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plus que penser, je parvins au même point où vous êtes; avec cette différence, que mon incrédulité, fruit tardif d'un âge plus mûr, s'étoit formée avec plus de peine, et devoit être plus difficile à détruire.

J'étois dans ces dispositions d'incertitude et de doute que Descartes exige pour la recherche de la vérité. Cet état est peu fait pour durer, il est inquiétant et pénible; il n'y a que l'intérêt du vice ou de l'âme qui nous y laisse. Je n'avois point le cœur assez corrompu pour m'y plaire; et rien ne conserve mieux l'habitude de réfléchir que d'être plus content de soi que de sa fortune.

la

paresse

Je méditois donc sur le triste sort des mortels flottans sur cette mer des opinions humaines, sans gouvernail, sans boussole, et livrés à leurs passions orageuses, sans autre guide qu'un pilote inexpérimenté qui méconnoît sa route, et qui ne sait ni d'où il vient ni où il va. Je me disois, J'aime la vérité, je la cherche, et ne puis la reconnoître; qu'on me la montre, et j'y demeure attaché: pourquoi faut-il qu'elle se dérobe à l'empressement d'un cœur fait pour l'adorer?

Quoique j'aie souvent éprouvé de plus grands maux, je n'ai jamais mené une vie aussi constamment désagréable que dans ces temps de trouble et d'anxiétés, où, sans cesse errant de doute en doute, je ne rapportois de mes longues méditations qu'incertitude, obscurité, contradictions sur la cause de mon être et sur la règle de mes devoirs.

Comment peut-on être sceptique par système et de bonne foi? je ne saurois le comprendre. Ces philosophes, ou n'existent pas, ou sont les plus malheureux des hommes. Le doute sur les choses qu'il nous importe de connoître est un état trop violent pour l'esprit humain il n'y résiste pas long-temps; il se décide malgré lui de manière ou d'autre, et il aime mieux se tromper que ne rien croire.

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Ce qui redoubloit mon embarras, étoit qu'étant né dans une Église qui décide tout, qui ne permet aucun doute, un seul point rejeté me faisoit rejeter tout le reste, et que l'impossibilité d'admettre tant de décisions absurdes me détachoit aussi de celles qui ne l'étoient pas. En me disant, croyez tout, on m'empêchoit de rien croire, et je ne savois plus où m'arrêter.

Je consultai les philosophes, je feuilletai leurs livres, j'examinai leurs diverses opinions; je les trouvai tous fiers, affirmatifs, dogmatiques, même dans leur scepticisme prétendu, n'ignorant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns des autres ; et ce point commun à tous me parut le seul sur lequel ils ont tous raison. Triomphans quand ils attaquent, ils sont sans vigueur en se défendant. Si vous pesez les raisons, ils n'en ont que pour détruire; si vous comptez les voix, chacun est réduit à la sienne; ils ne s'accordent que pour disputer : les écouter n'étoit pas le moyen de sortir de mon incertitude.

Je conçus que l'insuffisance de l'esprit humain est

la première cause de cette prodigieuse diversité de sentimens, et que l'orgueil est la seconde. Nous n'avons point la mesure de cette machine immense, nous n'en pouvons calculer les rapports; nous n'en connoissons ni les premières lois ni la cause finale; nous nous ignorons nous-mêmes; nous ne connoissons ni notre nature ni notre principe actif; à peine savons-nous si l'homme est un être simple ou composé; des mystères impénétrables nous environnent de toutes parts; ils sont au-dessus de la région sensible; pour les percer nous croyons avoir de l'intelligence, et nous n'avons que de l'imagination. Chacun se fraye, à travers ce monde imaginaire, une route qu'il croit la bonne ; nul ne peut savoir si la sienne mène au but. Cependant nous voulons tout pénétrer, tout connoître. La seule chose que nous ne savons point, est d'ignorer ce que nous ne pouvons savoir. Nous aimons mieux nous déterminer au hasard, et croire ce qui n'est pas, que d'avouer qu'aucun de nous ne peut voir ce qui est. Petite partie d'un grand tout dont les bornes nous échappent, et que son auteur livre à nos folles disputes, nous sommes assez vains pour vouloir décider ce qu'est ce tout en lui-même, et ce que nous sommes par rapport à lui.

Quand les philosophes seroient en état de découvrir la vérité, qui d'entre eux prendroit intérêt à elle? Chacun sait bien que son système n'est pas mieux fondé que les autres; mais il le soutient parce

qu'il est à lui. Il n'y en a pas un seul qui, venant à connoître le vrai et le faux, ne préférât le mensonge qu'il a trouvé à la vérité découverte par un autre. Où est le philosophe qui, pour sa gloire, ne tromperoit pas volontiers le genre humain? Où est celui qui, dans le secret de son cœur, se propose un autre objet que de se distinguer? Pourvu qu'il s'élève audessus du vulgaire, pourvu qu'il efface l'éclat de ses concurrens, que demande-t-il de plus ? L'essentiel est de penser autrement que les autres. Chez les croyans il est athée, chez les athées il seroit croyant.

Le premier fruit que je tirai de ces réflexions fut d'apprendre à borner mes recherches à ce qui m'intéressoit immédiatement, à me reposer dans une profonde ignorance sur tout le reste, et à ne m'inquiéter, jusqu'au doute, que des choses qu'il m'importoit de savoir.

Je compris encore que, loin de me délivrer de mes doutes inutiles, les philosophes ne feroient que multiplier ceux qui me tourmentoient et n'en résoudroient aucun. Je pris donc un autre guide ; et je me dis: Consultons la lumière intérieure, elle m'égarera moins qu'ils ne m'égarent, ou, du moins, mon erreur sera la mienne, et je me dépraverai moins en suivant mes propres illusions, qu'en me livrant à leurs mensonges.

Alors, repassant dans mon esprit les diverses opinions qui m'avoient tour à tour entraîné depuis ma naissance, je vis que, bien qu'aucune d'elles ne fût

assez évidente pour produire immédiatement la conviction, elles avoient divers degrés de vraisemblance, et que l'assentiment intérieur s'y prêtoit ou s'y refusoit à différentes mesures. Sur cette première observation, comparant entre elles toutes ces différentes idées dans le silence des préjugés, je trouvai que la première et la plus commune étoit aussi la plus simple et la plus raisonnable, et qu'il ne lui manquoit, pour réunir tous les suffrages, que d'avoir été proposée la dernière. Imaginez tous vos philosophes anciens et modernes ayant d'abord épuisé leurs bizarres systèmes de forces, de chances, de fatalité, de nécessité, d'atomes, de monde animé, de matière vivante, de matérialisme de toute espèce, et, après eux tous, l'illustre Clarke (*) éclairant le monde, annonçant enfin l'Être des êtres et le dispensateur des choses. Avec quelle universelle admiration, avec quel applaudissement unanime, n'eût point été reçu ce nouveau système, si grand, si consolant, si sublime, si propre à élever l'âme, à donner une base à la vertu, et en même temps si frappant,

(*) Célèbre théologien anglois, mort en 1729. Parmi tous ses ouvrages on distingue principalement ses sermons, au nombre de seize, dont les huit premiers sont sur l'existence et les attributs de Dieu, et les huit autres sur les preuves de la religion naturelle et de la religion révélée. Ces discours sont regardés comme la plus belle et la plus forte démonstration qui ait jamais été faite de l'existence de Dieu. Ricotier les a traduits en françois. (Amsterdam, 1721, 3 vol. in-8°.) L'édition d'Avignon, 1726, 3 vol. in-12, est plus complète.

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