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hommes en place, le porta à fe lier avec moi, pour engager madame la margrave de Bareith à s'en remettre à lui, et à lui confier les intérêts du roi fon frère. Il voulait réconcilier le roi de Pruffe avec

le roi de France, et croyait procurer la paix. Il n'était pas bien difficile de porter madame de Bareith et le roi fon frère à cette négociation; je m'en chargeai avec d'autant plus de plaifir que je voyais très-bien qu'elle ne réuffirait pas.

Madame la margrave de Bareith écrivit de la part du roi fon frère. C'était par moi que paffaient les lettres de cette princeffe et du cardinal: j'avais en fecret la fatisfaction d'être l'entremetteur de cette grande affaire, et peut-être encore un autre plaisir, celui de fentir que mon cardinal fe préparait un grand dégoût. Il écrivit une belle lettre au roi en lui envoyant celle de la margrave; mais il fut tout étonné que le roi lui répondît affez sèchement que le fecrétaire d'Etat des affaires étrangères l'inftruirait de fes intentions.

En effet l'abbé de Bernis dicta au cardinal la réponse qu'il devait faire cette réponse était un refus net d'entrer en négociation. Il fut obligé de figner le modèle de la lettre que lui envoyait l'abbé de Bernis; il m'envoya cette trifte lettre qui finiffait tout; et il en mourut de chagrin au bout de quinze jours.

Je n'ai jamais trop conçu comment on meurt de chagrin, et comment des miniftres et de vieux cardinaux, qui ont l'ame fi dure, ont pourtant affez de fenfibilité pour être frappés à mort pour un petit dégoût mon deffein avait été de me moquer de lui, de le mortifier, et non pas de le faire mourir.

Il y avait une espèce de grandeur dans le ministère de France à refufer la paix au roi de Pruffe, après avoir été battu et humilié par lui; il y avait de la fidélité et bien de la bonté de fe facrifier encore pour la maifon d'Autriche: ces vertus furent long-temps mal récompensées par la fortune.

Les Hanovriens, les Brunfwikois, les Heffois furent moins fidelles à leurs traités, et s'en trouvèrent mieux. Ils avaient ftipulé avec le maréchal de Richelieu qu'ils ne ferviraient plus contre nous; qu'ils repafferaient l'Elbe, au-delà duquel on les avait renvoyés; ils rompirent leur marché des Fourches Caudines, dès qu'ils furent que nous avions été battus à Rosbac. L'indifcipline, la défertion, les maladies détruifirent notre armée, et le résultat de toutes nos opérations fut, au printemps de 1758, d'avoir perdu trois cents millions et cinquante mille hommes en Allemagne pour Marie-Thérèfe, comme nous avions fait dans la guerre de 1741 en combattant contre elle.

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Le roi de Pruffe qui avait battu notre armée dans la Turinge à Rosbac, s'en alla combattre l'armée autrichienne à foixante lieues de là. Les Français pouvaient encore entrer en Saxe, les vainqueurs marchaient ailleurs; rien n'aurait arrêté les Français; mais ils avaient jeté leurs armes, perdu leur canon, leurs munitions, leurs vivres, et furtout la tête. Ils s'éparpillèrent. On raffembla leurs débris difficilement. Frédéric, au bout d'un mois, remporte à pareil jour une victoire plus fignalée et plus difputée fur l'armée d'Autriche, auprès de Breflau; il reprend Breflau, il y fait quinze mille prisonniers; le reste

de la Siléfie rentre fous fes lois : Guftave-Adolphe n'avait pas fait de fi grandes choses. Il fallut bien alors lui pardonner fes vers, fes plaifanteries, fes petites malices, et même fes péchés contre le fexe féminin. Tous les défauts de l'homme difparurent devant la gloire du héros.

Aux Délices, 6 de novembre 1759.

J'avais laiffé là mes mémoires, les croyant auffi inutiles que les lettres de Bayle à madame fa chère mère, et que la vie de Saint-Evremont écrite par des Maifeaux, et que celle de l'abbé de Mongon écrite par lui-même : mais bien des chofes qui me paraiffent ou neuves ou plaifantes me ramènent au ridicule de parler de moi à moi-même.

