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ciel les généreux sentiments, les sages conseils et toutes les bonnes pensées; mais il veut que nous sachions distinguer entre les dons qu'il abandonne à ses ennemis et ceux qu'il réserve à ses serviteurs. Ce qui distingue ses amis d'avec tous les autres, c'est la piété: jusqu'à ce qu'on ait reçu ce don du ciel, tous les autres non-seulement ne sont rien, mais encore tournent en ruine à ceux qui en sont ornés: sans ce don inestimable de la piété, que serait-ce que le prince de Condé avec tout ce grand cœur et ce grand génie! Non, mes frères, si la piété n'avait comme consacré ses autres vertus, ni ces princes ne trouveraient aucun adoucissement à leur douleur, ni ce religieux pontife aucune confiance dans ses prières, ni moi-même aucun soutien aux louanges que je dois à un si grand homme. Poussons donc à bout la gloire humaine par cet exemple: détruisons l'idole des ambitieux; qu'elle tombe anéantie devant ces autels. Mettons ensemble aujourd'hui (car nous le pouvons dans un si noble sujet) toutes les plus belles qualités d'une excellente nature: et, à la gloire de la vérité, montrons dans un prince admiré de tout l'univers que ce qui fait les héros, ce qui porte la gloire du monde jusqu'au comble: valeur, magnanimité, bonté naturelle, voilà pour le cœur; vivacité, pénétration, grandeur et sublimité de génie, voilà pour l'esprit, ne seraient qu'une illusion si la piété ne s'y était jointe, et enfin que la piété est le tout de l'homme. C'est, messieurs, ce que vous verrez dans la vie éternellement mémorable de très-haut et très-puissant prince Louis de Bourbon, prince de Condé, premier prince du sang.

II. BATAILLE DE ROCROI.

A l'âge de vingt-deux ans, le duc conçut un dessein où les vieillards expérimentés ne purent atteindre; mais la victoire le justifia devant Rocroi. L'armée ennemie est plus forte, il est vrai; elle est composée de ces vieilles bandes wallonnes, italiennes et espagnoles, qu'on n'avait pu rompre jusqu'alors; mais pour combien fallait-il compter le courage qu'inspirait à nos troupes le besoin pressant de l'Etat, les avantages passés et un jeune prince du sang qui portait la victoire dans ses yeux? Don Francisco de Mellos l'attend de pied ferme; et, sans pouvoir reculer, les deux généraux et les deux armées semblaient avoir voulu se renfermer dans les bois et dans les marais, pour décider leur querelle, comme deux braves en champ clos. Alors que ne vit-on pas ? Le jeune prince parut un autre homme; touchée d'un si digne objet, sa grande âme se déclara tout entière; son courage croissait avec les périls et ses lumières avec son ardeur. A la nuit qu'il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, il reposa le dernier, mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d'un si grand jour et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel; et on sait que le lendemain, à l'heure marquée, il fallut réveiller d'un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyezvous comme il vole, ou à la victoire, ou à la mort? Aussitôt qu'il eut porté de rang en rang l'ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l'aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier le Français à demi vaincu, mettre en fuite l'Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups. Restait cette redoutable

infanterie de l'armée d'Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s'efforça de rompre ces intrépides combattants, trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu'on voyait porté dans sa chaise, et, malgré ses infirmités, montrer qu'une âme guerrière est maîtresse du corps qu'elle anime; mais enfin il faut céder. C'est en vain qu'à travers des bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Beck précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés; le prince l'a prévenu, les bataillons enfoncés demandent quartier; mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d'Enghien que le combat. Pendant qu'avec un air assuré il s'avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque; leur effroyable décharge met les nôtres en furie; on ne voit plus que carnage; le sang enivre le soldat, jusqu'à ce que le grand prince, qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors l'étonnement de ces vieilles troupes et de leurs braves officiers, lorsqu'ils virent qu'il n'y avait plus de salut pour eux qu'entre les bras du vainqueur! de quels yeux regardèrent-ils le jeune prince, dont la victoire avait relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutait de nouvelles grâces! Qu'il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines! mais il se trouva par terre parmi ces milliers de morts dont l'Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le prince qui lui fit perdre tant de ses vieux régiments à la journée de Rocroi en devait achever les restes dans les plaines de Lens. Ainsi, la première victoire fut le gage de beaucoup d'autres. Le prince fléchit le genou, et dans le champ de bataille il rend au Dieu des armées la gloire qu'il lui envoyait: là on célébra Rocroi délivré, les menaces d'un redoutable ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos, et un règne, qui devait être si beau, commencé par un si heureux présage. L'armée commença l'action de grâces; toute la France suivit; on y élevait jusqu'au ciel le coup d'essai du duc d'Enghien; c'en serait assez pour illustrer une autre vie que la sienne, mais pour lui c'est le premier pas de sa course.

