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de son état, aimer le bien de son état et sa gloire plus que sa vie : une puissance très-absolue, qui ne laisse point d'occasion aux brigues, à l'intrigue et à la cabale; qui ôte cette distance infinie qui est quelquefois entre les grands et les petits, qui les rapproche, et sous laquelle tous plient également : une étendue de connoissances qui fait que le prince voit tout par ses yeux, qu'il agit immédiatement et par lui-même, que ses généraux ne sont, quoiqu'éloignés de lui, que ses lieutenants, et les ministres que ses ministres : une profonde sagesse qui sait déclarer la guerre, qui sait vaincre et user de la victoire, qui sait faire la paix, qui sait la rompre, qui sait quelquefois, et selon les divers intérêts, contraindre les ennemis à la recevoir; qui donne des règles à une vaste ambition, et sait jusques où l'on doit conquérir: au milieu d'ennemis couverts ou déclarés se procurer le loisir des jeux, des fêtes, des spectacles; cultiver les arts et les sciences, former et exécuter des projets d'édifices surprenants un génic enfin supérieur et puissant qui se fait aimer et révérer des siens, craindre des étrangers; qui fait d'une cour, et même de tout un royaume, comme une seule famille unie parfaitement sous un même chef, dont l'union et la bonne intelligence est redoutable au reste du monde. Ces admirables vertus me semblent renfermées dans l'idée du souverain. Il est vrai qu'il est rare de les voir réunies dans un même sujet : il faut que trop de choses concourent à la fois,

l'esprit, le cœur, les dehors, le tempérament; et il me paroît qu un monarque qui les rassembleroit toutes en sa personne, seroit bien digne du nom de GRAND.

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CHAPITRE XI.

DE L'HOM ME.

E nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l'amour d'eux-mêmes, et l'oubli des autres ils sont ainsi faits, c'est leur nature : s'en fâcher, c'est ne pouvoir supporter que la pierre tombe, ou que le feu s'élève.

Les hommes en un sens ne sont point légers, ou ne le sont que dans les petites choses: ils changent leurs habits, leur langage, les dehors, les bienséances; ils changent de goûts quelquefois : ils gardent leurs mœurs toujours mauvaises; fermes et constants dans le mal, ou dans l'indifférence pour la vertu.

Le stoïcisme est un jeu d'esprit et une idée semblable à la république de Platon. Les stoïques ont feint qu'on pouvoit rire dans la pauvreté, être insensible aux injures, à l'ingratitude, aux pertes des biens, comme à celles des parents et des amis, regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente qui ne devoit ni réjouir, ni rendre triste; n'être vaincu ni par le plaisir, ni par la douleur; sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir, ni jeter une seule larme; et ce phantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l'appeler un sage. Ils ont laissé à l'homme tous les défauts

qu'ils lui ont trouvés, et n'ont presque relevé aucun de ses foibles: au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l'en corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une perfection et d'un héroïsme dont il n'est point capable, et l'ont exhorté à l'impossible. Ainsi le sage, qui n'est pas ou qui n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux: ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë ne sauroient lui arracher une plainte; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l'entraîner dans leur chûte, et il demeureroit ferme sur les ruines de l'univers: pendant que l'homme qui est en effet, soft de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration pour un chien perdu, ou pour une porcelaine qui est en pièces.

Inquiétude d'esprit, inégalité d'humeur, inconstance de cœur, incertitude de conduite : tous vices de l'ame, mais différents, et qui, avec tout le rapport qui paroît entre eux, ne se supposent pas toujours l'un l'autre dans un même sujet.

Il est difficile de décider si l'irrésolution rend l'homme plus malheureux que méprisable: de même s'il y a toujours plus d'inconvénients à prendre un mauvais parti, qu'à n'en prendre aucun.

Un homme inégal n'est pas un seul homme, ce sont plusieurs : il se multiplie autant de fois qu'il a de nouveaux goûts et de manières différentes : il est à chaque moment ce qu'il n'étoit point, et

va être bientôt ce qu'il n'a jamais été, il se succède à lui-même : ne demandez pas de quelle complexion il est, mais quelles sont ses complexions; ni de quelle humeur, mais combien il a de sortes d'hu'meurs. Ne vous trompez-vous point? Est-ce Eutichrate que vous abordez? Aujourd'hui quelle glace pour vous! hier il vous cherchoit, il vous caressoit, vous donniez de la jalousie à ses amis, vous reconnoît-il bien? dites-lui votre nom.

* Ménalque descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir, il la referme : il s'apperçoit qu'il est en bonnet de nuit ; et venant à mieux s'examiner, il se trouve rasé à moitié, il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, et que sa chemise est par-dessus ses chausses. S'il marche dans les places, il se sent tout d'un coup rudement frapper à l'estomac ou au visage, il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu'à ce qu'ouvrant les yeux et se réveillant, il se trouve ou devant un limon de charrette, ou derrière un long ais de menuiserie que porte un ouvrier sur ses épaules. On l'a vu une fois heurter du front contre celui d'un aveugle, s'embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui chacun de son côté à la renverse. Il lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tête à la rencontre d'un prince et sur son passage, se reconnoître à peine et n'avoir que le loisir de se coller à un mur pour Ceci est moins un caractère particulier qu'un recueil de faits de distraction.

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