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de spécieux prétextes, goûtent aisément un projet d'ambition que quelques grands ont médité; ils en parlent avec intérêt, il leur plaît même par la hardiesse ou par la nouveauté que l'on lui impute, ils y sont déjà accoutumés, et n'en attendent que le succès, lorsque, venant au contraire à avorter, ils décident avec confiance, et sans nulle crainte de se tromper, qu'il étoit téméraire et ne pouvoit réussir.

Il y a de tels projets, d'un si grand éclat et d'une conséquence si vaste, qui font parler les hommes si long-temps, qui font tant espérer ou tant craindre, selon les divers intérêts des peuples, que toute la gloire et toute la fortune d'un homme y sont commises. Il ne peut pas avoir paru sur la scène avec un si bel appareil, pour se retirer sans rien dire; quelques affreux périls qu'il commence à prévoir dans la suite de son entreprise, il faut qu'il l'entame, le moindre mal pour lui est de la

manquer.

Dans un méchant homme il n'y a pas de quoi faire un grand homme. Louez ses vues et ses projets, admirez sa conduite, exagérez son habileté à se servir des moyens les plus propres et les plus courts pour parvenir à ses fins: si ses fins sont mauvaises, la prudence n'y a aucune part; et où manque la prudence, trouvez la grandeur si vous le pouvez.

Un ennemi est mort 2, qui étoit à la tète d'une armée formidable, destinée à passer le Rhin; il savoit la guerre, et son expérience pouvoit être

secondée de la fortune: quels feux de joie a-t-on vus? quelle fête publique? Il y a des hommes au contraire naturellement odieux, et dont l'aversion devient populaire : ce n'est point précisément par les progrès qu'ils font, ni par la crainte de ceux qu'ils peuvent faire, que la voix du peuple 1 éclate à leur mort, et que tout tressaille, jusqu'aux enfants, dės que l'on murmure dans les places que la terre enfin en est délivrée.

I

O temps! ô mœurs! s'écrie Héraclite, ô malheureux siècle! siècle rempli de mauvais exemples, où la vertu souffre, où le crime domine, où il triomphe! Je veux être un Lycaon, un Égisthe, l'occasion ne peut être meilleure, ni les conjonctures plus favorables, si je desire du moins de fleurir et de prospérer. Un homme dit 2: Je passerai la mer, je dépouilleraimon père de son patrimoine, je le chasserai, lui, sa femme, son héritier, de ses terres et de ses états; et, comme il l'a dit, il l'a fait. Ce qu'il devoit appréhender, c'étoit le ressentiment de plusieurs rois qu'il outrage en la personne d'un seul roi : mais ils tiennent pour lui; ils lui ont presque dit : Passez la mer, dépouillez votre père 3, montrez à tout l'univers qu'on peut chasser un roi de son royaume, ainsi qu'un petit seigneur de son château, ou un fermier de sa métairie : qu'il n'y ait plus de différence entre de simples particuliers et nous, nous sommes las de ces distinctions: apprenez au monde que ces peuples que Dieu a mis sous nos pieds peuvent nous abandonner, nous trahir, nous livrer,

se livrer eux-mêmes à un étranger; et qu'ils ont moins à craindre de nous, que nous d'eux et de leur puissance. Qui pourroit voir des choses si tri tes avec des yeux secs et une ame tranquille ? Il n'y a point de charges qui n'aient leurs priviléges: il n'y a aucun titulaire qui ne parle, qui ne plaide, qui ne s'agite pour les défendre: la dignité royale scule n'a plus de priviléges, les rois eux-mêmes y ont renoncé. Un seul, toujours bon et magnanime, ouvre ses bras à une familie malheureuse. Tous les autres se liguent comme pour se venger de lui, et de l'appui qu'il donne à une cause qui lai est commune: l'esprit de pique et de jalousie prévaut chez eux à l'intérêt de l'honneur, de la religion, et de leur état; est-ce asséz? à leur intérêt personnel et domestique; il y va, je ne dis pas de leur élection, mais de leur succession, de leurs droits comme héréditaires; enfin dans tout, l'homme l'emporte sur le souverain. Un prince délivroit l'Europe 2, sc délivroit lui-même d'un fatal ennemi, alloit jouir de la gloire d'avoir détruit un grand empire3: il la néglige pour une guerre douteuse. Ceux qui sont nés 4 arbitres et médiateurs temporisent; et lorsqu'ils pourroient avoir déjà employé utilement leur médiation, ils la promettent. O pâtres, continue Héraclite, ô rustres qui habitez sous le chaume et dans les cabanes ! si les événements ne vont point jusqu'à vous, si vous n'avez point le cœur percé par la malice des hommes, si on ne parle plus d'hommes dans vos contrées, mais seulement de

