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son linge et sur ses habits le potage qu'il vient d'avaler. Il oublie de boire pendant tout le diner; ou s'il s'en souvient, et qu'il trouve que l'on lui donne trop de vin, il en flaque plus de la moitié au visage de celui qui est à sa droite : il boit le, reste tranquillement, et ne comprend pas pourquoi tout le monde éclate de rire de ce qu'il a jeté à terre ce qu'on lui a versé de trop. Il est un jour retenu au lit pour quelque incommodité, on lui rend visite, il y a un cercle d'hommes et de femmes dans sa ruelle qui l'entretiennent, et en leur présence il soulève sa, couverture et crache dans ses draps. On le mène aux Chartreux, on lui fait voir un cloître orné d'ouvrages, tous de la main d'un excellent peintre : le religieux qui les lui explique, parle de S. Bruno, du chanoine et de son aventure, en fait une longue histoire et la montre dans l'un de ces tableaux : Ménalque, qui pendant la narration est hors du cloître, et bien loin audelà, y revient enfin, et demande au père si c'est le chanoine ou S. Bruno qui est damné. Il se trouve par hasard avec une jeune veuve, il lui parle de son défunt mari, lui demande comment il est mort; cette femme, à qui ce discours renouvelle ses douleurs, pleure, sanglotte, et ne laisse pas de reprendre tous les détails de la maladie de son époux,' qu'elle conduit depuis la veille de sa fièvre qu'il se portoit bien, jusqu'à l'agonie : « Madame, »lui demande Ménalque, qui l'avoit apparemment écoutée avec attention, « n'aviez-vous que celui-là? » Il

s'avise un matin de faire tout hâter dans sa cuisine, il se lève avant le fruit, et prend congé de la compagnie : on le voit ce jour-là en tous les endroits de la ville, hormis en celui où il a donné un rendez-vous précis pour cette affaire qui l'a empêché de dîner, et l'a fait sortir à pied, de peur que son carrosse ne le fit attendre. L'entendez-vous crier, gronder, s'emporter contre l'un de ses domestiques? il est étonné de ne le point voir; où peut-il être ? dit-il; que fait-il? qu'est-il devenu? qu'il ne se présente plus devant moi, je le chasse dès à cette heure le valet arrive, à qui il demande fièrement d'où il vient; il lui répond qu'il vient de l'endroit où il l'a envoyé, et il lui rend un fidèle compte de sa commission. Vous le prendriez souvent pour tout ce qu'il n'est pas ; pour un stupide, car il n'écoute point, et il parle encore moins; pour un fou, car outre qu'il parle tout seul, il est sujet à de certaines grimaces et à des mouvements de tête involontaires; pour un homme fier et incivil, car vous le saluez, et il passe sans vous regarder, ou il vous regarde sans vous rendre le saiut; pour un inconsidéré, car il parle de banqueroute au milieu d'une famille où il y a cette tache; d'exécution et d'échafaud devant un homme dont le père y a monté; de roture devant les roturiers qui sont riches, et qui se donnent pour nobles. De même il a dessein d'élever auprès de soi un fils naturel, sous le nom et le personnage d'un valet; et quoiqu'il veuille le dérober à la connoissance de sa femme et de ses enfants,

