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leur vie, leur font souvent laisser les meilleurs, et prendre les pires.

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La condition des comédiens étoit infâme chez les Romains, et honorable chez les Grecs : qu'est-elle chez nous? On pense d'eux comme les Romains, on vit avec eux comme les Grecs.

I

Il suffisoit à Bathylle d'être pantomime pour être couru des dames romaines; à Rhoé de danser au théâtre, à Roscie et à Nérine de représenter dans les chœurs, pour s'attirer une foule d'amants. La vanité et l'audace, suites d'une trop grande puissance, avoient ôté aux Romains le goût du secret et du mystère : ils se plaisoient à faire du théâtre public celui de leurs amours : ils n'étoient point jaloux de l'amphithéâtre, et partageoient avec la multitude les charmes de leurs maîtresses. Leur goût n'alloit qu'à laisser voir qu'ils aimoient, non pas une belle personne, ou une excellente comédienne, mais une comédienne 2.

Rien ne découvre mieux dans quelle disposition sont les hommes à l'égard des sciences et des belles. lettres, et de quelle utilité ils les croient dans la république, que le prix qu'ils y ont mis, et l'idée qu'ils se forment de ceux qui ont pris le parti de les cultiver. Il n'y a point d'art si mécanique ni de si vile condition, où les avantages ne soient plus sûrs, plus prompts et plus solides. Le comédien 3 couché dans son carrosse jette de la boue au visage de Corneille qui est à pied. Chez plusieurs, savant et pédant sont synonymes.

Souvent où le riche parle et parle de doctrine, c'est aux doctes à se taire, à écouter, à applaudir, s'ils veulent du moins ne passer que pour doctes.

Il y a une sorte de hardiesse à soutenir devant certains esprits la honte de l'érudition : l'on trouve chez eux une prévention tout établie contre les savants, à qui ils ôtent les manières du monde, le savoir vivre, l'esprit de société, et qu'ils renvoient ainsi dépouillés à leur cabinet et à leurs livres. Comme l'ignorance est un état paisible, et qui ne coûte aucune peine, l'on s'y range en foule, et elle forme à la cour et à la ville un nombreux parti qui l'emporte sur celui des savants. S'ils allèguent en leur faveur les noms d'Estrées, de Harlay, Bossuet, Séguier, Montausier, Vardes, Chevreuse, Novion, Lamoignon, Scudéry 1, Pélisson, et de tant d'autres personnages également doctes et polis; s'ils osent même citer les grands noms de Chartres, de Condé, de Conti, de Bourbon, du Maine, de Vendôme, comme de princes qui ont su joindre aux plus belles et aux plus hautes connoissances et l'atticisme des Grecs et l'urbanité des Romains; l'on ne feint point de leur dire que ce sont des exemples singuliers: et s'ils ont recours à de solides raisons, elles sont foibles contre la voix de la multitude. Il semble néanmoins que l'on devroit décider sur cela avec plus de précaution, et se donner seulement la peine de douter si ce même esprit qui fait faire de si grands progrès dans les sciences, qui fait bien penser, bien

♦juger, bien parler et bien écrire, ne pourroit point encore servir à être poli.

Il faut très-peu de fonds pour la politesse dans les manières : il en faut beaucoup pour celle de l'esprit.

Il est savant, dit un politique, il est donc incapable d'affaires, je ne lui confierois pas l'état de ma garderobe; et il a raison. Ossat, Ximénes, Richelieu, étoient savants; étoient-ils habiles? ontils passé pour de bons ministres? Il sait le grec, continue l'homme d'état, c'est un grimaud, c'est un philosophe. Et en effet, une fruitière à Athènes, selon les apparences, parloit grec, et par cette raison étoit philosophe. Les Bignon, les Lamoignon, étoient de purs grimauds : qui en peut douter? ils savoient le grec. Quelle vision, quel délire au grand, au sage, au judicieux Antonin de dire « qu'alors les » peuples seroient heureux, si l'empereur philoso» phoit, ou si le philosophe, ou le grimaud, venoit >> à l'empire! »

