux, qui se retiraient dans la ville. Les bœufs mugissants et les brebis bêlantes venaient en foule, quittant les gras pâturages, et ne pouvant trouver assez d'étables pour être mis à couvert. C'étaient de toutes parts des cris confus de gens qui se poussaient les uns les autres, qui ne pouvaient s'entendre, qui prenaient dans ce trouble un inconnu pour leur ami, et qui couraient sans savoir où tendaient leurs pas. Mais les principaux de la ville, se croyant plus sages que les autres, s'imaginaient que Mentor était un imposteur, qui avait fait une fausse prédiction pour sauver sa vie.

Avant la fin du troisième jour, pendant qu'ils étaient pleins de ces pensées, on vit sur le penchant des montagnes voisines un tourbillon de poussière; puis on aperçut une troupe innombrable de barbares armés: c'étaient les Himériens, peuples féroces, avec les nations qui habitent sur les monts Nébrodes et sur le sommet d'Acratas, où règne un hiver que les zéphyrs n'ont jamais adouci. Ceux qui avaient méprisé la prédiction de Mentor perdirent leurs esclaves et leurs troupeaux. Le roi dit à Mentor: J'oublie que vous êtes des Grecs; nos ennemis deviennent nos amis fidèles. Les dieux vous ont envoyés pour nous sauver; je n'attends pas moins de votre valeur que de la sagesse de vos conseils; hâtez-vous de nous secourir.

Mentor montre dans ses yeux une audace qui étonne les plus fiers combattants. Il prend un bouclier, un casque, une épée, une lance; il range les soldats d'Aceste; il marche à leur tête, et s'avance en bon ordre vers les ennemis. Aceste, quoique plein de courage, ne peut dans sa vieillesse le suivre que de loin. Je le suis de plus près, mais je ne puis égaler sa valeur. Sa cuirasse ressemblait, dans le combat, à l'immortelle égide. La mort courait de rang en rang partout sous ses coups. Semblable à un lion de Numidie que la cruelle faim dévore, et qui entre dans un troupeau de faibles brebis, il dé

chire, il égorge, il nage dans le sang; et les bergers, loin de secourir le troupeau, fuient, tremblants pour se dérober à sa fureur.

Ces barbares, qui espéraient de surprendre la ville, furent euxmêmes surpris et déconcertés. Les sujets d'Aceste, animés par l'exemple et par les ordres de Mentor, eurent une vigueur dont ils ne se croyaient point capables. De ma lance je renversai le fils du roi de ce peuple ennemi. Il était de mon âge, mais il était plus grand que moi; car ce peuple venait d'une race de géants qui étaient de la même origine que les Cyclopes: il méprisait un ennemi aussi faible que moi. Mais, sans m'étonner de sa force prodigieuse ni de son air sauvage et brutal, je poussai ma lance contre sa poitrine, et je lui fis vomir, en expirant, des torrents d'un sang noir. I pensa m'écraser dans sa chute: le bruit de ses armes retentit jusqu'aux montagnes. Je pris ses dépouilles, et je revins trouver Aceste. Mentor, ayant achevé de mettre les ennemis en désordre, les tailla en pièces et poussa les fuyards jusque dans les forêts.

Un succès si inespéré fit regarder Mentor comme un homme chéri et inspiré des dieux. Aceste, touché de reconnaissance, nous avertit qu'il craignait tout pour nous si les vaisseaux d'Énée revenaient en Sicile; il nous en donna un pour retourner sans retardement en notre pays, nous combla de présents et nous pressa de partir pour prévenir tous les malheurs qu'il prévoyait; mais il ne voulut nous donner ni un pilote ni des rameurs de sa nation, de peur qu'ils ne fussent trop exposés sur les côtes de la Grèce. Il nous donna des marchands phéniciens, qui, étant en commerce avec tous les peuples du monde, n'avaient rien à craindre, et qui devaient ramener le vaisseau à Aceste quand ils nous auraient laissés à Ithaque.3

III. DIALOGUE ENTRE LOUIS XI ET PHILIPPE DE COMMINES. LES FAIBLESSES ET LES CRIMES DES ROIS NE SAURAIENT ÊTRE CACHÉS.

LOUIS XI. On dit que vous avez écrit mon histoire.

PH. DE COMMINES. Il est vrai, Sire; et j'ai parlé en bon domestique.5 LOUIS XI. Mais on assure que vous avez raconté bien des choses dont je me serais passé volontiers.6

PH. DE COMMINES. Cela peut être; mais en gros, j'ai fait de vous un portrait fort avantageux. Voudriez-vous que j'eusse été un flatteur perpétuel, au lieu d'être un historien?

1 I. e. il faillit m'écraser, il manqua de m'écraser, instead of il m'aurait presque écrasé.

2 Nowadays we should say: sans retard.

The smaller islands, being generally regarded as towns, take the preposition à instead of en, but Fénelon also wrote en Ithaque.

* Commines v. the Introduction p. XXXI. As to Louis XI cf. infr. the article on Casimir Delavigne p. 524.

5

6

Domestique v. p. 144, note 2.

Properly: dont je me serais passé volontiers qu'elles fussent racontées, or: du récit desquelles je me serais passé volontiers.

LOUIS XI. Vous deviez parler de moi comme un sujet comblé des grâces de son maître.

PH. DE COMMINES. C'est le moyen de n'être cru de personne. La reconnaissance n'est pas ce qu'on cherche dans une histoire; au contraire, c'est ce qui la rend suspecte.