renards et de loups cerviers, recevez-moi parmi yous à manger votre pain noir, et à boire l'eau de vos citernes !

Petits hommes hauts de six pieds, tout au plus de sept, qui vous enfermez aux foires comme géants, et comme des pièces rares dont il faut acheter la vue, dès que vous allez jusques à huit pieds; qui vous donnez sans pudeur de la hautesse et de l'éminence, qui est tout ce que l'on pourroit accorder à ces montagnes voisines du ciel, et qui voieat les nuages se former au-dessous d'elles; espèce d'animaux glorieux et superbes, qui méprisez toute autre espèce, qui ne faites pas même comparaison avec l'éléphant et la baleine, approchez, hommes, répondez un peu à Démocrite. Ne dites-vous pas en commun proverbe, « des loups ravissants, des » lions furieux, malicieux comme un singe? >> et vous autres, qui êtes-vous? J'entends corner sans cesse à mes oreilles, « l'homme est un animal raison>>nable: » qui vous a passé cette définition? sont-ce les loups, les singes et les lions; ou si vous vous l'êtes accordée à vous-mêmes? C'est déjà une chose plaisante, que vous donniez aux animaux, vos confrères, ce qu'il y a le pire, pour prendre pour vous ce qu'il y a de meilleur : laissez-les un peu se définir eux-mêmes, et vous verrez comme ils s'oublie ront, et comme vous serez traités. Je ne parle point, ô hommes, de vos légèretés, de vos folies et de vos caprices, qui vous mettent au-dessous de la taupe ét de la tortue qui vont sagement leur petit

train, et qui suivent, sans varier, l'instinct de leur nature: mais écoutez-moi un moment. Vous dites d'un tiercelet de faucon qui est fort léger, et qui fait une belle descente sur la perdrix, Voilà un bon oiseau; et d'un lévrier qui prend un lièvre corps à corps, C'est un bon lévrier: je consens aussi que vous disiez d'un homme qui court le sanglier, qui le met aux abois, qui l'atteint et qui le perce, Voilà un brave homme. Mais si vous voyez deux chiens qui s'aboient, qui s'affrontent, qui se mordent et se déchirent, vous dites, Voilà de sots animaux; et vous prenez un bâton pour les séparer. Que si l'on vous disoit que tous les chats d'un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, et qu'après avoir miaulé tout leur saoul ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres, et ont joué ensemble de la dent et de la griffe, que de cette mêlée il est demeuré de part et d'autre neuf à dix mille chats sur la place, qui ont infecté l'air à dix lieues de là par leur puanteur; ne diriez-vous pas, Voilà le plus abominable sabhat dont on ait jamais oui parler? Et si les loups en faisoient de même, quels hurlements! quelle boucherie ! Et si les uns ou les autres vous disoient qu'ils aiment la gloire, concluriez-vous de ce discours qu'ils la mettent à se trouver à ce beau rendez-vous, à détruire ainsi et à anéantir leur propre espèce? ou, après l'avoir conclu, ne ririez-vous pas de tout votre cœur de l'ingénuité de ces pauvres hétes? Vous avez déjà, en animaux raisonnables, et pour

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