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l'ouvrier: si c'est un cheval, les crins sont tournés d'une main hardie, ils voltigent et semblent être le jouet du vent; l'œil est ardent, les naseaux soufflent le feu et la vie; un ciseau de maître s'y retrouve en mille endroits; il n'est pas donné à ses copistes ni à ses envieux d'arriver à de telles fautes leurs chefs-d'œuvre ; l'on voit bien par quelque chose de manqué par un habile homme, et une faute de Praxitele.

que

c'est

Mais qui sont ceux qui, si tendres et si scrupu leux, ne peuvent même supporter que, sans bles ser et sans nommer les vicieux, on se déclare contre le vice? sont-ce des chartreux et des solitaires? sont-ce les jésuites, hommes pieux et éclairés ? sont-ce ces hommes religieux qui habitent en France les cloîtres et les abbayes? Tous au contraire lisent ces sortes d'ouvrages, et en particulier, et en public à leurs récréations; ils en inspirent la lecture à leurs pensionnaires, à leurs élèves; ils en dépeuplent les boutiques, ils les conservent dans leurs bibliothèques : n'ont-ils pas les premiers reconnu le plan et l'économie du livre des Caractères? n'ont-ils pas observé que de seize chapitres qui le composent, il y en a quinze qui s'attachent à découvrir le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les objets des passions et des attachements humains, ne tendent qu'à ruiner tous les obstacles qui affoiblissent d'abord, et qui éteignent ensuite dans tous les hommes la connoissance de Dieu qu'ainsi ils ne sont que des préparations au seizième et dernier

chapitre, où l'athéisme est attaqué et peut-être confondu, où les preuves de Dieu, une partie du moins de celles que les foibles hommes sont capables de recevoir dans leur esprit, sont apportées, où la providence de Dieu est défendue contre l'insulte et les plaintes des libertins? Qui sont donc ceux qui osent répéter contre un ouvrage si sérieux et si utile ce continuel refrain, « c'est médisance, >> c'est calomnie »? Il faut les nommer, ce sont des poëtes. Mais quels poëtes? Des auteurs d'hymnes sacrées ou des traducteurs de psaumes, des Godeaux ou des Corneilles? Non, mais des faiseurs de stances et d'élégies amoureuses, de ces beaux esprits qui tournent un sonnet sur une absence ou sur un retour, qui font une épigramme sur une belle gorge, un madrigal sur une jouissance. Voilà ceux qui, par délicatesse de conscience, ne souffrent qu'impatiemment qu'en ménageant les particuliers avec toutes les précautions que la prudence peut sug gérer, j'essaie dans mon livre des mœurs de décrier, s'il est possible, tous les vices du cœur et de l'esprit, de rendre l'homme raisonnable et plus proche de devenir chrétien. Tels ont été les Théobaldes, ou ceux du moins qui travaillent sous eux et dans leur atelier.

Ils sont encore allés plus loin; car, palliant d'une politique zélée le chagrin de ne se sentir pas à leur gré si bien loués et si long-temps que chacun des autres académiciens, ils ont osé faire des applications délicates et dangereuses de l'endroit de ma

harangue où; m'exposant seul à prendre le parti de toute la littérature contre leurs plus irréconci liables ennemis, gens pécunieux, que l'excès d'ar gent, ou qu'une fortune faite par de certaines voies, jointe à la faveur des grands qu'elle leur attire nécessairement, mène jusqu'à une froide insolence, je leur fais à la vérité à tous une vive apostrophe,' mais qu'il n'est pas permis de détourner de dessus eux pour la rejeter sur un seul, et sur tout autre.

