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perdu. On avait grande pitié de sa disgrâce dans les villes où il passait. Pour vous dire le vrai, elle est extrême.

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Le Roi envoya quérir1 le lendemain M. de Marsillac,2 et lui dit: >>Je vous donne le gouvernement de Berry qu'avait Lauzun.« Marsillac répondit: »>Sire, Votre Majesté, qui sait mieux les règles de l'honneur que personne du monde, se souvienne,3 s'il lui plaît, que je n'étais pas ami de M. de Lauzun; qu'elle ait la bonté de se mettre un moment à ma place, et qu'elle juge si je dois accepter la grâce qu'elle me fait.«Le Roi lui dit: »Vous êtes trop scrupuleux, Monsieur le prince: j'en sais autant qu'un autre là-dessus; mais vous n'en devez faire aucune difficulté. Sire, puisque Votre Majesté l'approuve, je me jette à ses pieds pour la remercier. Mais, dit le Roi, je vous ai donné une pension de douze mille francs, en attendant que vous eussiez quelque chose de mieux. Oui, Sire, je la remets entre vos mains. Et moi, dit le Roi, je vous la redonne encore une fois, et je m'en vais vous faire honneur de vos beaux sentiments.<< En disant cela, il se tourna vers les ministres, leur conta les scrupules de M. de Marsillac, et dit: »J'admire la différence; jamais Lauzun n'avait daigné me remercier du gouvernement de Berry; il n'en avait pas pris les provisions; et voilà un homme comblé de reconnaissance.«5 Tout ceci est extrêmement vrai; M. de La Rochefoucauld me le vient de conter.6 J'ai cru que vous ne haïriez pas ces détails; si je me trompais, ma bonne, mandez-le-moi. Le pauvre homme est très-mal de sa goutte, et bien pis que les autres années: il m'a bien parlé de vous, et vous aime toujours comme sa fille. Le prince de Marsillac m'est venu voir, et l'on me parle toujours de ma chère enfant.

V. (234.)

A Paris, mardi 5e janvier 1672.

Le Roi donna hier, 4 janvier, audience à l'ambassadeur de Hollande: il voulut que M. le Prince, M. de Turenne, M. de Bouillon et M. de Créquy8 fussent témoins de ce qui se passerait. L'ambassadeur présenta sa lettre au Roi, qui ne la lut pas, quoique le Hollandais proposât d'en faire la lecture. Le Roi lui dit qu'il savait ce qu'il y avait dans la lettre et qu'il en avait une copie dans sa poche. L'ambassadeur s'étendit fort au long sur les justifications qui étaient dans sa lettre, et que messieurs les États s'étaient examinés scrupuleu

9

Nowadays we should say: envoya chercher.

2 The son of the author of the Maximes, the duke de La Roche

foucauld v. p. 123.

3

Nowadays we should say: Que Votre Majesté se souvienne.

4 Lettres de provisions or simply provisions was the name given to the royal patent, which conferred upon a subject any post of honour, such as the government of a province.

5 Now we should say pénétré de reconnaissance.

It would be more correct to say now: vient de me le conter.

7 Peter Grotius, the son of Hugo Grotius, author of the treatise:

De jure belli et pacis.

8 The duke de Bouillon was lord chamberlain and the duke de

Créquy first gentleman of the bedchamber.

I. e. the States-General, the governing body of the Seven United Provinces of the Netherlands.

sement, pour voir ce qu'ils avaient pu faire qui déplût à Sa Majesté; qu'ils n'avaient jamais manqué de respect, et que cependant ils entendaient dire que tout ce grand armement n'était fait que pour fondre sur eux; qu'ils étaient prêts de1 satisfaire Sa Majesté dans tout ce qu'il lui plairait ordonner, et qu'ils la suppliaient de se souvenir des bontés que les rois ses prédécesseurs avaient eues pour eux, auxquels ils devaient toute leur grandeur. Le Roi prit la parole, et avec une majesté et une grâce merveilleuse, dit qu'il savait qu'on excitait ses ennemis contre lui; qu'il avait cru qu'il était de sa prudence de ne se pas laisser surprendre, et que c'est ce qui l'avait obligé de se rendre si puissant sur la mer et sur la terre, afin qu'il fût en état de se défendre; qu'il lui restait encore quelques ordres à donner, et qu'au printemps il ferait ce qu'il trouverait le plus avantageux pour sa gloire et pour le bien de son Etat;« et fit un signe de tête à l'ambassadeur, qui lui fit comprendre qu'il ne voulait pas de réplique. La lettre s'est trouvée conforme au discours de l'ambassadeur, hormis qu'elle finissait par assurer Sa Majesté qu'ils feraient tout ce qu'elle ordonnerait, pourvu qu'il ne leur en coûtât point de se brouiller avec leurs alliés.

