Page images
PDF
EPUB

avec les autres, décident toujours en faveur de leur mérite, et agissent conséquemment.

Vous dites qu'il faut être modeste; les gens bien nés ne demandent pas mieux : faites seulement que les hommes n'empiètent pas sur ceux qui cèdent par modestie, et ne brisent pas ceux qui plient.

:

De même l'on dit, il faut avoir des habits mo: destes; les personnes de mérite ne desirent rien davantage mais le monde veut de la parure, on lui en donne; il est avide de la superfluité, on lui en montre. Quelques uns n'estiment les autres que par de beau linge ou par une riche étoffe; l'on ne refuse pas toujours d'être estimé à ce prix. Il y a des endroits 'où il faut se faire voir un galon d'or plus large ou plus étroit vous fait entrer ou refuser.

Notre vanité et la trop grande estime que nous avons de nous-mêmes nous fait soupçonner dans les autres une fierté à notre égard qui y est quelquefois, et qui souvent n'y est pas : une personne modeste n'a point cette délicatesse.

Comme il faut se défendre de cette vanité qui nous fait penser que les autres nous regardent avec curiosité et avec estime, et ne parlent ensemble que pour s'entretenir de notre mérite et faire notre éloge; aussi devons-nous avoir une certaine confiance qui nous empêche de croire qu'on ne se parle à l'oreille dire du mal de nous, ou que l'on ne rit que pour s'en

que pour

moquer.

D'où vient qu'Alcippe me salue aujourd'hui, me

sourit, et se jette hors d'une portière de peur de me manquer? Je ne suis pas riche, et je suis à pied; il doit dans les règles ne me pas voir : n'est-ce point pour être vu lui-même dans un même fond avec un grand?

L'on est si rempli de soi-même, que tout s'y rapporte : l'on aime à être vu, à être montré, à être salué, même des inconnus : ils sont fiers s'ils l'oublient; l'on veut qu'ils nous devinent.

Nous cherchons notre bonheur hors de nousmêmes, et dans l'opinion des hommes, que nous connoissons flatteurs, peu sincères, sans équité, pleins d'envie, de caprices et de préventions : quelle bizarrerie!

Il semble que l'on ne puisse rire que des choses ridicules: l'on voit néanmoins de certaines gens qui rient également des choses ridicules et de celles qui ne le sont pas. Si vous êtes sot et inconsidéré, qu'il vous échappe devant eux quelque impertincnce, ils rient de vous : si vous êtes sage, et que vous ne disiez que des choses raisonnables, et du ton qu'il les faut dire, ils rient de même.

Ceux qui nous ravissent les biens par la violence ou par l'injustice, et qui nous ôtent l'honneur par la calomnie, nous marquent assez leur haine pour nous, mais ils ne nous prouvent pas également qu'ils aient perdu, à notre égard, toute sorte d'estime; aussi ne sommes-nous pas incapables de quelque retour pour eux, et de leur rendre un jour notre amitié. La moquerie, au contraire, est de toutes

C

les injures celle qui se pardonne le moins; elle est le langage du mépris, et l'une des manières dont il se fait le mieux entendre: elle attaque l'homme dans son dernier retranchement, qui est l'opinion qu'il a de soi-même : elle veut le rendre ridicule à ses propres yeux; et ainsi elle le convainc de la plus mauvaise disposition où l'on puisse être pour lui, et le rend irréconciliable.

C'est une chose monstrueuse que le goût et la facilité qui est en nous de railler, d'improuver et de mépriser les autres; et tout ensemble la colère que nous ressentons contre ceux qui nous raillent, nous improuvent et nous méprisent.

La santé et les richesses ôtent aux hommes l'expérience du mal, leur inspirent la dureté pour leurs semblables; et les gens déjà chargés de leur propre misère sont ceux qui entrent davantage par la compassion dans celle d'autrui.

Il semble qu'aux ames bien nées les fêtes, les spectacles, la symphonie, rapprochent et font mieux sentir l'infortune de nos proches ou de nos amis.

Une grande ame est au-dessus de l'injure, de l'injustice, de la douleur, de la moquerie; et elle seroit invulnérable, si elle ne souffroit par la compassion.

Il y a une espèce de honte d'être heureux à la vue de certaines misères.

On est prompt1à connoître ses plus petits avan· tages, et lent à pénétrer ses défauts : on n'ignore point qu'on a de beaux sourcils, les ongles bien

faits; on sait à peine que l'on est borgne; on ne sait point du tout que l'on manque d'esprit.

Argyre tire son gant pour montrer une belle main, et elle ne néglige pas de découvrir un petit soulier qui suppose qu'elle a le pied petit: elle rit des choses plaisantes ou sérieuses pour faire voir de belles dents si elle montre son oreille, c'est qu'elle l'a bien faite; et si elle ne danse jamais, c'est qu'elle est peu contente de sa taille qu'elle a épaisse. Elle entend tous ses intérêts, à l'exception d'un seul; elle parle toujours, et n'a point d'esprit.

Les hommes comptent presque pour rien toutes les vertus du cœur, et idolâtrent les talents du corps et de l'esprit : celui qui dit froidement de soi, et sans croire blesser la modestie, qu'il est bon, qu'il est constant, fidèle, sincère, équitable, reconnoissant, n'ose dire qu'il est vif, qu'il a les dents belles et la peau douce: cela est trop fort.

Il est vrai qu'il y a deux vertus que les hommes admirent, la bravoure et la libéralité, parce qu'il y a deux choses qu'ils estiment beaucoup, et que ces vertus font négliger, la vie et l'argent : aussi personne n'avance de soi qu'il est brave ou libéral.

Personne ne dit de soi, et sur-tout sans fondement, qu'il est beau, qu'il est généreux, qu'il est sublime; on a mis ces qualités à un trop haut prix: on se contente de le penser.

Quelque rapport qu'il paroisse de la jalousie à l'émulation, il y a entre elles le même éloignement

que

celui qui se trouve entre le vice et la vertu. La jalousie et l'émulation s'exercent sur le même objet, qui est le bien ou le mérite des autres; avec cette différence, que celle-ci est un sentiment volontaire, courageux, sincère, qui rend l'ame féconde, qui la fait profiter des grands exemples, et la porte souvent au-dessus de ce qu'elle admire; et que celle-là au contraire est un mouvement violent et comme un aveu contraint du mérite qui est hors d'elle; qu'elle va même jusques à nier la vertu dans les sujets où elle existe, ou qui, forcée de la reconnoître, lui refuse les éloges ou lui envie les récompenses ; une passion stérile qui laisse l'homme dans l'état où elle le trouve, qui le remplit de lui-même, de l'idée de sa réputation, qui le rend froid et sec sur les actions ou sur les ouvrages d'autrui, qui fait qu'il s'étonne de voir dans le monde d'autres talents que les siens, ou d'autres hommes avec les mêmes talents dont il se pique: vice honteux, et qui par son excès rentre toujours dans la vanité et dans la présomption, et ne persuade pas tant à celui qui en est blessé qu'il a plus d'esprit et de mérite que les autres, qu'il lui fait croire qu'il a lui seul de l'esprit et du mérite.

L'émulation et la jalousie ne se rencontrent guère que dans les personnes de même art, de mêmes talents, et de même condition. Les plus vils artisans sont les plus sujets à la jalousie. Ceux qui font profession des arts libéraux ou des belles-lettres, les peintres, les musiciens, les orateurs, les poëtes,

« PreviousContinue »