Les langues sont la clef ou l'entrée des sciences, et rien davantage : le mépris des unes tombe sur les autres. Il ne s'agit point si les langues sont anciennes ou nouvelles, mortes ou vivantes; mais si elles sont grossières ou polies, si les livres qu'elles ont formés sont d'un bon ou d'un mauvais goût. Supposons que notre langue pût un jour avoir le sort de la grecque et de la latine: seroit-on pédant, quelques siècles après qu'on ne la parleroit plus, pour lire Moliere ou La Fontaine ?

Je nomme Euripile, et vous dites, c'est un bel esprit : vous dites aussi de celui qui travaille une poutre, il est charpentier; et de celui qui refait un mur, il est maçon. Je vous demande, quel est l'atelier où travaille cet homme de métier, ce bel esprit? quelle est son enseigne? à quel habit le reconnoît-on ? quels sont ses outils? est-ce le coin? sont-ce le marteau ou l'enclume? où fend-il, où cogne-t-il son ouvrage? où l'expose-t-il en vente? Un ouvrier se pique d'être ouvrier; Euripile se pique-t-il d'être bel esprit? s'il est tel, vous me peignez un fat qui met l'esprit en roture, une ame vile et mécanique à qui ni ce qui est beau ni ce qui est esprit ne sauroient s'appliquer sérieusement ; et s'il est vrai qu'il ne se pique de rien je vous entends, c'est un homme sage et qui a de l'esprit. Ne ditesvous pas encore du savantasse, il est bel esprit, et ainsi du mauvais poëte? Mais vous-même vous croyez-vous sans aucun esprit? et si vous en avez, c'est sans doute de celui qui est beau et convenable; vous voilà donc bel esprit : ou s'il s'en faut peu que vous ne preniez ce nom pour une injure, continuez, j'y consens, de le donner à Euripile, et d'employer cette ironie comme les sots sans le moindre discernement, ou comme les ignorants qu'elle console d'une certaine culture qui leur manque, et qu'ils ne voient que dans les autres.

Qu'on ne me parle jamais d'encre, de papier, de plume, de style, d'imprimeur, d'imprimerie: qu'on ne se hasarde plus de me dire: vous écrivez si bien,

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I

Antisthene continuez d'écrire : ne verrons-nous point de vous un in-folio? traitez de toutes les vertus et de tous les vices dans un ouvrage suivi, méthodique, qui n'ait point de fin; ils devroient ajouter, et nul cours, Je renonce à tout ce qui a été, qui est, et qui sera livre. Bérylle tombe en syncope à la vue d'un chat, et moi à la vue d'un livre. Suis-je mieux nourri et plus lourdement vêtu, suis-je dans ma chambre à l'abri du nord, ai-je un lit de plumes après vingt ans entiers qu'on me débite dans la place? J'ai un grand nom, dites-vous, et beaucoup de gloire; dites que j'ai beaucoup de vent qui ne sert à rien : ai-je un grain de ce métal qui procure toutes choses? Le vil praticien grossit son mémoire, se fait rembourser des frais qu'il n'avance pas, et il a pour gendre un comte ou un magistrat. Un homme rouge 2 ou feuille-morte devient commis, et bientôt plus riche que son maître; il le laisse dans la roture, et avec de l'argent il devient noble. B✶✶ 3 s'enrichit à montrer dans un cercle des marionnettes: BB** 4 à vendre en bouteilles l'eau de la rivière. Un autre charlatan 5 arrive ici de delà les monts avec une malle; il n'est pas déchargé, que les pensions courent; et il est près de retourner d'où il arrive avec des mulets et des fourgons. Mercure 6 est Mercure, et rien davantage, et l'or ne peut payer ses médiations et ses intrigues: on y ajoute la faveur et les distinctions. Et sans parler que des gains licites, on paie au tuilier sa tuile, et à l'ouvrier son temps et son ouvrage :

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