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VI. (237.)

A Paris, mercredi 130 janvier 1672.

Nous soupons tous les soirs avec madame Scarron.3 Elle a l'esprit aimable et merveilleusement droit; c'est un plaisir que de l'entendre raisonner sur les horribles agitations d'un certain pays* qu'elle connaît bien, et le désespoir qu'avait cette d'Heudicourt dans le temps que sa place paraissait si miraculeuse, les rages continuelles du petit Lauzun, le noir chagrin ou les tristes ennuis des dames de Saint-Germain; et peut-être que la plus enviée n'en est pas toujours exempte. C'est une plaisante chose que de l'entendre causer de tout cela. Ces discours nous mènent quelquefois bien loin, de moralité en moralité, tantôt chrétienne, et tantôt politique. Nous parlons trèssouvent de vous: elle aime votre esprit et vos manières; et quand vous vous retrouverez ici, ne craignez point, ma bonne, de n'être pas à la mode.

Mais écoutez la bonté du Roi, et le plaisir de servir un si aimable maître. Il a fait appeler le maréchal de Bellefonds dans son cabinet, et lui a dit: »Monsieur le maréchal, je veux savoir pourquoi vous me voulez quitter. Est-ce dévotion? est-ce envie de vous retirer? est-ce l'accablement de vos dettes? Si c'est le dernier, j'y veux donner ordre,

1

Prêt de; v. page 37, note 4.

2 Louis XIV, who hated the Dutch because they had through the Triple Alliance, formed in 1668, put a bar on his ambitious plans, found it le plus avantageux pour sa gloire to invade their country with superior forces and to retire from it as soon as he was seriously attacked.

3 Subsequently Mme de Maintenon, v. page 149. 4 The court.

Bonne de Pons, a relation of the marshal d'Albret and wife of the marquis d'Heudicourt, was a lady famous for her beauty and her coquetry. Louis XIV seems for some time to have divided his attentions between her and Mlle de la Vallière. 6 V. page 139, note 4.

The marchioness de Montespan, daughter of the duke de Mortemart, who was for 14 years the favourite of Louis XIV.

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Et songez au plaisir de servir", is a correction of an editor.

et entrer dans le détail de vos affaires.« Le maréchal fut sensiblement touché de cette bonté. »Sire, dit-il, ce sont mes dettes: je suis abîmé; je ne puis voir souffrir quelques-uns de mes amis qui m'ont assisté, à qui je ne puis satisfaire. Eh bien, dit le Roi, il faut assurer leur dette. Je vous donne cent mille francs de votre maison de Versailles et un brevet de retenue de quatre cent mille francs, qui servira d'assurance, si vous veniez à mourir. Vous payerez les arrérages avec les cent mille francs; cela étant, vous demeurerez à mon service.« En vérité, il faudrait avoir le cœur bien dur pour ne pas obéir à un maître qui entre dans les intérêts d'un de ses domestiques2 avec tant de bonté: aussi le maréchal ne résista pas; et le voilà remis à sa place et surchargé d'obligations. Tout ce détail est vrai.

VII. (257.)

A Paris, mercredi 16e mars 1672.

