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les opinions établies fur le mérite d'un orateur ou d'un poëte; cette fureur avec laquelle le public pourfuit ceux qui osent, sur les objets même les plus indifférens, ne penfer que d'après eux-mêmes; on ferait tenté de croire que l'homme eft intolérant par fa nature. L'efprit, le génie, la raison, ne garantissent pas toujours de ce malheur. Il est bien peu d'hommes qui n'aient pas en fecret quelques idoles dont ils ne voient point de fang froid qu'on ofe affaiblir ou détruire le culte.

Dans le grand nombre, ce fentiment a pour origine l'orgueil et l'envie. On regarde, comme affectant fur nous une fupériorité qui nous bleffe, l'écrivain qui, en critiquant ceux que nous admirons, a l'air de fe croire fupérieur à eux, et dès-lors à nous-mêmes. On craint qu'en abattant la ftatue de l'homme qui n'est plus, il ne prétende élever à sa place celle d'un homme vivant dont la gloire est toujours un spectacle affligeant pour la médiocrité. Mais fi des efprits fupérieurs s'abandonnent à cette espèce d'intolérance, cette faibleffe excufable et paffagère, née de la paresse et de l'habitude, cède bientôt à la vérité, et ne produit ni l'injustice ni la perfécution.

Dans fa retraite, Voltaire avait conçu l'heureux projet de faire connaître à fa nation la philofophie, la littérature, les opinions, les fectes de l'Angleterre; et il fit fes Lettres fur les Anglais (*). Newton, dont on ne connaissait en France ni les opinions philofophiques, ni le fyftême du monde, ni presque

(*) La matière de ces lettres eft répandue, fous d'autres titres, dans les Oeuvres, et principalement dans le Dictionnaire philofophique.

même les expériences fur la lumière; Locke, dont le livre traduit en français, n'avait été lu que par un petit nombre de philofophes; Bacon, qui n'était célèbre que comme chancelier; Shakespeare, dont le génie et les fautes groffières font un phénomène dans l'hiftoire de la littérature; Congrève, Wicherley, Addiffon, Pope, dont les noms étaient presque inconnus même de nos gens de lettres ; ces quakers fanatiques, fans être perfécuteurs, infenfés dans leur dévotion, mais les plus raisonnables des chrétiens dans leur croyance et dans leur morale, ridicules aux yeux du refte des hommes pour avoir outré deux vertus, l'amour de la paix et celui de l'égalité; les autres fectes qui fe partageaient l'Angleterre ; l'influence qu'un esprit général de liberté y exerce fur la littérature, fur la philofophie, fur les arts, fur les opinions, fur les mœurs; l'hiftoire de l'insertion de la petite vérole, reçue presque fans obstacle, et examinée fans prévention, malgré la fingularité et la nouveauté de cette pratique: tels furent les objets principaux traités dans cet ouvrage.

Fontenelle avait le premier fait parler, à la raison et à la philofophie, un langage agréable et piquant; il avait fu répandre fur les fciences la lumière d'une philofophie toujours fage, fouvent fine, quelquefois profonde: dans les Lettres de Voltaire, on trouve le mérite de Fontenelle avec plus de goût, de naturel, de hardieffe et de gaieté. Un vieil attachement aux erreurs de Defcartes n'y vient pas répandre fur la vérité des ombres qui la cachent ou la défigurent. C'eft la logique et la plaifanterie des Provinciales, mais s'exerçant fur de plus grands

objets, n'étant jamais corrompues par un vernis de dévotion monacale.

Cet ouvrage

fut parmi nous l'époque d'une révolution; il commença à y faire naître le goût de la philofophie et de la littérature anglaise; à nous inté→ reffer aux mœurs, à la politique, aux connaiffances commerciales de ce peuple; à répandre fa langue parmi nous. Depuis, un engouement puéril a pris la place de l'ancienne indifférence; et, par une fingularité remarquable, Voltaire a eu encore la gloire de le combattre et d'en diminuer l'influence.