Ainsi en usent à mon égard, excités peut-être par les Théobaldes, ceux qui, se persuadant qu'un auteur écrit seulement pour les amuser par la satire, et point du tout pour les instruire par une saine morale, au lieu de prendre pour eux et de faire servir à la correction de leurs moeurs les divers traits qui sont semés dans un ouvrage, s'appliquent à découvrir, s'ils le peuvent, quels de leurs amis ou de leurs ennemis ces traits peuvent regarder, négligent dans un livre tout ce qui n'est que remarques solides ou sérieuses réflexions, quoiqu'en si grand nombre qu'elles le composent presque tout entier, pour ne s'arrêter qu'aux peintures ou aux caractères; et après les avoir expliqués à leur manière, et en avoir cru trouver les originaux, donnent au public de longues, listes, ou, comme ils les appellent, des clefs, et qui leur sont aussi inutiles qu'elles sont injurieuses aux personnes dont les noms s'y voient déchiffrés, et à l'écrivain qui en est la cause, quoiqu'innocente.

J'avois pris la précaution de protester dans une

La Bruyere. 2.

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préface contre toutes ces interprétations, que quelque connoissance que j'ai des hommes m'avoit fait prévoir, jusqu'à hésiter quelque temps si je devois rendre mon livre public, et à balancer entre le desir d'être utile à ma patrie par mes écrits, et la crainte de fournir à quelques uns de quoi exercer leur malignité. Mais puisque j'ai eu la foiblesse de publier ces Caractères, quelle digue élèverai-je contre ce déluge d'explications qui inonde la ville et qui bientôt va gagner la cour? Dirai-je sérieusement, et protesterai-je avec d'horribles serments, que je ne suis ni auteur ni complice de ces clefs qui courent; que je n'en ai donné aucune; que mes plus familiers amis savent que je les leur ai toutes refusées; que les personnes les plus accréditées de la cour ont désespéré d'avoir mon secret ? N'est-ce

pas la même chose que si je me tourmentois beau

coup à soutenir que je ne suis pas un malhonnête homme, un homme sans pudeur, sans mœurs, sans conscience, tel enfin que les gazetiers dont je viens de parler ont voulu me représenter dans leur libelle diffamatoire ?

Mais d'ailleurs comment aurois-je donné ces sortes de clefs, si je n'ai pu moi-même les forger telles qu'elles sont, et que je les ai yues? Étant presque toutes différentes entre elles, quel moyen de les faire servir à une même entrée, je veux dire à l'intelligence de mes remarques? Nommant des personnes de la cour et de la ville à qui je n'ai jamais parlé, que je ne connois point, peuvent-elles

partir de moi, et être distribuées de ma main ? Aurois-je donné celles qui se fabriquent à Romorentin, à Mortagne et à Belesme, dont les différentes applications sont à la baillive, à la femme de l'assesseur, au président de l'élection, au prévôt de la maréchaussée, et au prévôt de la collégiale? Les noms y sont fort bien marqués, mais ils ne m'aident pas davantage à connoître les personnes. Qu'on me permette ici une vanité sur mon ouvrage : je suis presque disposé à croire qu'il faut que mes peintures expriment bien l'homme en gé néral, puisqu'elles ressemblent à tant de particuliers, et que chacun y croit voir ceux de sa ville ou de sa province. J'ai peint à la vérité d'après nature, mais je n'ai pas toujours songé à peindre celui ci ou celle-là dans mon livre des moeurs. Je ne me suis point loué au public pour faire des portraits qui ne fussent que vrais et ressemblants, de peur que quelquefois ils ne fussent pas croyables, et ne parussent feints ou imaginés: me rendant plus dificile, je suis allé plus loin; j'ai pris un trait d'un côté et un trait d'un autre; et de ces divers traits, qui pouvoient convenir à une même personne, j'en ai fait des peintures vraisemblables, cherchant moins à réjouir les lecteurs par le caractère, ou, comme le disent les mécontents, par la satire de quelqu'un, qu'à leur proposer des défauts à éviter, et des modèles à suivre.

Il me semble doncque je dois être moins blamé que plaint de ceux qui par hasard verroient leurs noms

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