Je suis au désespoir que vous ayez eu Bajazet par d'autres que par moi. C'est ce chien de Barbins qui me hait, parce que je ne fais pas des Princesses de Clèves et de Montpensier. Vous en avez jugé très-juste et très-bien,5 et vous aurez vu que je suis de votre avis. Je voulais vous envoyer la Champmeslé pour vous réchauffer la pièce. Le personnage de Bajazet est glacé; les mœurs des Turcs y sont mal observées; ils ne font point tant de façons pour se marier; le dénouement n'est point bien préparé: on n'entre point dans les raisons de cette grande tuerie. Il y a pourtant des choses agréables et rien de parfaitement beau, rien qui enlève; point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine, sentons-en la différence. Il y a des endroits froids et faibles, et jamais il n'ira plus loin qu'Alexandre et qu'Andromaque. Bajazet est au-dessous, au sentiment de bien des gens et au mien, si j'ose me citer. Racine fait des comédies pour la Champmeslé: ce n'est pas pour les siècles à venir. Si jamais il n'est plus jeune, et qu'il cesse d'être amoureux, ce ne sera plus la même chose. Vive donc notre vieil ami Corneille! Pardonnons-lui de méchants vers, en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent: ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux 10 en dit encore plus que moi; et en un mot, c'est le bon goût: tenez-vous-y.

A brevet de retenue compelled the successor of the first holder of an appointment to pay a certain sum to the heirs of his predecessor. In old times the word domestique was applied to all the members of the royal household, whether servants or gentlemen.

Barbin, a famous bookseller, mentioned by Molière in the Femmes Savantes (III, 5) and by Boileau in the Lutrin.

Two novels of Mme de Lafayette, v. p. 123, n. 1.

I. e. You have rightly judged the piece.

Marie Champmesle, a celebrated actress, taught by Racine himself, who contributed greatly to the success of his pieces.

7 I. e. There is no sufficient reason for the death of so many people. The editors changed et rien to mais rien.

9 In Mme de Sévigne's time the word comédie was used in the general

sense of play.

10

A name, which Boileau had assumed. V. Boileau, p. 218.

VIII. (354.)

A Paris, vendredi 80 décembre 1673.

3

L'affaire d'Orange1 fait ici un bruit très-agréable pour M. de Grignan; cette grande quantité de noblesse, par le seul attachement qu'on a pour lui; cette grande dépense, cet heureux succès, car voilà tout: cela fait honneur et donne de la joie à tous ses amis, qui ne sont pas ici en petit nombre. Ce bruit général est fort agréable. Le Roi dit à souper: »Orange est pris; Grignan avait sept cents gentilshommes avec lui. Ils ont tiraillé du dedans, et enfin ils se sont rendus le troisième jour. Je suis fort content de Grignan.< On m'a rapporté ce petit discours, que La Garde sait encore mieux que moi. Pour notre archevêque de Reims, je ne sais à qui il en avait; La Garde lui pensa parler de la dépense: »Bon! dit-il, de la dépense: voilà toujours comme on dit; on aime à se plaindre. Mais, monsieur, lui dit-on, M. de Grignan ne pouvait pas s'en dispenser avec tant de noblesse qui était venue pour l'amour de lui. · Dites pour le service du Roi, monsieur. Monsieur, dit-on, il est vrai; mais il n'y avait point d'ordre, et c'était pour suivre M. de Grignan, à l'occasion du service du Roi, que toute cette assemblée s'est faite.<< Enfin, ma bonne, cela n'est rien; vous savez que d'ailleurs il est trèsbon ami. Il y a des jours où la bile domine; et ces jours-là sont malheureux.

IX. (437.)

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A Paris, mercredi 280 août 1675.

Si l'on pouvait écrire tous les jours, je le trouverais fort bon; et souvent je trouve le moyen de le faire, quoique mes lettres ne partent pas. Le plaisir d'écrire est uniquement pour vous; car à tout le reste du monde, on voudrait avoir écrit, et c'est parce qu'on le doit. Vraiment, ma fille, je m'en vais bien vous parler encore de M. de Turenne. Nous nous fîmes raconter sa mort.

Il monta à cheval à deux heures le samedi, 5 après avoir mangé. Il avait bien des gens avec lui: il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulait aller. Il dit au petit d'Elbeuf: »Mon neveu, demeurez là, vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez reconnaître.<< Il trouva monsieur d'Hamilton près de l'endroit où il allait, qui lui dit: >>Monsieur, venez par ici; on tirera où vous allez. — Monsieur, lui dit-il, je m'y en vais:6 je ne veux point du tout être tué aujourd'hui; cela sera le mieux du monde.<< Il tournait son cheval, il aperçut Saint-Hilaire, qui lui dit le chapeau à la main: Jetez les

The small principality of Orange (capital Orange near the Rhône) in the Bas-Dauphiné belonged to the house of Nassau, hence the title prince of Orange. Louis XIV, being at war with the Dutch, who had in 1672 elected William prince of Orange their stadholder, caused the principality to be occupied by his troops. This expedition, not a very dangerous one, was conducted by M. de Grignan.