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il lui échappe de l'appeler son fils dix fois le jour: il a pris aussi la résolution de marier son fils à la fille d'un homme d'affaires, et il ne laisse pas de dire de temps en temps, en parlant de sa maison et de ses ancêtres, que les Ménalque ne se sont jamais mésalliés. Enfin il n'est ni présent ni attentif dans une compagnie à ce qui fait le sujet de la conversation: il pense et il parle tout à la fois; mais la chose dont il parle est rarement celle à laquelle il pense; aussi ne parle-t-il guère conséquemment et avec suite: où il dit NON, souvent il faut dire oui; et où il dit our, croyez qu'il veut dire NoNil a, en vous répondant si juste, les fort ouverts, mais il ne s'en sert point, il ne regarde ni vous ni personne, ni rien qui soit au monde : tout ce que vous pouvez tirer de lui, et encore dans le temps qu'il est le plus appliqué et d'un meilleur commerce, ce sont ces mots : « Oui` vrai>>ment: C'est vrai: Bon! Tout de bon? Oui-dà : Je » pense qu'oui: Assurément : Ah ciel!» et quelques autres monosyllabes qui ne sont pas même placés à propos. Jamais aussi il n'est avec ceux avec qui il paroît être : il appelle sérieusement son laquais MONSIEUR; et son ami, il l'appelle LA VERDURE: il dit VOTRE RÉVÉRENCE1 à un prince du sang, et VOTRE ALTESSE à un jésuite. Il entend la messe, le prêtre vient à éternuer, il lui dit, DIEU VOUS ASSISTE! Il se trouve avec un magistrat : cet homme grave par son caractère, vénérable par son âge et par sa dignité, l'interroge sur un événement, et

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lui demande si cela est ainsi : Ménalque lui répond, OUI MADEMOISELLE. Il revient une fois de la cam pagne, ses laquais en livrées entreprennent de le voler et y réussissent; ils descendent de son carrosse, lui portent un bout de flambeau sous la gorge, lui

demandent la bourse, et il la rend: arrivé chez soi, il raconte son aventure à ses amis, qui ne manquent pas de l'interroger sur les circonstances, et il leur dit : « demandez à mes gens, ils y étoient. >>

L'incivilité n'est pas un vice de l'ame; elle est l'effet de plusieurs vices, de la sotte vanité, de l'ignorance de ses devoirs, de la paresse, de la stupidité, de la distraction, du mépris des autres, de la jalousie : pour ne se répandre que sur les dehors, elle n'en est que plus haïssable, parce que c'est toujours un défaut visible et manifeste : il est vrai cependant qu'il offense plus ou moins selon la cause qui le produit.

Dire d'un homme colère, inégal, querelleur; chagrin, pointilleux, capricieux, c'est son humeur,' n'est pas l'excuser, comme on le croit, mais avouer sans y penser que de si grands défauts sont irremédiables.

Ce qu'on appelle humeur est une chose trop négligée parmi les hommes; ils devroient comprendre qu'il ne leur suffit pas d'être bons, mais qu'ils doivent encore paroître tels, du moins s'ils tendent à être sociables, capables d'union et de commerce, c'est-à-dire, à être des hommes. L'on n'exige pas des ames malignes qu'elles aient de la douceur et

La Bruyere. 2.

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de la souplesse : elle ne leur manque jamais; et elle leur sert de piége pour surprendre les simples, et pour faire valoir leurs artifices: l'on desireroit de ceux qui ont un bon cœur, qu'ils fussent toujours pliants, faciles, complaisants, et qu'il fût moins vrai quelquefois que ce sont les méchants qui nuisent, et les bons qui font souffrir.

Le commun des hommes va de la colère à l'injure: quelques uns en usent autrement, ils offensent et puis ils se fâchent: la surprise où l'on est toujours de ce procédé ne laisse pas de place au ressen

timent.

Les hommes ne s'attachent pas assez à ne point manquer les occasions de faire plaisir : il semble que l'on n'entre dans un emploi que pour pouvoir obliger et n'en rien faire. La chose la plus prompte et qui se présente d'abord, c'est le refus, et l'on n'accorde que par réflexion.

Sachez précisément ce que vous pouvez attendre des hommes en général, et de chacun d'eux en par ticulier, et jetez-vous ensuite dans le commerce du monde.

Si la pauvreté est la mère des crimes, le défaut d'esprit en est le père.

Il est difficile qu'un fort malhonnête homme ait assez d'esprit un génie qui est droit et perçant conduit enfin à la règle, à la probité, à la vertu. H manque du sens et de la pénétration à celui qui s'opiniâtre dans le mauvais comme dans le faux : l'on cherche en vain à le corriger par des traits de

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