Je vois de mes fenêtres la ville où régnait Jean Chauvin, le picard, dit Calvin, et la place où il fit brûler Servet pour le bien de fon ame. Prefque tous les prêtres de ce pays-ci penfent aujourd'hui comme Servet, et vont même plus loin que lui. Ils ne croient point du tout Jefus-Chrift DIEU; et ces Meffieurs qui ont fait autrefois main baffe fur le purgatoire fe font humanifés jufqu'à faire grâce aux ames qui font en enfer. Ils prétendent que leurs peines ne feront point éternelles, que Thésée ne fera pas toujours dans fon fauteuil, que Sisyphe ne roulera pas toujours fon rocher: ainfi, de l'enfer auquel ils ne croient plus, ils ont fait le purgatoire auquel ils ne croyaient pas. C'eft une affez jolie révolution dans l'hiftoire de l'efprit humain. Il y avait là de quoi fe couper la gorge, allumer des buchers, faire des Saint-Barthelemi; cependant on ne s'eft pas

même dit d'injures, tant les mœurs font changées. Il n'y a que moi à qui un de ces prédicans en ait dit, parce que j'avais ofé avancer que le picard Calvin était un efprit dur qui avait fait brûler Servet fort mal à propos. Admirez, je vous prie, les contradictions de ce monde. Voilà des gens qui font prefque ouvertement sectateurs de Servet, et qui m'injurient pour avoir trouvé mauvais que Calvin l'ait fait brûler à petit feu avec des fagots verts.

Ils ont voulu me prouver en forme que Calvin était un bon homme; ils ont prié le confeil de Genève de leur communiquer les pièces du procès de Servet: le confeil plus fage qu'eux les a refufées; il ne leur a pas été permis d'écrire contre moi dans Genève. Je regarde ce petit triomphe comme le plus bel exemple des progrès de la raifon dans ce fiècle.

La philofophie a remporté encore une plus grande victoire fur fes ennemis à Laufane. Quelques miniftres s'étaient avifés dans ce pays-là de compiler je ne fais quel mauvais livre contre moi, pour l'honneur, disaient-ils, de la religion chrétienne. J'ai trouvé fans peine le moyen de faire faifir les exemplaires, et de les fupprimer par autorité du magistrat : c'eft peut-être la première fois qu'on ait forcé des théologiens à fe taire, et à respecter un philofophe. Jugez fi je ne dois pas aimer paffionnément ce pays-ci. Etres penfans, je vous avertis qu'il eft très-agréable de vivre dans une république aux chefs de laquelle on peut dire : venez demain dîner chez moi. Cependant je ne me fuis pas encore trouvé affez libre; et ce qui eft, à mon gré, digne de quelque attention, c'eft que, pour l'être parfaitement, j'ai acheté des

terres en France. Il y en avait deux à ma bienséance à une lieue de Genève, qui avaient joui autrefois de tous les priviléges de cette ville. J'ai eu le bonheur d'obtenir du roi un brevet par lequel ces priviléges me font confervés. Enfin j'ai tellement arrangé ma deftinée que je me trouve indépendant à la fois en Suiffe, fur le territoire de Genève et en France.

J'entends parler beaucoup de liberté, mais je ne crois pas qu'il y ait eu en Europe un particulier qui s'en foit fait une comme la mienne. Suivra mon exemple qui voudra ou qui pourra.

Je ne pouvais certainement mieux prendre mon temps pour chercher cette liberté et le repos loin de Paris. On y était alors auffi fou et auffi acharné dans des querelles puériles que du temps de la fronde; il n'y manquait que la guerre civile; mais comme Paris n'avait ni un roi des halles, tel que le duc de Beaufort, ni un coadjuteur donnant la bénédiction avec un poignard, il n'y eut que des tracafferies civiles elles avaient commencé par des billets de banque pour l'autre monde, inventés, comme j'ai déjà dit, par l'archevêque de Paris Beaumont, homme opiniâtre, fefant le mal de tout fon cœur par excès de zèle, un fou férieux, un vrai faint dans le goût de Thomas de Cantorbéri. La querelle s'échauffa pour une place à l'hôpital, à laquelle le parlement de Paris prétendait nommer, et que l'archevêque réputait place facrée, dépendante uniquement de l'Eglife. Tout Paris prit parti; les petites factions janféniste et molinifte ne s'épargnèrent pas; le roi les voulut traiter comme on fait quelquefois les gens qui fe battent dans la rue; on leur jette des feaux d'eau

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