LOUIS XI. Pourquoi faut-il qu'il y ait des gens qui aient la démangeaison d'écrire! il faut laisser les morts en paix, et ne flétrir point leur mémoire.

PH. DE COMMINES. La vôtre était étrangement noircie: j'ai tâché d'adoucir les impressions déjà faites; j'ai relevé toutes vos bonnes qualités; je vous ai déchargé de toutes les choses odieuses. Que pouvais-je faire de mieux?

LOUIS XI. Ou vous taire, ou me défendre en tout. On dit que vous avez représenté toutes mes grimaces, toutes mes contorsions, lorsque je parlais tout seul, toutes mes intrigues avec de petites gens. On dit que vous avez parlé du crédit1 de mon prévôt, de mon médecin, de mon barbier et de mon tailleur; vous avez étalé mes vieux habits. On dit que vous n'avez pas oublié mes petites dévotions, surtout à la fin de mes jours; mon empressement à ramasser des reliques, à me faire frotter depuis la tête jusqu'aux pieds de l'huile de la sainte ampoule, et à faire des pèlerinages, par où2 je prétendais toujours avoir été guéri. Vous avez fait mention de ma petite Notre-Dame de plomb que je baisais dès que je voulais faire un mauvais coup; enfin de la croix de saint Laud, par laquelle je n'osais jurer sans vouloir garder mon serment, parce que j'aurais cru mourir dans l'année si j'y avais manqué. Tout cela est fort ridicule.

PH. DE COMMINES. Tout cela n'est-il pas vrai? Pouvais-je le taire? LOUIS XI. Vous pouviez n'en rien dire.

PH. DE COMMINES. Vous pouviez n'en rien faire.

LOUIS XI. Mais cela était fait, et il ne fallait pas le dire. PH. DE COMMINES. Mais cela était fait, et je ne pouvais pas le cacher à la postérité.

LOUIS XI. Quoi! ne peut-on pas cacher certaines choses?

PH. DE COMMINES. Et croyez-vous qu'un roi puisse être caché après sa mort, comme vous cachiez certaines intrigues pendant votre vie? Je n'aurais rien sauvé par mon silence, et je me serais déshonoré. Contentez-vous que je pouvais dire bien pis et être cru, et je ne l'ai pas voulu faire.

LOUIS XI. Quoi! l'histoire ne doit-elle pas respecter les rois?

PH. DE COMMINES. Les rois ne doivent-ils pas respecter l'histoire et la postérité, à la censure de laquelle ils ne peuvent échapper? Ceux qui veulent qu'on ne parle pas mal d'eux n'ont qu'une seule ressource, qui est de bien faire.

1 Crédit in the sense of pouvoir, autorité, influence.
2 We should say nowadays: par lesquels.

REGNAR D.'

SKETCH OF HIS LIFE AND WORKS.

JEAN-FRANÇOIS REGNARD, the most distinguished, after Molière, of

the comic poets of the seventeenth century, was born at Paris in 1656 and died in 1709. He was the son of a rich merchant, travelled a great deal and led a very adventurous life in his youth. On a voyage back from Italy he was taken by a Turkish privateer, sold into slavery at Algiers and carried to Constantinople. After suffering many hardships. he procured his ransom and returned to France.

In 1681 he again left his native country, travelled through Flanders, Holland and Denmark, arrived at Stockholm, traversed the whole of Lapland, reached the Arctic ocean and there inscribed on a rock the famous verse:

Hic tandem stetimus, nobis ubi defuit orbis.

After passing through Poland, Hungary and Germany he returned to France. In 1683 he bought the office of treasurer to the bureau des finances. From that time he lived either at Paris or at a beautiful country-house he possessed near the capital.

In this charming retreat he wrote a narrative of his travels and composed the greater number of his comedies. These are nearly all in verse and met with great success at the Théâtre-Français, where many of them are played to this day. The best of them are: le Joueur, le Distrait, les Ménechmes and le Légataire universel.

Regnard is far from being Molière's equal in depth of thought; he wants both his keenness of observation and vigorous style, but he possesses a fund of gaiety, an inexhaustible stock of repartee and sparkling wit, and great ease in writing. We shall give a short analysis of one of his pieces.

LE JOUEUR (1696).

Regnard was himself a confirmed gambler; so the picture he draws of the vicissitudes of gambling is true to the life and exceedingly humorous; but he has only touched the comic side of the subject; had he attempted its tragic side he would have been led to write a drama like that of the German author Iffland (1755-1814). Neither of these writers felt in themselves the capacity of exposing, as Molière would have done, both the hideous and the laughable nature of the vice.

Day is breaking. Hector, Valère's servant, has long been sitting up for his master, when he appears at last. His disorder is apparent and he looks like a man who has been gambling all night.

HECTOR.

ACTE I, SCÈNE IV, V, VI.

Mais je l'aperçois. Qu'il a l'air harassé! On soupçonne aisément, à sa triste figure,

Qu'il cherche en vain quelqu'un qui prête à triple usure.

VALERE. Quelle heure est-il?

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Je ne m'en souviens pas.

VALERE. Je suis las

HECTOR. Non, monsieur.

De tes mauvais discours; et tes impertinences. ...

HECTOR (à part). Ma foi, la vérité répond aux apparences.

VALERE. Ma robe de chambre. (à part.) Euh!

1

HECTOR (à part.) Il jure entre ses dents.

According to French lexicographers and writers on pronunciation this name should be pronounced re-nar, but many people nevertheless pronounce it regularly: ren-yar.

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