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combattre les saisons et l'ennemi, on peut être forcé dans ses lignes, enfermé entre une ville et une armée quelles extrémités! on perd courage, on murmure: est-ce un si grand inconvénient que de lever un siége? le salut de l'état dépend-il d'une citadelle de plus ou de moins? ne faut-il pas, ajoutent-ils, fléchir sous les ordres du ciel qui semble se déclarer contre nous, et remettre la partie à un autre temps ? Alors ils ne comprennent plus la fermeté, et, s'ils l'osoient dire, l'opiniâtreté du général qui se roidit contre les obstacles, qui s'anime par la difficulté de l'entreprise, qui veille la nuit et s'expose le jour pour la conduire à sa fin. A-t-on capitulé, ces hommes si découragés relèvent l'importance de cette conquête, en prédisent les suites, exagèrent la nécessité qu'il y avoit de la faire, le péril et la honte qui suivoient de s'en désister, prouvent que l'armée qui nous couvroit des ennemis étoit invincible: ils reviennent avec la cour, passent par les villes et bourgades, fiers d'être regardés de la bourgeoisie, qui est aux fenêtres, comme ceux mêmes qui ont pris la place; ils en triomphent par les chemins, ils se croient braves: revenus chez eux, ils vous étourdissent de flancs, de redans, de ravelins, de fausse-braie, de courtines et de chemin couvert ; ils rendent compte des endroits où l'envie de voir les a portés, et où il ne laissoit pas d'y avoir du péril, des hasards qu'ils ont courus à leur retour d'être pris ou tués par l'ennemi : ils taisent seulement qu'ils ont eu peur.

C'est le plus petit inconvénient du monde, que de demeurer court dans un sermon ou dans une harangue. Il laisse à l'orateur ce qu'il a d'esprit, de bon sens, d'imagination, de mœurs et de doctrine, il ne lui ôte rien; mais on ne laisse pas de s'étonner que les hommes, ayant voulu une fois y attacher une espèce de honte et de ridicule, s'exposent, par de longs et souvent d'inutiles discours, à en courir tout le risque.

Ceux qui emploient mal leur temps sont les premiers à se plaindre de sa brièveté. Comme ils le consument à s'habiller, à manger, à dormir, à de sots discours, à se résoudre sur ce qu'ils doivent faire, et souvent à ne rien faire, ils en manquent pour leurs affaires ou pour leurs plaisirs : ceux au contraire qui en font un meilleur usage en ont de

reste.

Il n'y a point de ministre si occupé qui ne sache perdre chaque jour deux heures de temps, cela va loin à la fin d'une longue vie; et si le mal est encore plus grand dans les autres conditions des hommes, quelle perte infinie ne se fait pas dans le monde d'une chose si précieuse, et dont l'on se plaint qu'on n'a point assez !

Il y a des créatures de Dieu, qu'on appelle des hommes, qui ont une ame qui est esprit, dont toute la vie est occupée et toute l'attention est réunie à scier du marbre: cela est bien simple, c'est bien peu de chose. Il y en a d'autres qui s'en étonnent, mais qui sont entièrement inutiles, et qui passent les

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jours à ne rien faire : c'est encore moins que de scier du marbre.

La plupart des hommes oublient si fort qu'ils ont une ame, et se répandent en tant d'actions et d'exercices où il semble qu'elle est inutile, que l'on croit parler avantageusement de quelqu'un, en disant qu'il pense; cet éloge même est devenu vulgaire, qui pourtant ne met cet homme qu'au-dessus du chien ou du cheval.

d'es

A quoi vous divertissez-vous? à quoi passez-vous le temps? vous demandent les sots et les gens prit. Si je réplique que c'est à ouvrir les yeux et à voir; à prêter l'oreille et à entendre; à avoir la santé, le repos, la liberté, ce n'est rien dire : les solides biens, les grands biens, les seuls biens, ne sont pas comptés, ne se font pas sentir. Jouez-vous? masquez-vous? il faut répondre.

Est-ce un bien pour l'homme que la liberté, si elle peut être trop graude et trop étendue, telle enfin qu'elle ne serve qu'à lui faire desirer quelque chose, qui est d'avoir moins de liberté?

La liberté n'est pas oisiveté; c'est un usage libre du temps, c'est le choix du travail et de l'exercice: être libre, en un mot, n'est pas ne rien faire, c'est être seul arbitre de ce qu'on fait ou de ce qu'on ne fait point: quel bien en ce sens que la liberté !

César n'étoit point trop vieux pour penser à la conquête de l'univers : il n'avoit point d'autre béatitude à se faire que le cours d'une belle vie, et un grand nom après sa mort: né fier, ambitieux, et se

portant bien comme il faisoit, il ne pouvoit mieux employer son temps qu'à conquérir le monde. Alexandre étoit bien jeune pour un dessein si sérieux : il est étonnant que dans ce premier âge les femmes ou le vin n'aient plutôt rompu son entreprise.

Un jeune prince 1, d'une race auguste, l'amour et l'espérance des peuples, donné du ciel pour prolonger la félicité de la terre, plus grand que ses aïeux, fils d'un héros qui est son modèle, a déjà montré à l'univers, par ses divines qualités et par une vertu anticipée, que les enfants des héros sont plus proches de l'être que les autres hommes.

Si le monde dure seulement cent millions d'années, il est encore dans toute sa fraîcheur, et ne fait presque que commencer : nous-mêmes nous touchons aux premiers hommes et aux patriarches: et qui pourra ne nous pas confondre avec eux dans des siècles si reculés? Mais si l'on juge par le passé de l'avenir, quelles choses nouvelles nous sont inconnues dans les arts, dans les sciences, dans la nature, et j'ose dire dans l'histoire! quelles découvertes ne fera-t-on point! quelles différentes, révolutions ne doivent pas arriver sur toute la face de la terre, dans les états et dans les empires! quelle ignorance est la nôtre! et quelle légère expérience que cella de six ou sept mille ans !

Il n'y a point de chemin trop long à qui marche lentement et sans se presser : il n'y a point d'avantages trop éloignés à qui s'y prépare par la patience.

Ne faire sa cour à personne, ni attendre de quelqu'un qu'il vous fasse la sienne, douce situation, âge d'or, état de l'homme le plus naturel!

Le monde est pour ceux qui suivent les cours ou qui peuplent les villes : la nature n'est que pour ceux qui habitent la campagne; eux seuls vivent, eux seuls du moins connoissent qu'ils vivent.

Pourquoi me faire froid, et vous plaindre de ce qui m'est échappé sur quelques jeunes gens qui peuplent les cours? êtes-vous vicieux, ô Thrasille? je ne le savois pas, et vous me l'apprenez: ce que je sais est que vous n'êtes plus jeune.

Et vous qui voulez être offensé personnellement de ce que j'ai dit de quelques grands, ne criez-vous point de la blessure d'un autre? êtes-vous dédaigneux, malfaisant, mauvais plaisant, flatteur, hypocrite? je l'ignorois, et ne pensois pas à vous; j'ai parlé des grands.

L'esprit de modération, et une certaine sagesse dans la conduite, laissent les hommes dans l'obscurité il leur faut de grandes vèrtus pour être connus et admirés, ou peut-être de grands vices.

Les hommes, sur la conduite des grands et des petits indifféremment, sont prévenus, charmés, enlevés par la réussite : il s'en faut peu que le crime heureux ne soit loué comme la vertu même, et que le bonheur ne tienne lieu de toutes les vertus. C'est un noir attentat, c'est une sale et odieuse entreprise, que celle que le succès ne sauroit justifier.

Les hommes, séduits par de belles apparences et

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