III. PÉRORAISON.

Venez, peuples, venez maintenant; mais venez plutôt, princes et seigneurs, et vous qui jugez la terre, et vous qui ouvrez aux hommes les portes du ciel, et vous plus que tous les autres, princes et princesses, nobles rejetons de tant de rois, lumières de la France, mais aujourd'hui obscurcies et couvertes de votre douleur comme d'un nuage; venez voir le peu qui nous reste d'une si auguste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire. Jetez les yeux de toutes parts: voilà tout ce qu'a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros; des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n'est plus; des figures qui semblent pleurer autour d'un tombeau, et de fragiles images d'une douleur que le temps emporte avec tout le reste; des

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colonnes qui semblent vouloir porter jusqu'au ciel le magnifique témoignage de notre néant; et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs que celui à qui on les rend. Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine; pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros. Mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d'ardeur dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides; quel autre fut plus digne de vous commander? Mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête? Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant: Voilà celui qui nous menait dans les hasards; sous lui se sont formés tant de renommés capitaines, que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la guerre; son ombre eût pu encore gagner des batailles, et voilà que dans son silence son nom même nous anime, et ensemble il nous avertit que pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux, et n'arriver pas sans ressource à notre éternelle demeure avec le roi de la terre, il faut encore servir le roi du ciel. Servez donc ce roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre d'eau donné en son nom plus que tous les autres ne feront jamais tout votre sang répandu; et commencez à compter le temps de vos utiles services du jour que vous vous serez donnés à un maître si bienfaisant. Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu'il a bien voulu mettre au rang de ses amis? tous ensemble, en quelque degré de sa confiance qu'il vous ait reçus, environnez ce tombeau, versez des larmes avec des prières, et, admirant dans un si grand prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d'un héros dont la bonté avait égalé le courage. Ainsi puisse-t-il toujours vous être un cher entretien! ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus! et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d'exemple. Pour moi, s'il m'est permis après tous les autres de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince, le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire; votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire: non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface; vous aurez dans cette image des traits immortels; je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C'est là que je vous verrai plus triomphant qu'à Fribourg et à Rocroi; et, ravi d'un si beau triomphe, je dirai en action de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple: Et haec est victoria quae vincit mundum, fides nostra: »La véritable victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c'est notre foi.<2 Jouissez, prince, de cette victoire, jouissez-en éternellement par l'immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d'une voix qui vous fut connue; vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte: heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie, les restes d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'éteint.

1 V. page 24, note 2. 21st Epistle of St. John, V, 4.

FLÉCHIER.

SKETCH OF HIS LIFE AND WORKS.1

ESPRIT FLÉCHIER was born in 1632 at Pernes, in the comtat d'Avignon. His parents were poor, and at the age of 16 he became a member of the Congrégation de la doctrine chrétienne, the general or head of which was his uncle. He received an excellent education and soon became a teacher himself. In 1661 he was sent to Paris, where at first he was employed only in teaching the youngest children their catechism. A Latin poem on a rather singular subject first brought him under the notice of the literary world. In this poem (Circus regius) Fléchier described the great Carrousel given by Louis XIV at Paris in 1662. The duke of Montausier, governour of the Dolphin interested himself in his advancement and on his recommendation he was appointed reader to the young prince. Fléchier soon attracted universal attention by his sermons, but he was even more successful in his funeral orations, which are rivalled only by those of Bossuet. In 1672 he preached the funeral sermon of the duchess of Montausier; in the following year he became a member of the French Academy. His masterpiece is the funeral oration of Turenne (1676).

He was appointed successively to the bishopric of Lavaur and to that of Nimes; in the latter diocese especially, which was largely inhabited by Protestants, Fléchier made himself generally beloved by his charity and tolerance. He did his utmost to moderate the religious persecutions which broke out immediately after the revocation of the edict of Nantes, and died in 1710 equally regretted by all good men of both sects.

ORAISON FUNÈBRE DE TURENNE.