2 To make this sentence clearer the editors have put: cette grande quantité de noblesse qui l'a suivi par le seul attachement, etc.

Le Tellier, brother of the secretary of state Louvois, and like his

brother noted for his haughty demeanour.

5 V. p. 161.

V. 1. Ne pouvait pas être sans dépenser.
Now we should say: Je m'en vais, or: j'y vais.

R. Platz, Manual of French Literature.

10

yeux sur cette batterie que j'ai fait mettre là. Il retourne deux pas, et sans être arrêté, il reçut le coup qui emporta le bras et la main qui tenaient le chapeau de Saint-Hilaire, et perça le corps, après avoir fracassé le bras de ce héros. Ce gentilhomme le regardait toujours; il ne le voit point tomber; le cheval l'emporta où il avait laissé le petit d'Elbeuf; il n'était point encore tombé, mais il était penché le nez sur l'arçon: dans ce moment le cheval s'arrête, il tomba entre les bras de ses gens; il ouvrit deux fois de grands yeux et la bouche et puis demeura tranquille pour jamais: songez qu'il était mort et qu'il avait une partie du cœur emportée. On crie, on pleure; M. d'Hamilton fait cesser ce bruit et ôter le petit d'Elbeuf, qui était jeté sur ce corps, qui ne le voulait pas quitter, et qui se pâmait de crier. On jette un manteau; on le porte dans une haie; on le garde à petit bruit; un carrosse vient; on l'emporte dans sa tente: ce fut là où2 M. de Lorges, M. de Roye, et beaucoup d'autres pensèrent mourir de douleur; mais il fallut se faire violence et songer aux grandes affaires qu'il avait sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisaient le véritable deuil: tous les officiers pourtant avaient des écharpes de crêpe; tous les tambours en étaient couverts, qui ne frappaient qu'un coup; les piques traînantes et les mousquets renversés; mais ces cris de toute une armée ne se peuvent pas représenter, sans que l'on en soit ému. Ses deux véritables & neveux (car pour l'aîné il faut le dégrader) étaient à cette pompe, dans l'état que vous pouvez penser. M. de Roye tout blessé s'y fit porter; car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier 5 était bien abîmé de douleur. Quand ce corps a quitté son armée, ç'a été 6 encore une autre désolation; partout où il a passé g'a été des clameurs; mais à Langres ils se sont surpassés: ils allèrent tous au devant de lui, tous habillés de deuil, au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple; tout le clergé en cérémonie; ils firent dire un service solennel dans la ville, et en un moment se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monte à cinq mille francs, parce qu'ils reconduisirent le corps jusqu'à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que dites-vous de ces marques naturelles d'une affection fondée sur un mérite extraordinaire? Il arrive à Saint-Denis ce soir ou demain; tous ses gens l'allaient reprendre à deux lieues d'ici; il sera dans une chapelle en dépôt, en attendant qu'on prépare la chapelle. Il y aura un service, en attendant celui de Notre-Dame, qui sera solennel.

X. (563.)

7

A Paris, mercredi 29 juillet 1676. Voici, ma bonne, un changement de scène qui vous paraîtra aussi agréable qu'à tout le monde. Je fus samedi à Versailles avec les Villars: voici comme cela va. Vous connaissez la toilette de la Reine,

1 I. e. vers l'endroit où. 2 We should say nowadays: Ce fut là que. 3 The count de Lorges and the count de Roye.

7

It is thought that Mme de Sévigné here alludes to the duke de Bouillon. 5 The chevalier de Grignan, brother-in-law of Mme de Sévigné's daughter. For: ça (cela) a été. Langres, a town in Burgundy, near the Marne. 8 St.-Denis, a small town on the Seine, close to Paris, with a Gothic church, whose crypt contained the remains of the kings of France.

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