Il nous avait appris à fentir le mérite de Shakespeare, et à regarder fon théâtre comme une mine d'où nos poëtes pourraient tirer des tréfors; et lorfqu'un ridicule enthousiasme a présenté comme un modèle à la nation de Racine et de Voltaire, ce poëte éloquent, mais fauvage et bizarre, et a voulu nous donner pour des tableaux énergiques et vrais de la nature, fes toiles chargées de compofitions abfurdes, et de caricatures dégoûtantes et groffières, Voltaire a défendu la cause du goût et de la raison. Il nous avait reproché la trop grande timidité de notre théâtre; il fut obligé de nous reprocher d'y vouloir porter la licence barbare du théâtre anglais.

La publication de ces Lettres excita une perfécution dont, en les lifant aujourd'hui, on aurait peine à concevoir l'acharnement; mais il y combattait les idées innées ; et les docteurs croyaient alors que, s'ils n'avaient point d'idées innées, il n'y aurait pas de caractères affez fenfibles pour diftinguer leur ame de celle des bêtes. D'ailleurs il y foutenait avec Locke, qu'il n'était pas rigoureusement

prouvé que DIEU n'aurait pas le pouvoir, s'il le voulait abfolument, de donner à un élément de la matière la faculté de penfer; et c'était aller contre le privilege des théologiens qui prétendent favoir à point nommé, et favoir feuls, tout ce que DIEU a pensé, tout ce qu'il a fait ou pu faire, depuis et même avant le commencement du monde.

Enfin il y examinait quelques paffages des Penfées de Pafcal, ouvrage que les jéfuites même étaient obligés de refpecter malgré eux, comme ceux de St Auguftin; on fut fcandalifé de voir un poëte, un laïque, ofer juger Pafcal. Il femblait qu'attaquer le feul des défenfeurs de la religion chrétienne qui eût auprès des gens du monde la réputation d'un grandhomme, c'était attaquer la religion même, et que fes preuves feraient affaiblies fi le géomètre, qui avait promis de fe confacrer à fa défense, était convaincu d'avoir fouvent mal raisonné.

Le clergé demanda la fuppreffion des Lettres fur les Anglais, et l'obtint par un arrêt du confeil. Ces arrêts fe donnent fans examen, comme une espèce de dédommagement du fubfide que le gouvernement obtient des affemblées du clergé, et une récompense de leur facilité à l'accorder. Les miniftres oublient que l'intérêt de la puiffance féculière n'eft pas de maintenir, mais de laiffer détruire, par les progrès de la raison, l'empire dont les prêtres ont fi longtemps abusé avec tant de barbarie; et qu'il n'eft pas d'une bonne politique d'acheter la paix de fes ennemis, en leur facrifiant fes défenfeurs.

Le parlement brûla le livre, fuivant un usage jadis inventé par Tibère, et devenu ridicule depuis

l'invention de l'imprimerie; mais il eft des gens auxquels il faut plus de trois fiècles pour commencer à s'apercevoir d'une absurdité.

Toute cette perfécution s'exerçait dans le temps même où les miracles du diacre Pâris et ceux du père Girard couvraient les deux partis de ridicule et d'opprobre. Il était jufte qu'ils fe réuniffent contre un homme qui ofait prêcher la raison. On alla jufqu'à ordonner des informations contre l'auteur des Lettres philofophiques. Le garde des fceaux fit exiler Voltaire qui, alors absent, fut averti à temps, évita les gens envoyés pour le conduire au lieu de fon exil, et aima mieux combattre de loin et d'un lieu sûr. Ses amis prouvèrent qu'il n'avait pas manqué à fa promeffe de ne point publier fes Lettres en France, et qu'elles n'avaient paru que par l'infidélité d'un relieur. Heureufement le garde des fceaux était plus zélé pour fon autorité que pour la religion, et beaucoup plus miniftre que dévot. L'orage s'apaifa, et Voltaire eut la permiffion de reparaître à Paris.

Le calme ne dura qu'un inftant. L'Epître à Uranie, jufqu'alors renfermée dans le fecret, fut imprimée ; et, pour échapper à une perfécution nouvelle, Voltaire fut obligé de la défavouer et de l'attribuer à l'abbé de Chaulieu, mort depuis plufieurs années. Cette imputation lui fefait honneur comme poëte, fans nuire à fa réputation de chrétien. (*)

La néceffité de mentir pour défavouer un ouvrage, eft une extrémité qui répugne également à la conscience et à la nobleffe du caractère; mais le crime

(*) Voyez les Oeuvres de Chaulieu.

est

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