Henri de la Tour d'Auvergne, viscount de Turenne was born at Sedan in 1611; he was the son of Henri, duke de Bouillon, and Elizabeth of Nassau, daughter of William I prince of Orange. Turenne was brought up in the Protestant faith and began his military career in Holland by fighting under his uncle, the count of Nassau, against the Spaniards. Later on he took service in the French army and distinguished himself in the campaigns of Lorraine and Piémont. In 1643 Mazarin made him marshal of France. The victories he gained in Germany during the last period of the Thirty years' war contributed materially to the conclusion of peace in 1648. During the minority of Louis XIV he was at first

We have followed the Biographie universelle.

2 The name carrousel was given to a kind of pastime, which the French imported from Italy and which took the place of the tournaments of old. It consisted of a set of evolutions on horseback, which sometimes took the form of a quadrille, sometimes of a charade or allegory acted by the horsemen. The carrousel of 1662, which Fléchier described in Latin verse, took place on the great square between the Louvre and the Tuileries, which owes its name to this fact.

induced to join the party of the Fronde, but he soon became reconciled to the court and repeatedly defeated the great Condé, for which services he received the title of maréchal général. In 1668 Bossuet converted him to the Roman Catholic religion. In 1672 he arrested with an inferior force the progress of the Imperial general Montecuculi and successfully withstood Frederic William, elector of Brandenburg; some time after he gained the victories of Mülhausen and Türkheim, but he sullied his great name by the inhuman devastation of the Palatinate, which Louvois had advised and Louis XIV approved. He was killed by a cannon-ball at Sasbach on the 27th of July 1675. (V. page 145).

I. MORT DE TURENNE.

Il passe le Rhin et trompe la vigilance d'un général habile et prévoyant. Il observe les mouvements des ennemis. Il relève le courage des alliés. Il ménage la foi suspecte et chancelante des voisins. Il ôte aux uns la volonté, aux autres les moyens de nuire; et, profitant de toutes ces conjonctures importantes qui préparent les grands et glorieux événements, il ne laisse rien à la fortune de ce que le conseil et la prudence humaine lui peuvent ôter. Déjà frémissait dans son camp Ï'ennemi confus et déconcerté; déjà prenait l'essor, pour se sauver dans les montagnes, cet aigle dont le vol hardi avait d'abord effrayé nos provinces. Ces foudres de bronze que l'enfer a inventés pour la destruction des hommes, tonnaient de tous côtés pour favoriser et pour précipiter cette retraite, et la France en suspens attendait le succès d'une entreprise qui, selon toutes les règles de la guerre, était infaillible.

Hélas! nous savions tout ce que nous pouvions espérer, et nous ne pensions pas à ce que nous devions craindre. La Providence divine nous cachait un malheur plus grand que la perte d'une bataille. Il en devait coûter une vie que chacun de nous eût voulu racheter de la sienne propre, et tout ce que nous pouvions gagner ne valait pas ce que nous allions perdre. O Dieu terrible, mais juste en vos conseils sur les enfants des hommes, vous disposez et des vainqueurs et des victoires! Pour accomplir vos volontés et faire craindre vos jugements, votre puissance renverse ceux que votre puissance avait élevés. Vous immolez à votre souveraine grandeur de grandes victimes, et vous frappez, quand il vous plaît, ces têtes illustres que vous avez tant de fois couronnées.

N'attendez pas, messieurs, que j'ouvre ici une scène tragique, que je représente ce grand homme étendu sur ses propres trophées, que je découvre ce corps pâle et sanglant auprès duquel fume encore la foudre qui l'a frappé, que je fasse crier son sang comme celui d'Abel, et que j'expose à vos yeux les tristes images de la religion. et de la patrie éplorée. Dans les pertes médiocres on surprend ainsi la pitié des auditeurs, et, par des mouvements étudiés, on tire au moins de leurs yeux quelques larmes vaines et forcées. Mais on décrit sans art une mort qu'on pleure sans feinte. Chacun trouve en soi la source de sa douleur et rouvre lui-même sa plaie; et le cœur, pour être touché, n'a pas besoin que l'imagination soit émue.

Peu s'en faut que je n'interrompe ici mon discours. Je me trouble, messieurs; Turenne meurt: tout se confond, la fortune chancelle, la victoire se lasse, la paix s'éloigne, les bonnes intentions des alliés se ralentissent, le courage des troupes est abattu par la douleur et ra

R. Platz, Manual of French Literature.

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